Odes et PoèmesMichel Lévy frères (p. 181-183).


 
Premier-né de la terre, hôte des bois antiques,
Où l’aigle parle avec les chênes prophétiques ;
Toi qu’entre ses lions et ses sphinx aux grands yeux
Cybèle a de son lait nourri sur les hauts lieux,
O poète ! ô géant à l’étroit dans les villes,
Coursier impatient des entraves civiles,
Contre l’homme et ses dieux ta vie est un combat,
Et l’Hercule vulgaire est fier quand il t’abat ;
Car de son corps stupide, animé par la rage,
Souvent la pesanteur prévaut sur ton courage.

Et toi, par la douleur et la honte affaibli,
Tu roules sous ses pieds, dans l’herbe enseveli,
Pouvant à peine, hélas ! jusqu’aux forêts obscures
Ramper pour y mourir, en cachant tes blessures.
L’homme alors, t’infligeant son rire âpre et moqueur,
Dit qu’un monstre est dompté par Hercule vainqueur.

Mais sitôt que, touchant la terre maternelle,
Ta poitrine meurtrie a palpité contre elle,
Que ta bouche, appliquée à son sein toujours vert,
A bu dans une fleur la sève du désert ;
Sitôt que la nature, avec toi seul à seule,
Baise ton front saignant de ses lèvres d’aïeule,
O prodige I ton corps se dresse, et, rajeuni,
Dans tes veines tu sens circuler l’infini.
Des fluides divins, cachés dans la rosée,
Ton âme s’est nourrie et s’est cicatrisée ;
Et tu vas fièrement à des combats nouveaux,
O sublime vaincu ! défier tes rivaux.

Ta mère t’a vêtu d’une armure céleste ;
Rapide, tu brandis tes poings couverts du ceste ;
Tes bras sur le vainqueur, dans sa gloire troublé,
Frappent comme un fléau sur la gerbe de blé ;
Et le monde, étonné de ta métamorphose,
Voit fléchir sur ses reins le lutteur de la prose.

Puisque ainsi, créatrice à chaque embrassement,
La nature te fait revivre en un moment,
Puisqu’elle t’a livré le secret de ta force,
D’un ennemi rusé, poëte, fuis l’amorce.
Quand tu veux résister à notre âge d’airain,
Combats dans le désert : c’est là ton vrai terrain ;
Car du sol immortel où tu puises ta sève
Si le hasard t’écarte, et si l’homme t’enlève,

Si l’homme est assez fort pour t’attirer un peu
Hors du sein maternel où tu respires Dieu,
Poëte, c’en est fait, tu n’auras plus d’haleine,
Et l’Hercule au front bas t’étouffera sans peine ;
Comme un enfant romprait ta flûte de roseaux,
Sur son genou de pierre il brisera tes os.

Donc, reste, pour livrer ces batailles si rudes,
Plongé dans la nature, ô fils des solitudes !
Suis ses divins conseils, qu’ici nous oublions ;
Va dans l’aire de l’aigle et l’antre des lions,
Dans les grottes des sphinx qui pour l’homme sont closes,
Te nourrir, ô géant, de la moelle des choses !