Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Au Gré de l’Onde

Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 3-13).
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AU GRÉ DE L’ONDE




I


Mon plus grand plaisir était d’aller, tous les matins, lire quelques pages de l’Art d’aimer d’Ovide, sur les rives ombreuses de la Reliane, affluent du Cher.

J’en aurais eu un plus grand encore à mettre en pratique cet art divin avec la blonde Jeanne, la fille du meunier de Frépignon, mais la mutine déjouait toutes mes tentatives avec un air candide où il entrait certainement plus de science féminine que d’innocence.

Obligé de m’en tenir provisoirement à la théorie, bien loin d’abandonner la partie, je n’en faisais que plus assidûment, tous les jours, ma promenade matinale jusqu’aux abords du moulin, en compagnie de mon poète favori, que je consultais comme un oracle.

À science, science et demie. Ovide est un maître expert en ces matières, et j’étais — je suis toujours — un de ses plus ardents disciples. Nul n’a mieux exposé les principes de la stratégie amoureuse, de l’attaque et de la défense des places… faibles. « Toutes sont faibles ! dit-il. Si elles font mine de résister, temporisez, comme le prudent Fabius. Guettez une occasion, et tôt ou tard, le hasard et l’amour vous feront arriver à vos fins. »

Je temporisais donc et je guettais.


II


C’était par une splendide fin d’été.

Les matinées étaient délicieuses.

Dès l’aube, je me mettais en campagne. Je prenais plaisir à voir les objets se dessiner et se colorer peu à peu à travers la lumière diffuse.

La rosée bleuissait la surface des prairies. Pour les éviter, je faisais un détour, et gagnais le bord de la Reliane en descendant le long de pentes boisées.

Sous le couvert, régnaient une fraîcheur humide, pénétrante, un silence profond, un faux-jour mêlé d’ombre. Déjà quelques feuilles jaunies jonchaient le sol, où mes pas éveillaient d’étranges sonorités.

Au premier rayon de soleil, tout se transfigurait. La feuillée, jusqu’alors d’un gris uniforme, se chamarrait de milles teintes variées. Des faisceaux lumineux la trouaient çà et là, zébrant le sol de longues traînées blanchâtres. Tout s’animait. Les oiseaux, au réveil, épluchaient leurs ailes en pépiant ; un écureuil, perché en équilibre sur la branche flexible d’un noisetier, laissait choir avec bruit des épluchures vides des fruits qu’il grignotait, un lézard s’enfuyait sous les feuilles sèches frissonnantes ; de brillants insectes carnassiers rôdaient çà et là en quête d’une proie.

Bientôt le voisinage de la Reliane s’annonçait par la molle rumeur des ondes. Les bruits de grelots des ruisselets se mêlaient aux chuchotements des cascades et aux murmures confus des vagues refoulées.

Aux sentiers moussus faisait suite une grève de sables micacés. C’est là que j’ouvrais mon livre, à l’ombre des aulnes et des charmes, disant à demi-voix les vers suaves du poète des Amours, bercé par le ramage des fauvettes et des mésanges, et pensant à Jeanne que j’espérais entrevoir en arrivant près du moulin.


III


Un jour, au bord de la Reliane, j’aperçus une barque de pêcheur, retenue à la branche d’un aulne par une simple cordelette.

Sans me donner le temps de la réflexion, je montai dans la barque et détachai la corde.

La nacelle, — comme disent les poètes, — dériva aussitôt, s’éloigna du bord et suivit le fil de l’eau.

Alors seulement, en batelier novice,

Qui n’avait jamais navigué,


je m’aperçus que mon embarcation était dépourvue d’avirons.

Je mesurai d’un regard inquiet la distance qui me séparait du rivage. La Reliane, en cet endroit, était fort large, et la transparence de ses eaux me permit de constater qu’elle était en même temps très profonde. Or, je ne sais pas nager. Je regardai en amont, en aval. Personne ! Pas une seule branche miséricordieusement penchée en travers du courant à portée de ma main.

Le soleil dorait le feuillage, les oiseaux chantaient à tue-tête ; d’une rive à l’autre, des salicaires aux cardamines, voletaient sur leurs ailes de gaze, en décrivant mille circuits capricieux, agrions et libellules.

Et le flot m’emportait, lentement, lentement, — berceur, caressant, murmurant je ne sais quelles rassurantes promesses.



IV


— Tiens ! tiens ! pensai-je. Le courant m’entraîne droit à la chute d’eau du moulin. Si je ne trouve pas préalablement le moyen de mettre pied à terre, dans deux heures environ, je ferai un plongeon héroïque ou ridicule.

« J’aimerais mieux débarquer. Mais… comment ?

« Espérons que les gens du moulin m’apercevront à temps pour s’opposer à la catastrophe. Quant à appeler à l’aide,… jamais !… Je me couvrirais de ridicule aux yeux de Jeanne, et il me faudrait dire adieu à mes espérances amoureuses. Plutôt mourir dans les flots de la Reliane !

Ces réflexions faites, et après m’être assuré de nouveau qu’aucune chance de débarquement ne m’était offerte pour le moment, je me mis à contempler avec intérêt les évolutions des libellules au-dessus des eaux transparentes.

Cette navigation à la dérive n’était pas sans charme. La barque, tournant lentement sur elle-même, présentait à l’effort du courant, tantôt l’avant, tantôt l’arrière, tantôt les flancs, et le paysage se déplaçait circulairement sous mes yeux.

Vus de la Reliane, les rivages revêtaient pour moi un aspect tout nouveau. Leur relief se dessinait mieux ; mille détails, jusqu’alors inaperçus, se révélaient à l’œil. L’onde avait fouillé la berge de la façon la plus capricieuse. Ici, la nappe d’eau dormait paisiblement sur une plage de sable fin ; là, des roches en saillie contrariaient son cours et la couvraient de rides circulaires ; plus loin, une végétation touffue oscillait sous la poussée du courant ; par places, la rive, minée par les eaux, s’était éboulée, et montrait une blessure béante hérissée de racines chevelues.

Dans une anse, les lentilles d’eau et les nénuphars s’étalaient sur un vaste espace. Des grenouilles grises et vertes, aux yeux cerclés d’or, y somnolaient béatement. Le glissement silencieux du bateau ne troubla pas leur quiétude.

Combien j’enviais leur paisible sécurité !

Toutefois, le mouvement de mon embarcation se faisait de plus en plus lent, et il vint un moment où son déplacement fut si insensible, qu’elle me parut immobile au milieu de la rivière.

Je profitai de cet arrêt pour m’étendre de tout mon long sur le dos, au fond de la barque, afin de pouvoir rêvasser à mon aise.



V


Au-dessus de ma tête se rejoignaient les branches des arbres qui s’élevaient sur les deux rives : quelques chênes, des ormes, des châtaigniers, des aulnes, des charmes, des saules, et d’innombrables peupliers.

Au haut de ces derniers, parmi les feuilles vertes ou jaunissantes, apparaissaient comme des taches noires. C’étaient des nids de pies, formés d’un lacis de menues branches sèches.

Plus bas, dans la sombre et épaisse ramure des ormes, des centaines d’oiseaux gazouillaient à qui mieux mieux. Ils réapparaissaient comme des ombres chinoises, sautant de branche en branche, voletant çà et là, se poursuivant, parfois se chamaillant avec colère.

Soudain, je dus fermer les yeux.

Par une éclaircie du feuillage, un rayon de soleil m’avait ébloui.

Pour obvier au retour de semblable inconvénient, que l’écartement croissant des rives rendait probable, je fis une demi-révolution sur moi-même, et, appuyé sur mes coudes, j’eus le plaisir de me mirer dans la Reliane.

Je ne m’absorbai pas, comme Narcisse, dans cette vaniteuse contemplation. L’onde était si transparente, que les détails du fond attirèrent aussitôt mon attention.

C’était un lit de sable fin, marqueté de cailloux blancs. D’élégantes plantes aquatiques y emmêlaient leurs longues tiges effilées, qui se balançaient mollement aux moindres ondulations de la vague !

De petits poissons gris, brillants, au ventre argenté, se faufilaient à travers ce lacis de végétation, allant, venant, tournoyant, happant une proie invisible pour moi, se disputant quelque débris d’insecte, s’élevant vers la surface, plongeant vers le fond, puis filant tout à coup à la moindre apparence suspecte.

Des êtres bizarres rampaient sur le sable : larves informes de friganes, enveloppées d’un fourreau de débris végétaux ou de grains de sable ; larves carnassières de libellules, aux formes diaboliques, n’annonçant en rien le gracieux névroptère auquel elles donnent naissance ; nèpes cendrées, aplaties contre le sol.

Lorsqu’un rayon de soleil pénétrait jusque dans ces profondeurs, il y allumait mille reflets merveilleux. Le sable s’irisait, les algues prenaient une teinte dorée, les poissons sautillaient avec des scintillements métalliques, et les monstres rampants eux-mêmes s’agitaient avec plus de vivacité.

Bientôt, je fus tellement absorbé par ce spectacle que j’oubliai complètement où j’étais. Ma pensée vaguait je ne sais où, tandis que mes yeux se repaissaient de la fantasmagorie aquatique, des jeux de la lumière, et des évolutions des hôtes de la Reliane.



VI


Un éclat de rire cristallin me tira brusquement de ma rêverie.

Je me redressai, et une vision céleste me fît oublier le reste de l’univers.

C’était Jeanne, debout sur la rive, dans un rayon de soleil. Ses magnifiques cheveux dorés s’échappaient en boucles folles de dessous sa capeline rouge, encadrant à ravir sa mignonne figure rosée, étoilée par ses yeux bleus.

Comme elle était gracieuse avec son corsage de futaine et son jupon court.

Et rieuse !…

Cela l’amusait évidemment beaucoup de me voir « le jouet des éléments ».

Combien je maudissais ma maladroite étourderie !

Si, au lieu de m’embarquer, j’avais suivi tranquillement la rive, j’aurais rencontré Jeanne, venue peut-être là intentionnellement, pour m’encourager un peu, — et je n’étais pas homme à négliger pareil avantage ; — tandis que maintenant la malicieuse enfant pouvait me narguer tout à son aise, hors de portée de mes audaces.

— Eh bien ! fit-elle avec d’autant plus de hardiesse que j’étais plus inoffensif… Vous ne m’offrez pas une place dans votre barque ?

— Ne raillez pas, Jeanne ! répondis-je…C’est encore vous qui m’avez fait faire cette folie.

— Moi ?…

— Oui, vous ! Votre image me poursuit sans cesse, m’absorbe tout entier, et, dans ma distraction…

Je vis qu’elle allait rire plus que jamais.

— Ovide, inspire-moi ! murmurai-je.

Et il m’inspira le divin poète, une idée géniale.

— D’ailleurs, repris-je, ne croyez pas que ce soit tout à fait par distraction que je me suis embarqué sans avirons… Votre indifférence à mon égard me remplit de chagrin, et je me suis dit, en détachant cette barque : « À tout hasard !… Si je meurs dans cette aventure, ce sera près de l’endroit où vit Jeanne, et peut-être pensera-t-elle quelquefois à moi ! »

Elle me regardait, sérieuse, étonnée, cherchant à deviner le sens de mes paroles.

Soudain, elle pâlit et poussa un cri :

— C’est vrai ! La chute d’eau !

Et je la vis s’enfuir rapidement du côté du moulin, ses longs cheveux flottant derrière elle, sous la capeline rouge.

— Agréable émotion ! pensai-je en souriant. Je ne lui suis donc pas tout à fait indifférent… L’important, c’est que je ne ferai pas le plongeon. Elle est allé chercher du secours.



VII


Il était temps, d’ailleurs.

J’entendais, dans le lointain, le grondement sonore de la chute d’eau. La rivière s’élargissait notablement et le courant devenait plus rapide.

Je sondais du regard les éclaircies de la forêt, m’attendant d’un moment à l’autre, à voir paraître les gens du moulin.

Soudain, un objet mouvant attira mon attention en aval du courant. Puis se dessina une forme humaine manœuvrant une barque. Un rayon de soleil l’éclaira vivement, et un reflet rouge frappa mon regard : la capeline de Jeanne.

C’était elle, la chère enfant, qui venait seule à mon secours. Elle conduisait sa barque, beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire moi-même, à l’aide d’une longue perche qu’elle appuyait contre le fond de la Reliane. J’admirais sa taille souple, ronde et cambrée, sa jambe fine arc-boutée contre le bord du bateau, ses petites mains blanches crispée : autour de la perche.

Elle arriva bientôt tout près de moi, et s’arrêta, haletante, les yeux brillants, le visage rouge, les cheveux en désordre, belle comme un ange.

— Jetez-moi la corde ! dit-elle moitié souriante, moitié fâchée.

J’obéis. Elle attacha l’une à l’autre les deux embarcations, puis, ressaisissant sa perche, les poussa de conserve vers le rivage.

Ce fut avec un véritable soulagement que je sautai à terre et que j’aidai Jeanne à descendre, après qu’elle eût attaché les barques à une branche.

Je ne lâchai pas sa main, mais la couvris de baisers en murmurant :

— Ah ! Jeanne ! laissez-moi vous remercier !

— J’espère, dit-elle, que vous ne ferez plus pareille folie. Il faut ramener cette barque où vous l’avez prise, et moi je vais rentrer.

Avant qu’il m’eût été possible de m’opposer à son mouvement, elle m’échappa, sauta vivement dans sa barque, la détacha, et poussa au large.

— À demain ! fit-elle avec un divin sourire. Vous me retrouverez au même endroit. Mais ne venez plus en bateau.