Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Légende hongroise
La belle Edwige, la fille aînée de la reine Gudule, était fiancée depuis deux mois au fameux chasseur Burckart le Noir, celui qui faisait pâlir d’effroi toutes les jeunes filles et pâlir d’envie tous les jeunes seigneurs. Les noces de la belle Edwige devaient être des noces mémorables, tous les seigneurs des environs et tous les châtelains du comté de Clarck préparaient leurs plus beaux atours pour se montrer à la fête nuptiale de leur princesse ! Tous voulaient lui offrir un souvenir et bientôt les portes du château de Clarck s’ouvrirent devant de splendides parures et de merveilleux meubles !… Pendant ce temps, que faisait la fiancée ?
Edwige pleurait ; car, si son corps était promis, son cœur appartenait déjà à un autre, au blond troubadour Alain de Transval ! ce français à la voix douce, au parler tendre ! Edwige l’avait aimé en l’entendant chanter ! Et ce doux poète lui donna sa foi par un soir de décembre où leurs deux montures, allant à égale vitesse, avaient pu dépasser les chasseurs. « … Je ne serai qu’à vous », murmura la belle Edwige. Mais les filles de sang royal doivent leur vie au pays qui les a vues naître. Le roi Kami lui ordonna d’accepter les hommages de Burckart, héritier d’une grande et noble famille. Edwige pleura et se soumit !… Alain de Transval mourut, le lendemain des fiançailles d’Edwige, accidentellement en se baignant… On retrouva son corps quelques jours après : il tenait dans ses mains une boucle de cheveux bruns…
— Que pourrai-je bien donner à ma nièce pour ses noces ?…
Ainsi parlait la comtesse Katinka. Enfin, après avoir cherché longtemps, elle s’arrêta à l’idée de lui faire tisser un drap pour le jour solennel : un drap tout en or. Elle prit donc dix boisseaux d’or et s’en vint dans la montagne chercher la vieille Mulgai, renommée pour sa merveilleuse manière de filer, mais redoutée, car elle était un peu sorcière. La comtesse, en entrant dans la chaumière de Mulgai, s’écria :
— Voici dix boisseaux d’or ; fais-les fondre et file-moi pour les noces de ma nièce Edwige le plus beau fil d’or du monde !… On lui en fera son drap de noces !…
— Je suis bien vieille, répondit Mulgai ; mais pour la douce Edwige, je ferai de mon mieux.
Et la comtesse partit toute ravie ! Mais voilà qu’en filant son or, Mulgai entendit le fil d’or lui dire :
— Laisse-nous, laisse-nous, Mulgai ! nous sommes couleur du soleil, de l’astre radieux, nous sommes pour célébrer la joie, le bonheur ; laisse-nous, Mulgai !…
Et, comme celle-ci continuait à filer,… les fils d’or se brisèrent !… et, dans la chambre de la vieille, ce fut comme un rayon de soleil.
Alors la vieille sorcière alla trouver la comtesse Katinka, et lui avoua qu’elle ne pouvait filer l’or.
— Qu’à cela ne tienne, répondit la comtesse. Rends-moi les dix boisseaux d’or et prends en place ces dix boisseaux d’argent.
Mulgai n’avait pas filé la moitié de sa quenouille que le fil d’argent se prit à lui dire :
— Laisse-moi, Mulgai ! laisse-moi, car ma couleur est celle de Phœbé, de l’astre radieux qui écoute les serments des amants. Non, je ne puis servir à tisser le drap de la brune Edwige !… Laisse-moi, Mulgai, ma couleur est trop joyeuse !…
La sorcière ne voulut pas écouter ce que lui disait le fil d’argent,.. Alors, il se brisa…
Et, dans la chambre de la vieille, ce fut comme un grand rayon de lune…
Mulgai courut de nouveau prévenir la comtesse Katinka de ce qui lui advenait.
— Ah ! dit-elle, madame, il va certainement arriver un grand malheur à la princesse Edwige ! Je ne puis filer ni l’or ni l’argent.
— Qu’importe ! dit la comtesse, il ne faut pas être superstitieuse comme cela ! File du lin bien beau et bien blanc. Je lui en ferai tisser un drap qui fera rougir de honte la neige.
Or, comme la vieille filait le lin, celui-ci se prit à chanter, sous, ses doigts tremblants, le triste et cruel chant du De profundis !… Elle s’arrêta, frissonnante !…
— Prends-moi, lui dit le fil de lin, prends-moi, car la douce Edwige repose !… Elle dort du lourd sommeil : Je serai son linceul !…
Quand la comtesse Katinka vint apporter le drap nuptial à la belle Edwige, elle trouva la cour en désolation, car, la veille de ses noces, la princesse avait disparu et l’on venait de retrouver son corps parmi les roseaux, serrant dans ses blanches mains une boucle de cheveux blonds.
De tous les cadeaux envoyés pour les noces de la princesse, ce fut celui de la comtesse Katinka qui servit seul, car il servit de suaire à la douce Edwige. Le soir on exposa son corps dans une chapelle ardente, et la lune, traversant de ses rayons argentés les sombres vitraux, vint former une auréole au pâle visage d’Edwige… car elle ne fut pas parjure !