Anthinea/01/03
LA NAISSANCE DE LA RAISON Notes du Musée britannique
I
Des sept merveilles du monde antique, quatre ont péri ou n’ont laissé que des débris informes ; une, la grande Pyramide, résiste aux moyens de transfert : mais les deux autres sont à Londres ; les Anglais n’ont pas manqué de les confisquer. Toutes les deux se trouvent au musée Britannique : une galerie enveloppe ce qui reste du Mausolée, les statues de l’inconsolable Artémise et de son époux, une des colossales roues de pierre qui tenaient au char de Mausole, des chevaux, des lions et les piliers énormes qui supportaient le faîte du monument ; une autre salle nous conserve des débris importants du temple de la grande Diane des Éphésiens, massives colonnes doriques sur piédestaux à double étage couverts de sculptures de grandeur naturelle, ici d’un archaïsme à peu près voisin du barbare, et, plus bas, presque athéniennes par la pureté, la noblesse, l’aisance et la vive énergie.
Les Bretons ravisseurs ont donc couru dans tous les sens la patrie de notre art ; ils en ont fauché et pris le plus beau. Dès le seuil, j’ai du reconnaître dans la foule de ces captifs et de ces captives un compatriote enchaîné. Je veux parler du jeune athlète qui se tient à l’entrée du « first greco-roman saloon » et qui porte le numéro 600. C’est un jeune homme de marbre, nu, de corps ferme et robuste, qui passe pour une réplique (en ce cas, excellente), de l’athlète de Polyclète : il a été découvert en Provence, près de Vaison, dans le département de Vaucluse. Quel dieu méchant, ou quel concours de destinées fâcheuses ont conduit jusque-là, sous le ciel gris, dans l’air humide, cet éphèbe de notre sang ?
Mais son malheur me touche à peine. Il est ici des infortunes plus touchantes et de plus illustres douleurs. Une Aphrodite de la collection Tornley rappelle, par la disposition de son vêtement, le renflement suave des hanches et de la nuque, l’inclinaison de sa petite tête et la chevelure doucement ondulée la noble milienne du Louvre. Un discobole lui fait face, assez proche parent de celui de Myron… Dans la salle qui suit, quelques antiquités plus curieuses que belles seraient propres à nous consoler, en nous offrant une occasion nouvelle de railler le penchant des Anglais pour le bizarre si, au même lieu, d’autres pièces ne montraient un piquant et charmant alliage de l’étrange et d’un beau très pur. J’ai longtemps contemplé, mais moins en curieux qu’en amant, cette jeune greco-romaine à la chevelure ingénieusement travaillée, aux joues pleines et grasses, au cou voluptueux, à la gorge ronde et profonde sous une tunique découverte et demi-rompue ; son beau buste jaillit d’un calice de fleurs dont les pétales se renversent avant de le couvrir et de l’envelopper.
Art sensuel et dégénéré, je m’en doute bien, et qui ferait penser à nos pires inventions modernes, mais délicat, mais fin, et noble encore par ses souvenirs.
II
Pour les salles suivantes, toute critique du goût anglais devient chimérique. Notre petite salle grecque du Louvre contient quelques morceaux exquis dont nos voisins ont cru devoir acquérir les moulages. Nous avons la Vénus, nous avons la Victoire. Mais ici, les morceaux de maître, les pièces de premier intérêt font loi. Dans la salle archaïque, en particulier, si ennemi que l’on puisse être de l’archaïsme grec ou pseudo-grec, on ne peut être indifférent aux vestiges recollés du Monument des harpyes.
Il forme un bloc carré revêtu sur ses quatre faces de bas-reliefs. Les figures féminines qui y sont inscrites, rappellent, avec moins de fini dans la main-d’œuvre, moins de splendeur dans la matière, les prêtresses de marbre du premier Parthénon : fixe sourire éginétique, yeux longuement fendus en forme d’amande, bridés à la mongole, cheveux tressés avec minutie et tombant en flot hiératique sur le cou et sur les épaules, enfin colliers, bijoux, vains ornements de toute sorte… Mais l’action est originale ; des théories suppliantes se sont mises en marche vers les Divinités infernales. Assises tout droit sur leurs trônes, ces dernières jettent les yeux sur les offrandes apportées. Ce sont des fruits, des fleurs. J’ai distingué des roses, des pavots, des grenades. Ce sont encore des animaux domestiques, par exemple des coqs, l’oiseau cher à Hécate, ou même des casques de guerre et d’autres objets usuels.
Quelle put être l’intention des sculpteurs, je l’ignore ; s’ils ont voulu montrer des démarches propitiatoires», il ne semble pas qu’elles aient eu un grand succès près des déesses de l’Érèbe. En deux bas-reliefs sur quatre, des figures sinistres emportent les mortelles palpitantes et désolées. Je ne sais si ces monstres sont des harpyes ou des sirènes. Le tronc en forme d’outre est surmonté d’une figure de femme et pourvu d’une paire d’ailes. Ils s’emparent de leurs victimes en éclatant d’un rire qui découvre toutes leurs dents.
On reconnaît à vingt détails de ce singulier monument, d’un sens si profond et si vague, l’imagination de la Vie et de la Mort telle que devait la communiquer un jour à l’Europe et au reste du genre humain le mystique génie de Sem.
De la salle archaïque on peut entrer directement dans le dépôt des figures et figurines que lord Elgin a fait descendre des murailles du Parthénon. Mais il vaut mieux faire un détour pour traverser le vestibule où le nerveux et svelte Apollon de la collection Choiseul-Gouffier fait face à la plus belle Cérès qui soit au monde. Cette Cérès, on peut l’appeler Déméter, car elle est bien la mère grecque des semences, des moissons, la force natale des champs ; mais j’éprouve un plaisir particulier à la prier, selon ma coutume, en latin : sa chaste gravité, son attitude simple, l’austère forme de la coiffure, ce pan de voile ramené au-dessus de sa belle tête, me rappelle les traits des saintes matrones latines. Je lui chante tout bas les vers de Melœnis :
Celles du Latium et du pays sabin…
Un autre détour à travers les antiquités assyriennes permet de voir, soit la Chambre dite des Néréides (Victoires assez belles, palpitant sur les piédestaux), soit la salle de Phigalée, qui montre encastrés dans son mur d’admirables bas-reliefs funéraires, avec les moulages des deux meilleures pièces de cet ordre qui soient gardées dans les divers musées athéniens.
III
Mais, pendant cette promenade à travers les lieux secondaires du musée Britannique, l’aile du désir emportait à l’essentiel… La salle Elgin est une galerie fort longue, point trop mal éclairée et du reste pourvue de globes électriques puissants ; mais le visiteur n’y peut pas reculera sa fantaisie, selon les exigences des belles choses qu’il contemple. Ce peuple opulent n’a point fait à ses brigandages un palais qui fût digne d’eux. Non seulement ils dépérissent par la faute de l’air ou perdent leur valeur par la qualité malheureuse de la lumière, mais l’espace même leur manque. Le mal, il est vrai, est petit. Pour qui passe en ce lieu, tous les mots perdent de leur force, et il arrive ce que Goethe considérait comme l’effet propre de la beauté :
« Qui la contemple ne peut être effleuré d’aucun mal et se sent en harmonie avec lui-même et avec l’Univers. »
Personne n’ignore que lord Elgin, ambassadeur de l’Angleterre auprès de la Sublime Porte, obtint en 1801 un firman qui l’autorisait à faire d’Athènes sa proie. Pendant deux ans entiers, la pillerie fut déchaînée. Le Parthénon, déjà meurtri par une bombe vénitienne lancée en 1687 par un capitaine allemand de l’escadre de Morosini, livra à la rapine le principal de sa décoration. Les marbres des frontons, la frise intacte, les métopes furent descellés ou même arrachés, puis embarqués pour Londres.
Lord Elgin osa davantage. Des six cariatides qui ornent l’exquise tribune d’Érechtée, il fit détacher, enchaîner et conduire à son bord la plus belle. Rien ne saurait dire l’effet de la pieuse figure exilée. Le corps pur et vierge raidi sous la corbeille est frustré aujourd’hui de l’entablement qui l’explique. Séparée de la sphère de son monde architectonique, elle semble encore en souffrir et la qualité même de l’art qu’elle fait admirer ajoute à l’émouvante qualité de son deuil et à la tragédie de son isolement. Faut-il que je prononce le mot d’inharmonie ? Irréprochable, il ne lui manque qu’une beauté et qu’un honneur mais, de tout son être, elle y tend. Elle veut recouvrer le fardeau qui convenait à sa douce tête et reconquérir sa patrie. Lord Byron, qui la comprenait, traita fort durement son compatriote Elgin et tous les Anglais. On ne l’a jamais écouté. En ces derniers jours seulement, l’Angleterre a généreusement fourni à la Grèce un moulage qu’il me souvient d’avoir vu sans admiration.
Les prises d’Elgin ont souvent quelque chose de cruellement inutile. Passe pour la jeune fille de la Tribune ! Mais que lui servit d’arracher cette corniche ? A quoi bon détacher ces fragments d’architrave ? Tous débris dont je ne nie pas la valeur propre, mais qui valaient surtout à leur place dans l’édifice. Il fallait enlever celui-ci pierre à pierre, ou lui laisser les cléments qui ne peuvent s’en séparer.
Ne calomnions pas lord Elgin : peut-être nourrit-il en effet le dessein de transférer l’Acropole sur quelque butte londonienne. Des colonnes entières ont changé de lieu par ses soins.
IV
Tout autour de la salle Elgin est posée sous un verre la frise des Panathénées.
Elle n’est pas complète. Si le brillant morceau que nous avons au Louvre est tout à fait minime, les musées d’Athènes ont plus de bonheur que le nôtre. Il n’est pas vrai du tout que les fragments restés en Grèce soient insignifiants. Par une faute heureuse, lord Elgin a laissé là-bas plus d’un trésor : je citerai les trois figures de l’assemblée des dieux et les jeunes gens enveloppés de manteaux qui accompagnent les taureaux du sacrifice. Les conservateurs du musée Britannique ont remplacé les groupes qui leur manquaient par des contrefaçons en stuc, intercalées dans la série des originaux. Cela est commode pour l’étude technique, en même temps qu’horrible à l’œil.
La suite de ces œuvres athéniennes exposées à Londres m’est apparue par un jour clair, où le soleil donnait des rayons assez vifs. Sous les verres jaloux qui dénaturaient ce brillant solide, fin et pur qui révèle le marbre attique, la théorie des dieux, des vieillards, des jeunes filles, des jeunes hommes caracolant sur de fiers chevaux, ne s’est donc pas trop dérobée. Quelquefois le fini du trait et le velouté de la forme, ce qui fait comme le printemps d’une œuvre de sculpture, est resté tout à fait sensible. Où le contour s’efface un peu, où les lignes usées et écornées perdent leur nette certitude, comme à l’endroit où le grand prêtre plie le voile de la déesse, tant de noblesse reste attaché, malgré tout, au mouvement de la silhouette devenue vague, que l’enthousiasme n’arrête pas.
Le choix est difficile. Un instant ma préférence crut se fixer sur les épisodes de la pieuse cavalcade, variés jusqu’à l’infini, mais dont chaque motif est simple. Là, un éphèbe gonfle un beau buste sans tête, d’un mouvement presque fiévreux, que modère une grâce fine. Mais quelques pas plus loin, un cavalier d’à peu près le même âge, sur un beau cheval bondissant, que ses voisins serrent de près, se retourne contre eux, le bras levé, le poil au vent, les lèvres et les narines gonflées et frémissantes, juvénile expression de l’orgueil menaçant. Qui ne voudrait graver au plus profond de sa mémoire un geste pareil ? Et qui ne voudrait vivre ce beau geste éternellement ?… Mais on erre, tout partagé, de l’une à l’autre de ces figures parfaites. On découvre bientôt la troisième qui les égale, et l’on ne sait à laquelle s’abandonner.
Heureux quand les belles rivales n’appartiennent à des groupes trop éloignés ! Il me souvient d’une minute où j’aurais fait le vœu de me disperser aux quatre coins de la salle Elgin. À l’un, en effet, souriaient les deux cavaliers que j’ai dits mais, au coin opposé, les vieillards thallophores m’imposaient par leur majesté ; enfin, ici une prêtresse, là un gracieux adolescent, plus loin un dieu assis m’appelaient de charmes divers. Après bien des démarches, je leur pus échapper à tous et m’enfermer dans la considération des frontons. Deux ou trois métopes sublimes encastrées dans le mur m’appelaient aussi vainement.
V
Le milieu de la salle Elgin est occupé par deux séries parallèles de tables hautes et longues. Là sont posés comme des corps mutilés à l’amphithéâtre les membres fracassés qui appartinrent aux deux, façades du Parthénon. Le fronton qui surmonte la façade du couchant est resté presque tout entier en place : cet harmonieux triangle de marbre a même conservé quelque décoration ; deux torses d’homme et de femme, l’un agenouillé et l’autre accroupi, y font un groupe aussi simple que magnifique. Les Londoniens ont eu soin de représenter ce couple dans leur collection par un moulage assez expressif.
Un très beau corps d’homme ou de dieu, à demi-allongé et qu’ils ont en original, est le butin le plus considérable de ce côté-là ; encore cet llissus, comme on l’appelle, n’a-t-il ni tête, ni jambes, ni bras. Le reste, s’il n’est point informe, était trop fragmentaire pour m’arrêter longtemps, bien qu’il éveillât la pensée de Phidias ou de ses collaborateurs. Si je connais que ces morceaux appartiennent à la Dispute de Minerve et de Neptune, c’est à Pausanias, à Maxime Collignon, à M. Lucien Magne et à tout le cortège des historiens et des critiques que je dois ce précieux éclaircissement.
VI
Pour le fronton oriental, on a beaucoup perdu : la scène principale et centrale, une Naissance de Minerve, n’est connue que par des témoignages assez anciens. Au XVIIe siècle, avant même la bombe de Morosini, un Jupiter, une Minerve et, au bas mot, dix mètres de statues divines et héroïques avaient disparu. L’on ne possède plus que les figures d’angle, couchées ou assises aux extrémités du fronton, et presque toutes ces dernières, en un double groupe ascendant et descendant, s’alignent à la salle Elgin. Sans qu’il soit nécessaire d’imaginer grand’chose, elles remontent tout naturellement à leur place de la façade antérieure, et là elles publient l’usage et le caractère du Parthénon.
Opposé à l’Hymette, au soleil levant, à la mer, c’était l’autel extérieur au pied duquel venait chanter ses hymnes et porter ses prières la jeunesse athénienne formée en théorie à chaque retour du printemps. De nécessité, il faut bien que Phidias ait ramassé dans cet espace l’idée maîtresse d’une dédicace à la Vierge. J’hésite à peine à reconnaître l’influence de son génie religieux et, au beau sens du mot, mystique, dans quelques-unes des pensées qui me sont venues, pauvre homme moderne, devant les débris de son art.
VII
Le triangle qui détermine le fronton régne du nord au sud. À l’extrémité méridionale, sur ma gauche, deux têtes de chevaux, d’un faire ardent et pur, bien enivrés de leur force et de leur vitesse, prennent leur élan pour s’élever de la mer, figurée par un trait de marbre à peine ondulé : derrière eux, émerge le front de Phébus, meneur du céleste attelage. C’est le Jour qui paraît. Il importe de dire qu’au bout opposé du fronton, et sur ma droite extrême, la scène inverse se produit : la tête lasse d’un cheval tombe, précipitée ; elle pend sur les eaux, et, un peu en arrière, un torse féminin (dont on n’a au musée qu’une reproduction) paraît s’incliner sur les rênes. Elle est prise à mi-corps au léger feston de la mer. C’est sans doute Phœbé, lumière de la Nuit ; le char exténué de l’ombre est chassé du Jour renaissant. Revenons à la gauche. Étendu à demi sur un rocher couvert d’une peau de lion, un puissant personnage, corps magnifique presque entier, faisant face à la mer, considère ce Jour éclatant qui sort de l’écume. On dirait que, pour le saluer, il se lève, entrouvre ses beaux membres encore liés de sommeil. Son geste est celui du plaisir et de l’étonnement. Est-ce un dieu ? un héros ? un homme. Je l’appellerai l’Homme, il nourrit sa pensée du plus beau des spectacles que la vie physique puisse fournir.
Auprès de lui, moins rapprochée de ces merveilles, plus voisine du centre du fronton, une jeune femme est assise. On lui donne habituellement le nom de Coré, Proserpine chez nos latins. Placée un peu en arrière, sur un trône tendu d’étoffes et semé de clous qui furent peut-être dorés comme dans l’Odyssée, car nous savons Phidias grand lecteur d’Homère, cette femme s’épanouit comme une grande fleur d’été. En longs vêtements bien drapés, son corps palpite et goûte cette journée nouvelle ; attentive, immobile, elle s’abandonne, ainsi que son voisin, au plaisir de la renaissance. Mais elle n’est pas seule. Une compagne un peu plus grande et non moins belle, sur l’épaule de qui elle s’appuie languissamment, va modifier son attitude et son caractère, peut-être lui changer sa vie.
Ce nouveau type féminin, que l’on nous donne pour Cérès ou Déméter, est agité d’un frisson de hâte curieuse. Le bras gauche est levé. Un genou se fléchit, une jambe est tendue, et toute l’attitude tire sa raison manifeste, non plus du soleil qu’on admire sur la gauche, mais des scènes perdues pour nous qui se voyaient dans la partie médiane du fronton. Qui vient d’attirer l’attention en ce sens ? C’est une messagère, et que j’accepte bien volontiers pour Iris, tant son mouvement est ailé : le haut du corps tourné vers la scène centrale, mais lancé vers le groupe des deux femmes assises et vers l’homme qui s’éveille près du soleil, cette Iris, aussi admirable d’élan et de vitesse que l’attelage apollonien, semble apporter à tous une grande nouvelle. Le cri est annoncé par l’allure du corps et le flottement de la robe ; comme à peu près tous les témoins de cette sculpture philosophique, le corps, si vivant, d’Iris est sans tête.
Que peut donc annoncer cette messagère, cette « Ange », dans les bas-côtés du fronton ? Et quelle est sa grande nouvelle ? On se doute qu’Iris court déclarer partout la nativité de Minerve. Elle raconte aux hommes et aux femmes, aux héros et aux héroïnes, aux déesses et aux dieux que la lumière du soleil va pâlir en comparaison de la flamme qui vient de naître. C’est la lumière de la sagesse et de la raison. C’est le pur esprit éternel.
— Un second soleil nous est né, leur dit Iris et elle se retourne vers le bel astre…
Je trouve significatif que cet astre du monde antique soit perdu pour nous ; il ne reste pas miette, on l’a vu tout à l’heure, de la Minerve du fronton, et je crois que c’est fort bien fait.
VIII
Franchissons les dix mètres du milieu qui d meurent vides. Le premier personnage est une Victoire, merveilleusement animée, remplissant sur la droite un rôle équivalent à celui d’Iris sur la gauche.
Elle crie du côté où la lune se couche ce que l’Iris publie du côté du soleil levant. C’est la Victoire annonciatrice. Elle est fort belle et glorieuse. Mais les personnes qui l’écoutent la surpassent infiniment pour le caractère et pour la beauté. Ce sont les trois figures que l’on est convenu de nommer les Parques. Il ne peut me déplaire de voir dans ces grandes statues assises ou couchées une figure en trois personnes de la Mort. Car la Mort elle-même doit être avertie que le monde s’est enfin senti et connu sous la forme d’éternité, dans ses rapports invariables, dans ses lois qui ne branlent point. Jésus est descendu aux limbes quand tout a été consommé : la Victoire annonciatrice de Phidias avait illuminé, quatre cents ans plus tôt, les divinités de l’enfer.
Chacun des mouvements de ces Parques forme un chef-d’œuvre dans le sein même du chef-d’œuvre. La première, tout à fait libre, quitte déjà le sol ; son corps est soulevé de force intérieure, tout l’être suspendu au discours de la messagère, ordonné, disposé et comme modelé par la nouvelle qu’elle entend. Sa sœur, plus lente en apparence. C’est qu’elle est retenue. Sur ses genoux, entre ses bras, languit le corps couché de la troisième Parque à laquelle elle vient de redire l’événement. Fine et tendre dans ce geste de sœur aînée, je la prendrai pour l’Amitié supérieure, que les Grecs ont connue et décrite parfaitement.
Tandis que la première cède au feu violent qui l’emporte : — « Ma sœur », dit la seconde à celle qui est étendue, « il est temps, levons-nous », et la troisième de ces Immortelles, au beau sein mollement gonflé et soupirant, lui répond : — « Si ce pouvait être ! » Espérance mêlée de doute, elle montre par toute sa personne vivante le combat de sa lassitude avec son ardeur.
C’est l’ardeur qui doit vaincre. On voit le sang revivre et les nerfs épars se rejoindre, un frisson réunir et composer les plis de la tunique fine et du large manteau de laine. La ceinture a glissé. La robe laisse à découvert une gorge naissante, l’épaule ronde, ferme, forte, si pleine de saveur, de finesse et de gloire qu’on n’en peut rêver de plus belle. Au plus pur de ces nobles formes découvertes, une âme exquise s’épanouit. J’admettrai que les autres personnages de ce fronton soient des dieux ou soient des déesses. Ceci est une femme, chargée de figurer le grand cas de notre destin, qui n’est peut-être que la Mort. Puisque Pallas est née, puisque, au moment où point le Jour, où se précipite la Nuit, l’Univers se conçoit dans son pur et son essentiel, la Mort accède et participe à ce mouvement accompli. La voilà devenue l’élément nécessaire de la vie de l’esprit, qui ne peut rien penser sans l’arrêter, le définir et ainsi le glacer, L’infernale Phœbé, priée jadis du nom d’Hécate, se couche sur les ombres, ayant consommé son labeur. L’éternité intellectuelle commence.
IX
Si de longues stations, des rêveries plus longues, et surtout la langueur et la plénitude voluptueuse du beau corps étendu de la dernière Parque ne m’ont pas fait perdre l’esprit, on voit que les Athéniens du IVe siècle d’avant notre ère avaient peut-être suspendu au temple de leur déesse poliade une manière de noël rationaliste et païen. Fille de la plus haute puissance élémentaire, Pallas d’Athènes se fait homme toutes les fois que l’homme fait usage de la raison.
Sans se piquer d’allégorie, Athènes avait un sens trop délicat pour se méprendre sur un épisode central de sa religion politique. Elle se voyait vivre et se reconnaissait en cette déesse et patronne, image vive de ses forces élevées à leur type héroïque et abstrait. Je ne sais si les hommes d’aujourd’hui saisiraient cette opération très fine de l’esprit religieux. Ce n’était pas un simple culte rendu par la ville d’Athènes au moi athénien. L’adoration un peu brutale des Romains pour la déesse Rome eut peut-être ce caractère d’égoïsme : hommes d’Etat par-dessus tout, ils mettaient sur l’autel leur œuvre envisagée comme volonté créatrice et comme objet créé. Athènes ne s’adorait point sans la mâle pudeur et l’humilité que prescrit une intelligence profonde.
La piété d’Athènes apportait le tempérament naturel à cet orgueil humain, qui est la dernière folie. Morale, religion ou politique, ce qui ne fonde que sur la volonté des mortels n’est guère plus certain que ce que l’on construit sur leurs bons sentiments. La piété des Attiques a été plus parfaite, parce qu’elle repose sur un fondement moins fragile : elle prend conscience des auxiliaires secrets qui, en nombre infini, fertilisent notre labeur ; elle conçoit que la part de notre mérite, dans nos victoires les plus belles, est presque nulle, que tout, en dernière analyse, dépend d’une faveur anonyme des circonstances et, si l’on aime mieux, d’une grâce mystérieuse. Ainsi les Athéniens, quand ils priaient Pallas, invoquaient le meilleur d’eux-mêmes et en même temps ils invoquaient autre chose qu’eux. La déesse à laquelle ils faisaient abandon, honneur et hommage d’Athènes était bien leur propre sagesse, mais fécondée et couronnée des approbations du destin.
Qu’un tel peuple, le plus sensible, le plus léger, le plus inquiet, le plus vivant, le plus misérable de tous les peuples, ait été justement celui qui vit naître Pallas et opéra l’antique découverte de la Raison, cela est naturel, mais n’en est pas moins admirable. On comprend comme, à force d’éprouver toute vie et toute passion, les Athéniens ont dû en chercher la mesure autre part que dans la vie et dans la passion. Le sentiment agitait toute leur conduite, et c’est la raison qu’ils mirent sur leur autel. L’événement est le plus grand de l’histoire du monde.
Son heure doit être fixée sans doute bien avant l’apparition d’Homère dans les colonies athéniennes, avant même que ces colonies fussent sorties de la ville-mère, avant que le vieil Érechthée eût reçu le plant d’olivier. D’alors date le changement. L’esprit de la Grèce naquit en même temps que sa déesse. Tout ce qui s’agitait dans l’homme acquit une humaine valeur. Par exemple un savant cessa d’imaginer que le savoir consiste en un amas de connaissances ; il chercha l’ordre qui les fixe et qui leur donne tout leur prix ; où le roi Salomon faisait des catalogues et des nomenclatures, les prédécesseurs d’Aristote essayaient cette liaison, cette suite auxquelles on affecta le nom sacré de Théories. Le même renouvellement se produisit en art ; on sentit qu’il ne suffit pas de copier des formes, ni de les agrandir, ni de les abréger, et que le plaisir véritable naît d’un rapport de convenance et d’harmonie. La même règle fut étendue à la philosophie de la vie. On vit que le bonheur ne tient pas à la foule des objets étrangers dont la commune cupidité s’embarrasse, ni à l’avare sécheresse d’une âme qui se retranche et veut s’isoler. S’il importe que l’âme soit maîtresse chez elle, il faut aussi qu’elle sache trouver son bien et le cueillir en s’y élevant d’un heureux effort. Ni relâchement, ni rudesse, aucune vertu sans plaisir, ni aucun plaisir sans vertu, voilà le conseil athénien. Il n’en est pas qu’on ait dénaturé davantage, le genre humain n’en a pas reçu de plus pénétrant.
L’influence de la raison athénienne créa et peut sans doute recréer l’ordre de la civilisation véritable partout où l’on voudra comprendre que la quantité des choses produites et la force des activités productrices s’accroîtraient jusqu’à l’infini sans rien nous procurer qui fût vraiment nouveau pour nous. L’âme chagrine et mécontente qui fit de l’homme l’inventif et industrieux animal qui change la face du monde, cette âme de désir, cette âme de labeur ne sera jamais satisfaite par un nombre quelconque d’œuvres ou de travaux, tout nombre pouvant être accru : c’est la qualité et la perfection de son œuvre, qui lui donnera le repos, car toute perfection se limite aux points précis qui la définissent et s’évanouit au delà. Le propre de cette sagesse est de mettre d’accord l’homme avec la nature, sans tarir la nature et sans accabler l’homme. Elle nous enseigne à chercher hors de nous les équivalents d’un rapport qui est en nous, mais qui n’est pas notre simple chimère. Elle excite, mais elle arrête ; elle stimule, mais elle tient en suspens. Source d’exaltation et d’inhibition successive, elle trace aux endroits où l’homme aborde l’univers ces figures fermes et souples qui sont mères communes de la beauté et du bonheur.
Tout le progrès de notre espèce ne consisterait qu’à transmettre et à développer ce bien sans prix, une fois que les parties détruites en auraient été recouvrées. La mémorable impulsion donnée par Athènes ne s’est communiquée jusqu’à nous qu’assez faiblement. Elle s’est beaucoup altérée. Il ne nous reste pas grand’chose de la haute et délicate sagesse pratique qui maîtrisa et qui consola un Ulysse à travers ses épreuves en l’empêchant de croire stupidement que les voluptés sont sans borne ou qu’on ne puisse composer avec les dieux. Le rythme exquis d’un Phidias anime bien quelques poètes, mais ils sont clairsemés, dans l’histoire moderne ; et, encore que notre France, favorisée d’un Racine et d’un La Fontaine, en ait eu la meilleure part, les survivants sont peu en comparaison de ce qui a péri. Seul, à travers la méconnaissance et l’insulte, Aristote, w l’incomparable Aristote », comme dit Comte, est continué dignement ; barbares de goût et de mœurs, nos modernes tiennent du moins à l’enchaînement du savoir, mais on s’occupe beaucoup plus d’en accroître la somme que de l’ordonner et de la distribuer à propos.
— Jusques à quand serons-nous dupes du nombre et de ce qu’il a de plus vil ? Reverrons- nous la grâce et les mesures demi-divines de la Raison ? Je me le demandais comme je quittais à grands pas le rude bâtiment du musée Britannique où la force barbare mène des triomphes si vains.