Anouchka, Souvenirs des bords du Rhin
J’avais alors vingt-cinq ans ; cela remonte un peu loin. Dès que je fus le maître de mes actions, je résolus de voyager, non pour « compléter mon instruction, » comme on disait alors, mais simplement pour courir le monde. J’étais jeune, bien portant, possesseur d’une assez grande fortune ; le côté sérieux de la vie m’était encore complètement inconnu, je me livrais sans arrière-pensée à toutes mes fantaisies ; en un mot, je fleurissais. Il ne m’était pas encore venu à l’esprit que l’homme n’est point une plante, et que sa floraison a un terme. La jeunesse se nourrit d’un pain d’épice à paillettes d’or, et croit bonnement que c’est là notre nourriture quotidienne. Comment imaginer qu’un jour peut venir où l’on aura de la peine à se procurer même du pain ? Mais il ne s’agit point de cela pour le moment. Je voyageais sans aucun but, absolument au hasard ; je m’arrêtais à chaque endroit qui me plaisait, puis je le quittais dès que j’éprouvais le besoin de voir de nouvelles figures. Ceci n’est point une exagération : je m’intéressais exclusivement aux hommes ; je ne pouvais souffrir les monumens remarquables, les collections célèbres. Le spectacle de la nature me causait des impressions très vives, mais je ne recherchais pas le moins du monde ce que l’on nomme communément ses beautés, les montagnes extraordinaires, les précipices, les chutes d’eau ; je n’aimais point à être contraint d’admirer la nature, à me sentir troublé par elle. En revanche, je ne pouvais me passer des hommes ; il me fallait leurs physionomies. leurs mouvemens, leurs habitudes. Je me sentais particulièrement dispos, heureux, au milieu de la foule ; je suivais gaiement mes semblables, je criais lorsqu’ils criaient et prenais plaisir en même temps à observer la façon dont ils criaient. Je mettais mon bonheur à les étudier, je les examinais avec une curiosité joyeuse et insatiable ; mais je m’aperçois encore une fois que je sors de mon sujet.
Ainsi donc, il y a vingt ans environ, j’habitais la petite ville de Z…, sur les bords du Rhin. Je cherchais l’isolement ; je venais d’être blessé au cœur par une jeune veuve dont j’avais fait la connaissance aux eaux. Jolie et spirituelle, elle coquetait avec tout le monde, et moi, pauvre mortel, je m’étais laissé prendre ; elle m’avait d’abord encouragé, puis elle m’avait porté un coup sensible en donnant la préférence à un lieutenant bavarois aux joues cramoisies. Cette blessure n’était point, à vrai dire, des plus profondes ; mais je trouvais convenable de m’abandonner pour quelque temps à mon chagrin dans la solitude. Tel est le motif qui me retenait à Z…
Ce n’était point uniquement la situation de cette petite ville au pied de deux montagnes élevées qui m’avait frappé ; elle m’avait séduit par ses vieilles murailles flanquées de tours, ses tilleuls séculaires, le pont escarpé sur lequel on traversait sa rivière limpide, et principalement par son ion vin. Après le coucher du soleil, de jolies petites Allemandes aux cheveux blonds se promenaient dans ces rues étroites, et lorsqu’elles rencontraient un étranger, elles lui disaient d’une voix gracieuse : Guten Abend. On les voyait encore longtemps après que la lune s’était levée derrière les toits pointus des vieilles maisons, faisant scintiller à la clarté de ses rayons immobiles les petites pierres dont les rues étaient pavées. J’aimais à errer alors dans la ville de Z… ; la lune semblait la regarder fièrement du haut d’un ciel pur, et l’on eût dit que la ville sentait ce regard ; elle se tenait éveillée et calme, tout inondée de cette lueur paisible qui remplit l’âme d’un trouble mêlé de douceur. Le coq qui surmontait le clocher gothique avait un reflet doré ; aux étroites maisons couvertes d’ardoises brillaient de timides lumières ; la vigne élevait mystérieusement ses festons au-dessus des murs. Parfois un frôlement se faisait entendre dans l’obscurité, près de la vieille citerne creusée sur la place de la ville ; le garde de nuit y répondait aussitôt par un coup de sifflet traînant, endormi, et un chien poussait un grognement peu redoutable. Puis tout rentrait dans le silence, et l’air caressait si doucement la figure, les tilleuls répandaient un parfum si suave, que l’on éprouvait le besoin de respirer de plus en plus profondément, et le mot de Gretchen arrivait aux lèvres, tantôt comme une prière, tantôt comme une exclamation.
La ville de Z… est à deux kilomètres du Rhin. J’allais souvent admirer ce fleuve magnifique ; et tout en évoquant dans mes rêves, non sans un certain effort de mémoire, l’image de ma perfide veuve, je passais des heures entières sur un banc au pied d’un érable isolé. Une petite madone, aux traits presque enfantins, dont la poitrine était ornée d’un cœur rouge traversé de plusieurs glaives, paraissait m’observer mélancoliquement du milieu des branches. Sur la rive opposée, s’élevait la petite ville de L…, un peu plus grande que celle où j’avais élu domicile. J’étais venu un soir prendre place sur mon banc favori ; je regardais alternativement l’eau, le ciel et les vignes. Non loin de moi une troupe d’enfans aux cheveux blonds grimpaient sur la coque goudronnée d’un bateau qui avait été laissé sur le sable du rivage, la quille en l’air. De petits bâtimens aux voilés légèrement gonflées par la brise s’avançaient avec lenteur ; des vagues verdâtres passaient devant moi en glissant, s’enflaient un peu et expiraient avec un faible murmure. Je crus distinguer tout à coup le bruit d’un orchestre qui retentissait dans le lointain ; je prêtai l’oreille. On jouait une valse. La contre-basse ronflait par intervalles, le violon chantait confusément, les sifflemens de la flûte étaient seuls très distincts.
— Qu’est-ce donc ? demandai-je à un vieillard qui s’était approché de moi. Il portait, suivant l’usage du pays, un gilet de velours, des bas bleus et des souliers à boucles.
— Ce sont des étudians qui sont venus de B… pour un Commerz, me répondit-il après avoir fait passer sa pipe à l’autre coin de sa bouche.
— Cela peut-être mérite d’être vu, me dis-je. D’ailleurs je n’avais jamais été à L… Je hélai un batelier et me fis transporter sur l’autre rive.
Bien des personnes ignorent probablement ce que signifie ce mot de Commerz. On désigne ainsi une fête à laquelle viennent prendre part tous les étudians d’une même société (Landmannsvhaft). La plupart des jeunes gens qui assistent à ces réunions portent le costume traditionnel des étudians allemands ; qui se compose d’une redingote à brandebourgs ; de grandes bottes et d’une petite casquette dont les galons sont d’une couleur foncée. Le banquet est présidé ordinairement par le senior ou ancien de la bande ; et il se prolonge jusqu’au matin. On boit, on chante les couplets habituels, le Landesvater, le Gaudéamus ; on fume, on se moque des philistins ; souvent un orchestre anime encore la fête.
C’était une réunion de ce genre qui avait lieu à L…, dans le jardin d’un hôtel à l’enseigne du Soleil. La maison et le jardin, qui donnait sur la rue, étaient pavoisés de drapeaux ; les étudians étaient attablés sous des tilleuls ; dans un bosquet de lierre étaient assis les musiciens, qui s’escrimaient de leur mieux, tout en avalant force bière pour se tenir en haleine. Un assez grand nombre de curieux étaient rassemblés devant la grille peu élevée du jardin ; les bons bourgeois de la ville ne voulaient point perdre l’occasion d’examiner attentivement les hôtes qui leur étaient arrivés. Je me réunis à ce groupe de spectateurs. Les détails de la scène qui se passait sous mes yeux étaient des plus attachans. La physionomie des étudians, leurs embrassemens, leurs exclamations, cette innocente vivacité de la jeunesse, ces regards enthousiastes, ces rires sans motif, — les meilleurs des rires possibles, — ce joyeux bouillonnement de la vie encore dans sa fraîcheur, cet abandon plein d’insouciance, me touchaient profondément, et je ne tardai pas à en subir l’influence. — Si j’allais me joindre à eux ? me demandai-je avec émotion…
— Anouchka[1], n’en as-tu pas assez ? dit tout à coup derrière moi en russe une voix masculines
— Restons encore, lui répondit une voix de femme dans la même langue.
Je me retournai vivement, et mes regards tombèrent sur un beau jeune homme en redingote de voyage et coiffé d’une casquette ; il donnait le bras à une jeune personne de petite taille, et dont la figure était presque entièrement cachée par un chapeau de paille.
— Vous êtes Russes ? leur demandai-je sans prendre le temps de réfléchir.
Le jeune homme me répondit en souriant : — Oui, nous sommes Russes.
— Je ne m’attendais pas, lui dis-je, à rencontrer dans un pays perdu…
— Et nous non plus, reprit-il en me coupant la parole, mais qu’importe ? Tant mieux. Permettez-moi de nous faire connaître de vous ; je me nomme Gagine, et » voici ma… (il hésita un moment), voici ma sœur. Et vous ?
Je déclinai mon nom, et nous engageâmes la conversation. J’appris bientôt que Gagine voyageait, comme moi, pour son plaisir, et qu’étant arrivé, il y a huit jours, à L…, il s’y était fixé momentanément. Je dois dire que je n’aime point à me lier avec des Russes dans les pays étrangers. Je les reconnais du plus loin que je les vois, à leur démarche, à la coupe de leurs vêtemens, surtout à leur physionomie, le plus souvent dédaigneuse et hautaine, puis prenant tout à coup une expression de prudence et de timidité. — Ah ! mon Dieu ! ont-ils l’air de se demander, n’ai-je point dit quelque bêtise ? ne se moque-t-on pas de moi ? — Un instant après, vous les voyez reprendre leur air majestueux. Gagine me plut au premier abord. Il y a des figures que l’on a du plaisir à regarder ; elles vous raniment et vous réchauffent en quelque sorte. Celle de Gagine était du nombre ; elle respirait la bonté, l’amabilité, et ses grands yeux étaient aussi doux que les boucles de sa chevelure. On devinait, sans le voir, seulement au son de sa voix, qu’il avait le sourire sur les lèvres.
La jeune fille qu’il nommait sa sœur m’avait frappé par une beauté d’un cachet particulier : elle avait la figure ronde et le teint un peu brun, le nez petit et effilé, les yeux noirs et limpides, — quelque chose d’enfantin dans la physionomie. Quoiqu’elle fût bien proportionnée, la taille ne paraissait pas avoir acquis tout son développement. Après l’avoir rapidement examinée, il me fut impossible de lui trouver la moindre ressemblance avec son frère.
— Voulez-vous entrer chez nous ? me dit Gagine. Il me semble que nous avons assez regardé ces Allemands. Des Russes auraient déjà, il est vrai, cassé les verres et les chaises ; mais ces braves jeunes gens sont par trop modestes. — Allons, Anouchka, n’est-il pas temps de rentrer ?
La jeune fille répondit à cette question par un mouvement de tête affirmatif.
— Nous demeurons hors de la ville, ajouta Gagine, au milieu des vignes, sur un coteau ; notre maison est petite, mais nous sommes fort bien logés. Venez, notre hôtesse a promis de nous préparer du petit-lait. D’ailleurs le jour commence à baisser, et vous traverserez le Rhin plus sûrement au clair de la lune.
Nous partîmes. Peu d’instans après, nous franchissions la porte voûtée de la ville, qu’entourait une vieille muraille de cailloux qui portait encore quelques créneaux. Nous nous avançâmes dans la campagne, et après avoir longé un mur pendant une centaine de pas, nous nous arrêtâmes devant une petite porte. Gagine l’ouvrit ; il nous fit prendre un chemin escarpé, sur les côtés duquel étaient étages des vignobles. Le soleil venait de se coucher ; un ton pourpre d’une finesse extrême colorait les vignes, les longs échalas qui les soutenaient, la terre desséchée et couverte de fragmens d’ardoises de toute dimension, aussi bien que les murs blancs d’une petite maison dont les fenêtres lumineuses étaient encadrées de traverses noires, et vers laquelle se dirigeait le sentier que nous gravissions.
— Voici notre demeure, s’écria Gagine lorsque nous fûmes arrivés à peu de distance de la maison. J’aperçois notre hôtesse qui apporte le lait. Nous allons nous rafraîchir ; mais d’abord retournez-vous, ajouta-t-il. Comment trouvez-vous cette vue ?
Le point de vue était effectivement admirable. À nos pieds, les eaux argentées du Rhin coulaient entre des rives verdoyantes. La ville, paisiblement assise sur le rivage, étalait à nos yeux toutes ses maisons et toutes ses rues ; les coteaux et les champs se déployaient au loin. Ce spectacle était beau, mais celui qui se présentait au-dessus de nous ne l’était pas moins ; je fus surtout frappé de la limpidité et de la profondeur du ciel. L’air était d’une transparence lumineuse, et les ondulations qui l’agitaient doucement comme des flots purs et légers semblaient se jouer autour de nous.
— Vous ayez choisi une situation admirable, dis-je à Gagine.
— C’est Anouchka qui l’a découverte, me répondit-il. Allons, Anouchka, donne tes ordres. Fais-nous, apporter tout cela ici. Nous souperons en plein air, pour mieux entendre la musique. En avez-vous fait la remarque ? ajoutait-il en se tournant vers moi : souvent un air de valse que l’on entend de près paraît détestable ; mais de loin c’est tout autre chose, il fait vibrer en vous les cordes romantiques du cœur.
Anouchka se dirigea vers la maison et en ressortit bientôt, accompagnée de l’hôtesse. Celle-ci l’aidait à porter un énorme plateau sur lequel se trouvaient un pot de lait, des assiettes, du sucre, des fraises et des poires. Nous nous assîmes et commençâmes à manger. Anouchka ôta son chapeau ; ses cheveux noirs, coupés et arrangés comme ceux d’un enfant, tombaient en grosses boucles sur ses oreilles et sur son cou. Ma présence paraissait la gêner, mais Gagine lui dit : — Allons, Anouchka, ne fais pas le hérisson ; il ne te mordra pas.
Ces mots la firent sourire, et peu d’instans après elle m’adressait la parole sans le moindre embarras. Je n’ai jamais rencontré de nature aussi mobile ; elle ne restait pas une minute en repos. À peine assise, elle se levait, courait vers la maison et reparaissait de nouveau en chantant à demi-voix ; souvent elle riait, et son rire avait quelque chose d’étrange. On eût dit qu’il n’était point provoqué par notre conversation, mais par des idées qui lui traversaient l’esprit. Ses grands yeux étaient fixes, limpides, hardis ; souvent aussi elle clignait un peu ses paupières, et son regard devenait aussitôt doux, profond et tendre.
Nous bavardions depuis près de deux heures. Gagine fit apporter une bouteille de vin du Rhin ; nous la vidâmes sans nous presser. La musique n’avait point cessé, mais les sons que le vent nous apportait paraissaient plus doux et plus délicats ; des feux s’allumaient dans la ville et sur la rivière. Anouchka baissa tout à coup la tête ; les boucles de ses longs cheveux lui couvrirent la figure, elle soupira et resta quelques instans silencieuse. Puis elle nous dit qu’elle avait envie de dormir et rentra dans la maison ; mais je l’aperçus à la fenêtre fermée de sa chambre, quoique celle-ci ne fût point éclairée, et elle s’y tint longtemps. Les rayons de la lune, qui se leva enfin, se reflétèrent dans les eaux du Rhin, et tout changea soudainement de face ; des clartés et des ombres éclatèrent de toutes parts, et je trouvai même que le vin de nos verres à facettes avait pris un éclat mystérieux. Le vent tomba ; on eût dit qu’ayant fermé les ailes, il venait d’expirer ; le sol commençait à exhaler une chaleur odorante.
— Il est temps de partir ! m’écriai-je. Sans cela, je ne trouverais plus le passeur.
— Oui, il est temps, me répondit Gagine.
Nous prîmes le sentier qui descendait la montagne. Nous entendîmes tout à coup des pierres qui roulaient derrière nous. C’était Anouchka qui venait nous rejoindre.
— On te croyait couchée, lui dit son frère ; mais elle ne lui répondit pas et continua à descendre en courant.
Quelques-uns des lampions que les étudians avaient fait allumer dans le jardin jetaient encore une lueur mourante qui éclairait le feuillage des arbres au pied desquels ils brûlaient, en leur donnant un air de fête et un aspect fantastique. Nous retrouvâmes Anouchka sur le bord de l’eau ; elle causait avec le passeur. Je sautai dans la barque et pris congé de mes nouveaux amis ; Gagine me promit sa visite pour le lendemain. Je lui tendis une main qu’il serra ; j’allais tendre l’autre à Anouchka, mais celle-ci se borna à me regarder en hochant la tête. Le batelet se détacha du bord, et le courant l’entraîna avec rapidité. Le passeur, vieillard robuste, plongeait ses avirons avec effort dans les eaux noires du fleuve.
— Vous venez d’entrer dans le reflet de la lune, me cria la jeune fille, vous l’avez brisé.
Je jetai les yeux sur le fleuve, qui entourait le bateau de vagues sombres et menaçantes.
— Adieu ! cria Anouchka une dernière fois du bord.
— A demain, ajouta Gagine.
Le bateau aborda. J’en descendis et regardai derrière moi, mais je ne vis plus personne sur l’autre rive. Le reflet de la lune s’étendait de nouveau, semblable à un pont d’or, sur la surface de l’eau. Les derniers accords d’une vieille valse de Lanner se firent entendre comme pour me jeter un adieu. Gagine avait raison ; ces sons lointains firent vibrer toutes les cordes de mon cœur. Je regagnai la maison à travers les champs, plongés dans une obscurité profonde, en aspirant avec lenteur l’air embaumé, et lorsque j’entrai dans ma petite chambre, un trouble délicieux, je ne sais quelle attente confuse s’empara de mon esprit. Je me sentais heureux,… mais pourquoi ? Je n’avais aucun désir, je ne pensais à rien,… j’étais heureux. Ce singulier épanouissement de sentimens tendres et joyeux me fit sourire, et je me hâtai de me coucher. Au moment où j’allais fermer les yeux, je me rappelai que je n’avais pas songé de toute la soirée à mon inhumaine… — Qu’est-ce que cela veut dire ? me demandai-je ; ne suis-je donc plus amoureux ? — Mais à peine m’étais-je posé cette question que je m’endormis, à ce que je crois, et cela du sommeil le plus paisible, comme un enfant dans son berceau.
Le lendemain matin (j’étais réveillé, mais encore dans mon lit), le bruit d’une canne retenait sous ma fenêtre, et la voix de Gagine frappa mes oreilles ; il chantait :
- Es-tu encore dans les bras du sommeil ?
- Au son de ma guitare je vais te réveiller.
Je m’empressai de lui ouvrir la porte.
— Bonjour, me dit-il en entrant, je vous dérange un peu matin ; mais le temps est si beau ! Voyez ! une fraîcheur délicieuse, la rosée, le chant de l’alouette…
Je m’habillai ; nous passâmes dans mon jardinet et prîmes place sur un banc. On nous y apporta le café, et nous continuâmes à causer. Gagine me confia ses projets pour l’avenir ; possesseur d’une assez belle fortune et ne dépendant de personne, il voulait se consacrer à la peinture et ne regrettait qu’une chose : c’est qu’il s’y fût pris un peu tard ; il avait fort inutilement dissipé une grande partie de sa jeunesse. Je lui confiai à mon tour les plans que j’avais formés, et profitai de l’occasion pour lui révéler le secret de ma flamme malheureuse. Il m’écouta patiemment, mais je crus remarquer qu’il ne prenait point un intérêt bien vif à ma confidence. Après avoir répondu par politesse deux ou trois fois à mes soupirs, il me proposa de venir chez lui pour voir ses études. J’y consentis très volontiers.
Anouchka n’était pas à la maison. L’hôtesse nous dit qu’elle devait être à la ruine. On appelait ainsi, dans le pays, les restes d’un château féodal qui s’élevait à deux ou trois kilomètres de la ville. Gagine me montra tous ses cartons. Je trouvai que ses études avaient beaucoup de vie et de vérité, quelque chose de libre et de hardi ; mais aucune n’était achevée, et le dessin me parut négligé, incorrect. Je lui exprimai franchement mon opinion.
— Oui, oui, me répondit-il en soupirant, vous avez raison. Tout cela est assez mauvais et accuse une grande inexpérience. Qu’y faire ? Je n’ai pas assez travaillé ; cette mauvaise habitude slave, que nous avons, nous autres Russes, de tout commencer et de ne rien achever, prend toujours le dessus. Pendant que nous méditons un projet, on dirait d’un aigle qui plane dans les airs : il s’agirait de soulever la terre que nous l’entreprendrions volontiers ; mais au moment de l’exécution toute notre vigueur s’évanouit.
J’avais commencé à l’encourager ; il fit un geste de la main, ramassa tous ses cartons en tas et les jeta sur le canapé.
— Avec de la persévérance, j’arriverai, dit-il entre ses dents ; dans le cas contraire, je serai un de ces gentilshommes éternellement mineurs comme il y en a tant chez nous. Allons chercher Anouchka.
Nous partîmes.
Le chemin qui conduisait à la ruine longeait le flanc d’un vallon étroit et boisé. Au fond de cette gorge serpentait un ruisseau qui coulait avec bruit au milieu des pierres, comme s’il avait eu hâte d’aller se perdre dans le grand fleuve qui se montrait, calme et radieux, entre ces deux murailles de montagnes escarpées. Gagine me fit remarquer plusieurs effets de lumière qui étaient effectivement très dignes d’attention ; ses observations révélaient, sinon un peintre, du moins un homme qui avait le sentiment de l’art. La ruine apparut enfin à nos yeux. C’était une tour carrée qui se dressait sur le sommet d’un roc aride ; elle était encore bien conservée, mais noircie par le temps, et traversée du faîte à la base par une lézarde qui la coupait en deux. Des murs couverts de mousse s’élevaient autour ; ils étaient tapissés de lierre en plusieurs endroits ; ailleurs des arbres chétifs et rabougris se balançaient au-dessus de rinceaux grisâtres et de voûtes effondrées. Un sentier pierreux conduisait à une porte d’entrée qui était en assez bon état. Nous n’en étions plus éloignés, lorsqu’une forme féminine se montra tout à coup devant nous ; elle courait légèrement sur un amas de décombres, et se posa sur le sommet d’un mur qui se dressait au bord d’un précipice.
— Je ne me trompe pas ! c’est Anouchka ! s’écria Gagine. Quelle extravagance !
Nous franchîmes la porte et nous nous trouvâmes dans une petite cour, qui était presque entièrement remplie de pommiers sauvages et d’orties. C’était bien Anouchka qui se tenait au bord du précipice. Elle tournait la tête de notre côté et se mit à rire, mais sans changer de place. Gagine la menaça du doigt, et moi je lui adressai en riant quelques paroles de reproche.
— Ne lui parlez pas, me dit Gagine à voix basse, laissez-la faire ; si vous l’impatientez, elle, est capable de monter sur la tour. Admirez plutôt jusqu’où va la prévoyance des habitans du pays.
Je me retournai et aperçus dans un coin une petite hutte de planches au fond de laquelle était blottie une vieille femme à lunettes, qui tricotait un bas tout en nous observant. Elle vendait aux touristes de la bière, des gâteaux et de l’eau de Seltz. Nous nous assîmes sur un banc et nous nous mîmes à boire de la bière, que la vieille nous servit dans d’épais gobelets d’étain. Anouchka se tenait toujours assise à la même place, ses pieds repliés sous elle et la tête enveloppée de son écharpe de mousseline ; son buste élégant se dessinait très distinctement sur le ciel limpide, mais elle me faisait une impression désagréable. J’avais déjà cru remarquer la veille que ses manières étaient peu naturelles et affectées… « Elle veut nous étonner, pensai-je. À quoi bon ?… Quel enfantillage ! » On eût dit qu’elle avait deviné ma pensée, car, jetant sur moi un regard pénétrant et rapide, elle se mit de nouveau à rire, descendit du mur en deux sauts ; puis, s’approchant de la vieille, elle lui demanda un verre d’eau.
— Tu crois que je veux boire ? dit-elle en s’adressant à son frère ; non, je veux arroser là-bas, sur le mur, des fleurs qui ont besoin d’eau.
Gagine ne lui répondit pas ; elle partit un verre à la main, et grimpa de nouveau sur les ruines ; s’arrêtant par instans, elle se baissait et versait avec une gravité comique quelques gouttes d’eau qui étincelaient au soleil. Ses mouvemens étaient fort gracieux, mais je continuais à la suivre des yeux avec déplaisir, tout en admirant sa légèreté et son adresse. Arrivée à un endroit dangereux, elle poussa un cri et se prit ensuite à rire… Cela mit le comble à mon impatience.
— C’est une véritable chèvre, marmotta entre ses dents la vieille, qui interrompit pour un instant son ouvrage.
Lorsqu’Anouchka eut vidé son verre, elle vint nous rejoindre en secouant la tête d’un air mutin. Un sourire étrange contractait par momens ses lèvres ; elle clignait ses yeux noirs avec une expression qui tenait à la fois de la raillerie et de la gaieté.
— Vous trouvez ma conduite inconvenante, semblait dire sa figure ; peu m’importe, je sais que vous me regardez avec plaisir.
— Bien joué, Anouchka ! dit Gagine à voix basse ; bien joué ! La jeune fille parut tout à coup éprouver un mouvement de honte, et, baissant les yeux, elle vint s’asseoir timidement à côté de nous, comme une coupable. Pour la première fois, j’examinai attentivement ses traits, et j’en ai rarement vu de plus mobiles. À peine était-elle là que sa figure pâlit et prit une expression sérieuse qui touchait presque à la tristesse ; il me parut même que ses traits étaient plus sévères, plus calmes. On eût dit qu’elle venait de s’apaiser. Nous passâmes de l’autre côté des mines (Anouchka marchait derrière nous), et nous nous mîmes à admirer les points de vue. Lorsque ; l’heure de dîner fut venue, Gagine paya la vieille et lui demanda une dernière cruche de bière ; puis, se tournant vers moi, il me dit avec un sourire malin : — A la santé de la dame de vos pensées !
— Il a donc… vous avez donc une dame qui vous occupe ? me demanda subitement Anouchka.
— Qui n’en a pas ? répondit Gagine.
Anouchka resta quelques instans pensive ; l’expression de sa figure changea de nouveau, et un sourire assuré, presque hardi, reparût sur ses lèvres.
Nous reprîmes ; le chemin de la maison, et Anouchka recommença à rire et à folâtrer avec plus d’affectation encore qu’auparavant. Ayant cassé une longue branche, elle la posa sur son épaule comme un fusil, et s’entoura la tête de son écharpe. Je me souviens que nous rencontrâmes une nombreuse famille d’Anglais, blondins à la mine guindée ; ils arrêtèrent tous sur Anouchka, comme s’ils eussent obéi à un mot d’ordre, leurs yeux de verre, dans lesquels se peignait un étonnement calme et froid, et elle se mit à chanter à pleine voix, comme pour les narguer. Lorsque nous fûmes rentrés, elle remonta immédiatement dans sa chambres et ne reparut, qu’au moment du dîner, parée de sa plus belle robe, coiffée avec soin, la taille serrée dans son corset et les mains gantées. À table, elle se tint avec dignité, mangea très peu, ne but que de l’eau. C’était un nouveau rôle qu’elle voulait jouer en ma présence, le rôle d’une jeune personne modeste et bien élevées. Gagine la laissa faire ; il était facile de voir qu’il ne la contrariait en rien. Parfois seulement il se bornait à me regarder en haussant les épaules, comme pour me dire : — C’est une enfant, soyez indulgent. — Aussitôt que le dîner fut fini, elle se leva, nous fit une révérence, et, mettant son chapeau, elle demandai Gagine la permission d’aller voir Frau Louise.
— Depuis quand as-tu besoin de ma permission ? lui répondit-il avec son sourire habituel, cette fois cependant un peu mêlé de surprise ; tu t’ennuies donc avec nous ?
— Non, mais hier encore j’ai promis à Frau Louise d’aller la voir ; puis je croyais que vous aimeriez mieux passer la soirée seuls tous deux. M. N… ajoutait-elle en me désignant, te contera encore quelque chose.
Elle sortit.
— Frau Louise, me dit Gagine en cherchant à éviter mon regard, est la veuve de l’ancien maire de la ville ; c’est une vieille femme un peu niaise, mais très bonne. Elle témoigne beaucoup d’amitié à Anouchka. Celle-ci du reste a la manie de se lier avec des gens d’une condition inférieure, ce qui, suivant moi, est un indice de fierté. Vous voyez que je la gâte, ajouta-t-il après un moment de silence ; mais que voulez-vous ? Je ne sais être exigeant avec personne : comment le serais-je avec elle ?…
Je gardai le silence. Gagine porta la conversation sur un autre sujet. Plus je pénétrais son caractère, et plus il m’inspirait d’attachement. Je ne tardai pas à le comprendre : c’était une de ces bonnes natures russes, droites, honnêtes, simples, malheureusement un peu molles, sans relief et sans chaleur. La jeunesse ne bouillonnait pas dans ses veines, elle l’animait doucement. Il était intelligent et aimable, mais je ne pouvais me figurer ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait atteint l’âge d’homme. Artiste peut-être !… Mais tout art demande un travail pénible, des efforts soutenus, et jamais, me disais-je en voyant ses traits sans vigueur, en écoutant sa parole traînante, jamais il ne saura s’astreindre à un travail soutenu et bien dirigé… Il était cependant impossible de ne pas l’aimer ; on s’attachait à lui involontairement. Nous passâmes près de quatre heures ensemble, tantôt assis côte à côte sur le divan, tantôt nous promenant à pas lents devant la maison, et cette longue entrevue acheva de nous unir.
Le soleil se coucha, et je songeai à regagner mon domicile. Anouchka n’était pas encore rentrée.
— Elle n’en fait jamais d’autres, me dit Gagine. Voulez-vous que je vous accompagne ? Nous entrerons en passant chez Frau Louise, pour savoir si elle y est encore. Cela ne vous retardera pas beaucoup.
Nous descendîmes dans la ville, et, après avoir suivi pendant quelques instans une ruelle étroite et tortueuse, nous nous arrêtâmes devant une maison haute de quatre étages, mais qui n’avait que deux fenêtres dans sa largeur. Le second étage avançait sur la rue plus que le premier, et ainsi des deux autres. À voir cette étrange habitation, aux moulures gothiques, avec deux énormes poteaux dans le bas, un toit de tuiles pointu et une lucarne surmontée d’une grue en fer, on eût dit un gigantesque oiseau ramassé sur lui-même.
— Anouchka, cria Gagine, es-tu là ?
Une fenêtre éclairée s’ouvrit au troisième étage, et nous y aperçûmes la tête brune de la jeune fille. Derrière elle se montra la figure d’une vieille Allemande édentée et aux yeux affaiblis par l’âge.
— Me voici, dit Anouchka en s’accoudant avec grâce sur l’appui de la croisée ; je me trouve bien ici… Tiens, prends cela, ajouta-t-elle en jetant à Gagine une branche de géranium. Figure-toi que je suis la dame de tes pensées.
Frau Louise se mit à rire.
— N… s’en retourne, reprit Gagine ; il voudrait te dire adieu.
— Vraiment ? dit Anouchka. Dans ce cas, donne-lui ma branche. Je vais rentrer.
Ayant refermé la fenêtre, elle embrassa la vieille Allemande, à ce que je crois. Gagine me tendit silencieusement la branche qu’il tenait à la main. Je la mis, sans rien dire, dans ma poche, et, m’étant rendu au lieu où l’on traversait le fleuve, je passai sur l’autre rive.
Je me rappelle qu’en revenant à la maison, le cœur triste, quoique je ne songeasse à rien, une odeur assez rare en Allemagne, mais qui m’était bien connue, éveilla subitement mon attention. Je m’arrêtai et aperçus près de la route un petit champ de chénevis. Le parfum que répandait cette plante de nos steppes me transporta tout à coup en Russie, et ce souvenir me remplit du désir ardent de respirer l’air natal et de marcher sur la terre russe. — Que fais-je ici ? Pourquoi continuer à me promener sur une terre étrangère, au milieu d’hommes que je ne connais pas ? — m’écriai-je involontairement, et l’oppression accablante qui étouffait mon cœur se changea bientôt en une amère et cuisante agitation. L’état dans lequel je me trouvais en rentrant chez moi était bien différent de celui que je ressentais la veille. J’étais presque en colère et fus longtemps à me calmer. Un mécontentement dont je ne pouvais me rendre compte m’agitait. Je finis par m’asseoir, et le souvenir de la veuve perfide s’étant présenté à mon esprit (elle m’occupait officiellement chaque soir), je pris une de ses lettres, mais je ne l’ouvris pas : mes pensées avaient déjà pris une autre direction. Je me mis à.réfléchir… Je songeai à Anouchka. Il me revint en mémoire que, dans le cours de notre conversation, Gagine m’avait donné à entendre que certaines circonstances l’empêchaient de rentrer en Russie — Est-ce bien sa sœur ? me demandai-je à haute voix.
Je me couchai et j’essayai de m’endormir ; mais une heure après j’étais encore appuyé sur mon coude et pensant toujours à cette capricieuse petite fille au rire forcé. » — Elle me rappelle la petite Galatée de la Farnesina, me dis-je à demi-voix ; oui, et elle n’est pas sa sœur.
Pendant que je réfléchissais ainsi, la lettre de ma veuve était tranquillement étendue sur le plancher, éclairée par les rayons de la lune.
Le lendemain matin, je me rendis de nouveau à L… Je me persuadai que j’aurais le plus grand plaisir à voir Gagine ; mais le fait est que j’étais secrètement poussé par le désir de savoir si Anouchka se comporterait aussi étrangement que la veille. Je les trouvai tous deux dans le salon, et, chose singulière, mais qui tenait peut-être à ce que j’avais rêvé longtemps à la Russie pendant la nuit et la matinée, Anouchka me parut tout à fait Russe. Oui, elle me rappela une de nos jeunes filles du peuple ; je lui trouvai même un peu l’air de nos femmes de chambre. Elle portait une robe légèrement froissée ; ses cheveux étaient rejetés derrière les oreilles, et, assise, sans bouger, près de la fenêtre, elle brodait modestement, comme si elle n’avait jamais fait autre chose de sa vie. Les yeux fixés sur son ouvrage, elle ne parlait presque pas et ses traits avaient une expression si insignifiante, si vulgaire, que je songeai involontairement aux Katia et aux Mâcha[2] de nos intérieurs. Pour compléter la ressemblance, elle se mit à fredonner la chanson O ma mère, ma petite colombe. — Pendant que j’examinais sa figure pâle et son regard éteint, les rêves que j’avais faits la veille me revinrent à l’esprit, et je me sentis pris de compassion, je ne sais pourquoi. Le temps était magnifique ; Gagine nous déclara qu’il se proposait d’aller dessiner d’après nature. Je lui demandai la permission de l’accompagner, si toutefois cela ne le gênait pas.
— Au contraire, me répondit-il, vous pourrez me donner de bons conseils.
Il mit un chapeau rond à la Van-Dycky une blouse, et partit, son carton sous le bras. Je le suivis ; Anouchka resta à la maison. En partant, Gagine lui recommanda de veiller à ce que la soupe ne fût pas trop claire ; elle lui promit de s’occuper de la cuisine. Arrivés dans une vallée que je connaissais déjà, Gagine s’assit sur une pierre et se mit à dessiner un vieux chêne aux branches vigoureuses. Je m’étendis sur l’herbe et pris un livre ; mais j’en lus deux pages tout au plus. Quant à Gagine, il se borna à tracer quelques traits sur son papier. Le temps se passa en conversations, et au lieu de travailler nous discutâmes sur la méthode qu’il faut suivre pour travailler avec fruits, les écueils à éviter, les procédés auxquels convient de recourir, et le rôle qui appartient aux artistes de l’époque actuelle. Gagine finit par me dire qu’il ne se sentait pas en verve, et vint se coucher à côté de moi. C’est alors que, nous abandonnant entièrement aux inspirations de notre âge, nous nous livrâmes à une de ces causeries intimes, tantôt mélancoliques, tantôt enthousiastes, mais toujours un peu confuses, qui nous sont particulièrement chères à nous autres Russes. Lorsque nous nous fûmes rassasiés de ces bavardages, nous reprîmes le chemin de la ville, fort satisfaits de nous-mêmes, et comme si nous avions heureusement rempli une tâche quelconque. Anouchka me parut absolument telle qu’avant notre départ. Je l’observai fort attentivement, et ne découvris en elle ni l’ombre de coquetterie, ni le moindre indice qui pût donner à croire qu’elle s’était imposé un rôle ; elle me sembla cette fois tout à fait naturelle.
— Ah ! dit Gagine en la voyant, elle jeûne et fait pénitence.
Lorsque le soir vint, elle bâilla plusieurs fois sans la moindre affectation, et remonta chez elle de bonne heure. Je quittai Gagine bientôt après, et en revenant chez moi je ne me livrai à aucune réflexion. Toute cette journée appartint à des sensations paisibles. Cependant je crois me souvenir qu’au moment de me coucher, cette exclamation involontaire m’échappa : La capricieuse enfant !
Et après un moment de silence j’ajoutai : Et pourtant elle ne doit pas être sa sœur !
Trois semaines se passèrent ainsi. J’allai chaque jour rendre visite à Gagine. Anouchka semblait m’éviter, mais elle ne se permettait plus ces excentricités qui m’avaient tant surpris lorsque je fis sa connaissance. Elle paraissait en proie à une tristesse et à un trouble secrets ; il lui arrivait même rarement de rire. Je l’observais avec curiosité.
Le français et l’allemand lui étaient également familiers ; mais on reconnaissait bientôt que dès son enfance elle n’avait pas été élevée par une femme, et qu’on lui avait donné une éducation bizarre, tout à fait différente de celle que Gagine avait reçue. Celui-ci, malgré sa blouse et son chapeau à la Van-Dyck, était un véritable seigneur russe, sans vigueur peut-être, un peu efféminé. Anouchka ne ressemblait nullement à une fille de seigneur ; tous ses mouvemens accusaient une sorte d’inquiétude : c’était un sauvageon nouvellement greffé, un vin qui fermentait encore. Naturellement timide et prompte à se troubler, elle en rougissait intérieurement, et dans son dépit elle cherchait à se donner un air dégagé et hardi, mais n’y réussissait pas toujours. Je tâchai plusieurs fois de l’amener à me parler de son passé, de son genre de vie en Russie ; elle répondait de fort mauvaise grâce à mes questions. Cependant je parvins à savoir que jusqu’au moment de son départ pour les pays étrangers elle avait habité la campagne. Je la trouvai un jour seule et lisant ; elle avait la tête appuyée sur ses deux mains, les doigts profondément enfoncés dans sa chevelure, et dévorait des yeux le livre qui était sur la table.
— Bravo ! m’écriai-je en m’approchant, comme vous êtes studieuse !
Elle releva la tête et me regarda d’un air digne et froid. — Vous pensiez donc que je savais seulement rire ? me répondit-elle en se levant pour sortir de la chambre.
Je jetai les yeux sur le titre du livre : c’était un roman français.
— Le choix ne me paraît pas des meilleurs, lui dis-je.
— Que faut-il donc lire ? s’écria-t-elle. Et, jetant le livre sur la table, elle ajouta : — S’il en est ainsi, j’irai plutôt faire des folies. — Et elle courut vers le jardin.
Le même jour, dans la soirée, je lisais à Gagine Hermann et Dorothée. Au commencement de cette lecture, Anouchka passait et repassait à chaque instant devant nous ; puis elle s’arrêta tout à coup, prêta l’oreille, s’assit doucement à mes côtés et m’écouta jusqu’à la fin. Le lendemain, ses manières avaient encore changé. Je compris qu’elle s’était mis dans la tête d’être une ménagère calme et sérieuse comme Dorothée. En un mot, son caractère me paraissait inexplicable. Quoique d’un amour-propre excessif, elle me captivait cependant, même lorsque ses manies m’indisposaient le plus. Le seul point sur lequel je finis par avoir une opinion bien arrêtée, c’est qu’elle n’était pas la sœur de Gagine. Celui-ci ne la traitait point fraternellement ; il se comportait à son égard avec trop de douceur, trop de condescendance, et cependant cette attitude trahissait une sorte de contrainte. Une circonstance étrange, ou plutôt qui me parut telle, confirma ces soupçons.
Un soir, en m’approchant du clos de vigne qui entourait la maison de Gagine, je trouvai la porte fermée. Quelques jours auparavant, j’avais remarqué un endroit où la haie était en partie détruite ; je m’introduisis par cette brèche. À peu de distance de là et à quelques pas du sentier, il y avait un petit berceau d’acacias ; à peine l’avais-je dépassé, que je distinguai la voix d’Anouchka. Elle prononça avec chaleur et en pleurant ces paroles : — Non, je n’aimerai jamais un autre que toi ! non ! non ! C’est toi seul que je veux aimer, et pour toujours !
— Allons, calme-toi, lui répondit Gagine. Tu sais bien que je me fie à toi.
Leurs voix partaient du berceau. Je les aperçus à travers le feuillage peu touffu des acacias ; ils ne me remarquèrent pas.
— Toi ! toi seul ! répéta-t-elle.
Et, se jetant à son cou, elle se mit à l’embrasser avec des sanglots convulsifs. Je restai quelques instans immobile, puis tout à coup je tressaillis. — Faut-il m’approcher d’eux ?… Pour rien au monde ! me dis-je avec un mouvement involontaire.
Je regagnai à grands pas la haie, et, l’ayant repassée, je pris presque en courant le chemin de la maison. Je souriais, je me frottais les mains, je m’étonnais de l’aventure, qui avait inopinément confirmé mes suppositions (la réalité m’en semblait désormais incontestable), et pourtant je me sentais au cœur une certaine amertume. — Il faut avouer, me dis-je, qu’ils savent bien dissimuler ! Mais à quoi bon ? Pourquoi me prendre pour dupe ? Je ne m’attendais pas à un pareil procédé de sa part… Et cruelle explication romanesque !
Je passai une mauvaise nuit. M’étant levé de grand matin, je jetai. sur mes épaules mon sac de touriste, j’avertis mon hôtesse que je ne rentrerais pas de la journée, et me dirigeai à pied du côté des montagnes, en suivant la rivière sur les bords de laquelle s’élève la petite ville de Z… Ces montagnes, dont la côte principale porte le nom de Hundsrück (Dos-du-Chien), sont d’une formation très curieuse : on y remarque surtout des couches de basalte très régulières et d’une grande pureté ; mais je ne songeais guère, pour le moment, à faire des observations géologiques. Je ne me rendais pas compte de ce que j’éprouvais, une seule pensée se dessinait clairement dans mon esprit : je ne voulais plus revoir ni Gagine ni Anouchka. Je me répétais que l’unique cause de l’éloignement subit qu’ils m’inspiraient était leur manque de franchise à mon égard. Rien ne les obligeait à se donner pour parens. Au reste, je cherchai à les oublier. Je me promenais lentement dans les montagnes et les vallées ; entrant dans les auberges des villages, je causais tranquillement avec les hôtes et les buveurs, ou bien, me couchant sur quelque pierre aplatie et chauffée par le soleil, je regardais courir les nuages. Heureusement pour moi, le temps était admirable. C’est ainsi que je passai trois jours, et ce genre de vie ne me déplaisait pas, quoique je sentisse revivre parfois la blessure qui avait été faite à mon cœur. L’état de mon esprit était presque en rapport avec l’aspect paisible des contrées que je parcourais.
Je m’abandonnais tranquillement au jeu du hasard, aux impressions naissantes ; elles se succédaient lentement et me laissèrent enfin dans une situation qui pouvait être considérée comme l’harmonieux résultat de tout ce que j’avais vu, senti et entendu durant ces trois jours, — oui, tout : odeur pénétrante de la résine dans les bois, cris et coups de bec des piverts, bruissement des clairs ruisseaux aux teintes bigarrées sur un fond de sable, profils peu accentués des montagnes, rocs hérissés, petits villages proprets aux vieilles églises entourées d’arbres, cigognes dans les prés, jolis moulins aux roues rapides, physionomies épanouies des campagnards en vestes bleues et en bas gris, charrettes criardes traînées lentement par des chevaux robustes et quelquefois par des vaches, jeunes piétons à longues chevelures sur les routes unies, bordées de pommiers et de poiriers…
Maintenant encore le souvenir de ces impressions m’est agréable. Humble coin du sol germanique ! séjour d’un bien-être modeste, où l’on rencontre à chaque pas les indices d’une main diligente, d’un travail peu hâtif, mais persévérant,… que la Providence veille sur toi !
Je ne rentrai que dans la soirée du troisième jour. J’ai oublié de dire que, dans mon dépit contre Anouchka, j’avais essayé de ressusciter dans mon cœur l’image de la veuve en question ; mais je n’y réussis pas. Je me rappelle que lorsque je m’efforçai d’évoquer son souvenir, je vis paraître devant moi une petite paysanne de cinq ans environ, au visage rond et innocent, aux yeux animés par une curiosité naïve… Elle me regardait avec une telle candeur… Le rouge me monta au front ; je me sentis tout honteux de mentir en présence de cette enfant au pur regard, et dès ce moment je renonçai pour toujours à l’idole que j’avais adorée.
Je trouvai à la maison une lettre de Gagine. Il me témoignait l’étonnement que lui avait causé mon départ subit ; me reprochait de ne l’avoir point pris pour compagnon, et me priait de venir les voir aussitôt de retour. Cette lettre ne me plut guère ; mais dès le lendemain je me mis en route pour L…
Gagine vint à ma rencontre amicalement et m’accabla de reproches affectueux ; quant à Anouchka, aussitôt qu’elle m’aperçut, elle éclata de rire sans le moindre motif, et, suivant son habitude, elle s’enfuit immédiatement. Gagine se troubla, lui cria en balbutiant qu’elle était folle, et me pria de l’excuser. J’avoue que cette conduite m’avait blessé ; j’étais déjà très mal disposé, cet excès d’hilarité sans cause et ces étranges façons me mécontentèrent singulièrement. Je fis semblant toutefois de n’avoir rien remarqué, et racontai à Gagine les détails de ma petite excursion : à son tour, il m’informa, de ce qu’il avait fait en mon absence ; mais la conversation ne marchait pas. Anouchka entrait à tout moment dans la chambre et en sortait presque aussitôt ; je finis par prétexter un travail indispensable, et déclarai qu’il me fallait partir. Gagine essaya d’abord de me retenir ; puis, m’ayant regardé attentivement, il me proposa de m’accompagner. Dans l’antichambre, la jeune fille s’approcha tout à coup de moi et me tendit la main ; je pressai le bout de ses doigts et m’inclinai à peine. Je traversai le Rhin avec Gagine, et lorsque nous fûmes auprès de mon érable, à la petite madone, nous nous assîmes sur le banc pour admirer le point de vue. Une conversation fort intéressante s’engagea bientôt entre nous.
Elle débuta par quelques paroles banales, puis vint un moment de silence ; nous avions les yeux fixés sur les eaux transparentes du fleuve.
— Je voudrais bien, savoir, me dit tout à coup Gagine avec son sourire habituel, ce que vous pensez d’Anouchka. Je suis sûr que vous la trouvez un peu étrange. Avouez-le.
— Oui, répondis-je, assez surpris de la question ; car je ne pensais pas qu’il en vînt à me parler d’Anouchka.
— Vous n’êtes pas en mesure de la juger, ajouta-t-il. Il faut la bien connaître. Elle a très bon cœur ; mais c’est une mauvaise tête. Elle est difficile à conduire. Au reste, il faut l’excuser, et si vous connaissiez son histoire…
— Son histoire ? lui dis-je. Elle n’est donc pas votre… Gagine me regarda fixement.
— N’allez-vous pas vous imaginer qu’elle n’est pas ma sœur ?… reprit-il sans faire attention à mon embarras. Non, elle est bien ma sœur ; elle est bien la fille de mon père. Écoutez-moi ; j’ai toute confiance en vous et vais tout vous conter.
Mon père était un homme très bon, intelligent, éclairé et fort malheureux. Le sort ne l’avait pourtant pas traité plus mal que beaucoup d’autres, mais il ne sut même point supporter le premier revers. Il s’était marié jeune et avait fait un mariage d’amour ; sa femme, ma mère, ne vécut pas longtemps ; je n’avais que six mois lorsqu’elle mourut. Mon père se fixa définitivement avec moi à la campagne et y demeura douze ans. Il prit soin lui-même de mon éducation, et ne se serait jamais séparé de moi, si son frère, mon oncle paternel, n’était pas venu le trouver à la campagne. Cet oncle habitait constamment Pétersbourg et y occupait un poste assez important. Il décida mon père à me confier à lui, puisqu’il ne pouvait se décider à quitter la campagne. Mon oncle lui représenta qu’il n’était pas convenable d’habituer un enfant de mon âge à l’isolement, qu’entre les mains d’un précepteur triste et taciturne comme l’était mon père, je resterais fort en arrière des enfans de ma génération, et que mon caractère même pourrait fort bien s’en ressentir. Mon père résista longtemps à ces instances ; cependant il finit par s’y rendre. Je pleurai beaucoup en le quittant ; je l’aimais, quoique je n’eusse jamais surpris un sourire sur ses lèvres. Arrivé à Pétersbourg, j’oubliai bientôt le lieu sombre et triste où s’était écoulée mon enfance. J’entrai à l’école des cornettes, puis dans un régiment de la garde. Je me rendais tous les ans à la campagne pour y passer quelques semaines, et chaque fois je trouvais mon père de plus en plus triste, absorbé en lui-même, taciturne jusqu’à la timidité. Il se rendait journellement à l’église et avait presque entièrement perdu l’habitude de la parole. Dans une de ces visites (j’avais déjà une vingtaine d’années), j’aperçus pour la première fois une petite fille maigre, aux yeux noirs, âgée de dix ans environ, Anouchka. Mon père me dit que c’était une orpheline dont il prenait soin. Je ne fis aucune attention à cette enfant ; elle était sauvage, agile et silencieuse comme une petite bête fauve, et dès que j’entrais dans la chambre favorite de mon père, vaste salle où ma mère était morte, et tellement sombre qu’on y tenait des lumières allumées en plein jour, elle se cachait derrière un fauteuil ou derrière une armoire à livres. Des affaires de service me retinrent au régiment, et je restai trois années sans venir à la campagne ; mais tous les mois mon père m’écrivait quelques lignes : il me parlait rarement d’Anouchka dans ses lettres et n’entrait dans aucun détail à ce sujet. Il avait déjà cinquante ans passés et paraissait encore un jeune homme. Figurez-vous mon saisissement ; je reçois tout à coup de notre intendant une lettre dans laquelle il m’annonce que mon père est dangereusement malade et me conseille d’arriver au plus vite, si je veux lui dire adieu. Je partis en toute hâte et trouvai mon père encore en vie, mais au moment de rendre le dernier soupir. Il fut heureux de me voir, me pressa de ses mains décharnées, me regarda longtemps d’un œil à la fois interrogateur et suppliant, et, m’ayant fait promettre que je remplirais son dernier vœu, il donna ordre à son vieux valet de chambre de faire venir Anouchka. Le vieillard l’amena ; elle se soutenait à peine et tremblait de tous ses membres.
— Tiens, me dit mon père avec effort, je te confie ma fille, ta sœur. Jakof t’apprendra tout, ajouta-t-il en me montrant le valet de chambre.
Anouchka se mit à sangloter et tomba sur le lit la face la première. Une demi-heure après, mon père expira.
Voici ce que j’appris. Anouchka était la fille de mon père et d’une ancienne femme de chambre de ma mère, nommée Tatiana. Je me rappelle fort bien cette Tatiana ; elle était de haute taille, elle avait de grands yeux sombres, les traits nobles, sévères, intelligens, et passait pour une fille fière et peu abordable. Autant qu’il me fut possible de le comprendre par le récit plein de réticences respectueuses que fit Jakof, mon père n’avait remarqué Tatiana que plusieurs années après la mort de ma mère. À cette époque, Tatiana ne demeurait plus dans la maison seigneuriale ; elle habitait avec une de ses sœurs, mariée et chargée de surveiller la basse-cour. Mon père s’attacha vivement à elle, et lorsque j’eus quitté la campagne, il songea même à l’épouser ; mais elle s’y refusa malgré toutes ses instances. — La défunte Tatiana Vlacievna, me dit Jakof en se tenant gravement près de la porte, les mains derrière le dos, était une personne sensée, et elle ne voulut pas faire de tort à votre père. « Moi votre femme, la femme du seigneur ? Allons donc ! » C’est devant moi qu’elle daigna parler ainsi à votre père. — Le fait est que Tatiana ne consentit même pas à venir habiter la maison seigneuriale ; elle continua à demeurer chez sa sœur avec Anouchka. Dans mon enfance, je ne voyais Tatiana que les jours de fête à l’église. Coiffée d’un mouchoir foncé, un châle jaune sur les épaules, elle se tenait dans la foule près d’une fenêtre ; son profil sévère se dessinait nettement sur les vitres transparentes, et elle priait tranquillement avec une sorte de gravité modeste, s’inclinant profondément a l’ancienne manière. Lorsque mon oncle m’emmena, Anouchka n’avait que deux ans, et c’est à neuf ans qu’elle perdit sa mère.
Après la mort de Tatiana, mon père prit Anouchka auprès de lui, dans la maison seigneuriale. Il en avait déjà témoigné le désir plusieurs fois ; mais Tatiana s’y était opposée. Vous comprenez ce que dut éprouver Anouchka lorsqu’on la transporta chez le maître. Aujourd’hui encore elle se souvient du moment où on lui fit mettre une robe de soie et où l’on commença à lui baiser la main. Sa mère l’avait élevée très sévèrement ; mon père ne lui imposa aucune contrainte. Il se chargea de son éducation ; elle ne voyait que lui. Il ne la gâtait pas, ou, pour mieux dire, il ne l’entourait pas de soins inutiles ; mais il l’aimait à la folie et ne lui refusait rien : il se croyait, dans le fond de l’âme, coupable à son égard. Anouchka comprit bientôt qu’elle était le principal personnage de la maison ; elle savait que le maître était son père, mais elle comprit également que sa position était fausse ; son amour-propre s’en accrut bientôt, elle devint défiante, ses mauvais penchans s’enracinèrent, et elle perdit de sa naïveté. Elle voulait, me confia-t-elle plus tard, forcer le monde entier à oublier son origine ; tantôt elle rougissait de sa mère, elle rougissait de sa honte, tantôt elle en était fière. Vous voyez qu’elle savait et sait beaucoup de choses qu’on devrait ignorer à son âge ; mais est-elle donc coupable ? Des forces naissantes se développaient dans son sein, son sang était jeune, et personne n’était là pour la diriger… Une complète liberté en toutes choses, cela n’est pas facile à supporter. Ne voulant pas être au-dessous des autres filles de seigneur, elle se jeta dans la lecture. Pouvait-elle en tirer aucun profit ? Son existence se continuait dans la voie fausse où elle avait commencé ; mais son cœur est resté sain, son intelligence sut résister.
Me voilà donc seul, à l’âge de vingt ans, avec la charge d’une fille de treize ans ! Pendant les premiers jours qui suivirent la mort de mon père, le son de ma voix suffisait pour lui donner la fièvre, mes caresses l’effrayaient, elle fut longtemps à s’habituer à moi ; mais lorsqu’elle ne put douter que je la considérais et que je l’aimais comme une sœur, elle s’attacha à moi avec passion : elle ne peut rien ressentir à demi.
Je la conduisis à Pétersbourg, et quoiqu’il me fût pénible de la quitter, il m’était impossible de la garder auprès de moi ; je la plaçai dans une des meilleures pensions de la ville. Anouchka comprit la nécessité de cette séparation ; mais elle tomba bientôt malade, et faillit mourir. Cependant elle se fit à ce nouveau genre de vie et resta quatre ans en pension ; mais, contre mon attente, elle en sortit à peu près comme elle y était entrée. La maîtresse de la pension me faisait souvent des plaintes sur elle. — On ne peut pas la punir, me disait-elle, et la douceur ne réussit pas mieux. — Anouchka était fort intelligente, elle étudiait avec zèle et l’emportait à cet égard sur toutes ses camarades ; malheureusement elle ne voulait pas se plier à la règle commune, elle était volontaire, entêtée. On ne pouvait lui donner tout à fait tort ; dans sa position, elle ne pouvait connaître que la servilité et la sauvagerie. Elle ne se lia qu’avec une seule de ses compagnes ; c’était une fille pauvre, triste et d’une figure peu agréable. Toutes les autres élèves de la pension, la plupart filles de bonne maison, ne l’aimaient pas ; elles la poursuivaient constamment de leurs sarcasmes ; Anouchka leur tenait tête en tout. Un jour que le prêtre chargé de l’enseignement religieux parlait des défauts de la jeunesse, Anouchka dit à haute voix : « Il n’y a pas de plus grands défauts que la flatterie et la lâcheté. » En un mot, elle ne se modifia en rien ; seulement ses manières se polirent, quoiqu’elles laissent encore beaucoup à désirer.
Lorsqu’elle eut dix-sept ans, il fallut bien la retirer de pension. Ma position était assez embarrassante, mais il me vint tout à coup une heureuse idée ; je me décidai à quitter le service, à passer deux ou trois ans dans les pays étrangers et à emmener ma sœur avec moi. Aussitôt cette résolution prise, je la mis à exécution, et nous voilà tous deux sur les bords du Rhin, où, pendant que je m’essaie à peindre, elle continue à… en faire à sa tête et à extravaguer comme toujours ; mais j’espère que maintenant vous ne la jugerez point trop sévèrement. Quant à Anouchka, quoiqu’elle feigne de ne tenir à rien, je puis vous certifier qu’elle est très sensible à l’opinion des autres et à la vôtre surtout.
En prononçant ces derniers mots, Gagine sourit avec le calme qui lui était habituel. Je lui serrai fortement la main.
— Tout cela est bien, reprit-il, mais elle me donne des inquiétudes. C’est une nature des plus inflammables : jusqu’ici, personne ne lui a plu ; si jamais elle vient à aimer, je ne sais vraiment pas ce que je ferai. Figurez-vous que ces jours-ci elle se mit à me dire tout à coup que je m’étais refroidi à son égard, qu’elle n’aimait que moi et n’aimerait jamais aucun autre homme. Et en me faisant toutes ces démonstrations, elle pleurait à chaudes larmes.
— C’est donc cela,… commençai-je à dire ; mais je m’arrêtai sur-le-champ. — Puisque nous sommes sur le chapitre des confidences, repris-je, permettez-moi une question. Est-ce que vraiment personne ne lui a plu jusqu’ici ? Cependant à Pétersbourg elle a dû voir bien des jeunes gens.
— Ils lui ont tous déplu souverainement. Anouchka voudrait trouver un héros, un homme extraordinaire, ou quelque beau berger habitant un vallon champêtre ; mais il est temps que je m’arrête, je vous retiens, ajouta-t-il en se levant.
— Non, lui dis-je ; revenons chez vous, je n’ai pas envie de rentrer.
— Et votre travail ?
Je ne lui répondis pas. Gagine sourit avec bonhomie, et nous revînmes. En revoyant le clos de vigne et la maison blanche de la montagne, je ressentis je ne sais quelle émotion douce, une émotion qui venait vraiment du cœur. C’est comme si l’on m’y eût versé du miel en cachette. Le récit de Gagine m’avait soulagé.
Elle vint à notre rencontre sur le seuil de la porte. Je m’attendais à un nouvel éclat de rire ; mais elle s’approcha de nous, pâle, silencieuse, les yeux baissés.
— Je le ramène, lui dit Gagine, et il est bon de te dire qu’il l’a voulu, lui-même. Elle me regarda d’un air interrogateur. Je lui tendis la main à mon tour ; cette fois je pressai ses petits doigts, froids et tout tremblans. J’avais pitié d’elle ; je comprenais maintenant certains côtés de son caractère qui me semblaient inexplicables ; cette inquiétude, ce défaut de tenue, ce désir de se mettre en évidence, je trouvai tout cela fort naturel. Je pénétrai son âme ; un poids secret l’oppressait constamment, son amour-propre sans expérience s’agitait et se débattait hors de propos ; mais tout son être tendait à la vérité. Je compris ce qui m’attirait vers cette fille étrange : ce n’était point uniquement le charme à demi sauvage répandu sur ses formes déliées, c’était son âme qui me captivait.
Gagine se mit à fouiller dans ses cartons. Je proposai à Anouchka de m’accompagner dans les vignes. Elle y consentit immédiatement d’un air gai et presque soumis. Nous descendîmes jusqu’au milieu de la montagne, et nous assîmes sur une dalle.
— Et vous ne vous êtes pas ennuyé sans nous ? me demanda la jeune fille.
— Vous vous êtes donc ennuyée sans moi ? lui répondis-je. Anouchka me regarda à la dérobée.
— Oui, me dit-elle, et presque aussitôt elle reprit : Cela doit être beau, les montagnes ! Elles sont hautes, plus hautes que les nuages. Racontez-moi ce que vous avez vu. Vous l’avez raconté à mon frère, mais je n’ai rien entendu.
— Pourquoi n’écoutiez-vous pas ? lui dis-je.
— Je suis sortie… parce que… Maintenant je resterai, ajouta-t-elle d’un ton caressant et plein de confiance. Vous étiez fâché ce matin ?
— Moi ?
— Oui.
— À quel propos ? Vous vous trompez.
— Je n’en sais rien ; mais vous étiez fâché, et vous êtes parti fâché. J’étais très contrariée de vous voir partir, et je suis contente de vous voir revenu.
— Moi aussi, je suis bien aise d’être revenu, lui répondis-je, La jeune fille remua les épaules, comme le font souvent les enfans lorsqu’ils sont satisfaits.
— Oh ! je sais deviner, reprit-elle ; autrefois je devinais à la manière dont mon pauvre père toussait s’il était content de moi ou non.
C’était la première fois qu’elle me parlait de son père. Cela me surprit.
— Vous aimiez votre père ? lui demandai-je. — Et tout à coup je sentis à mon grand déplaisir que je rougissais.
Elle ne me répondit pas et rougit aussi. Nous gardâmes quelques instans le silence. Dans le lointain, la fumée d’un bateau à vapeur s’élevait sur le Rhin ; nous la suivîmes des yeux.
— Et votre récit ? me dit-elle à demi-voix.
— Pourquoi vous êtes-vous mise à rire tantôt en m’apercevant ? lui demandai-je.
— Je n’en sais rien. Quelquefois j’ai envie de pleurer, et je me mets à rire. Il ne faut pas me juger… d’après ma manière d’agir. À propos, qu’est-ce que ce conte de Loreley ? C’est son rocher que l’on voit d’ici ? On dit qu’elle avait commencé par noyer tout le monde, mais qu’étant devenue amoureuse, elle se précipita dans le Rhin. Cette histoire me plaît. Frau Louise en sait beaucoup, et elle me les raconte. Frau Louise a un chat noir aux yeux jaunes…
Anouchka leva la tête et secoua les boucles de sa chevelure. — Ah ! je suis contente, me dit-elle.
En ce moment, des sons harmonieux commencèrent à se faire entendre par intervalles. Quelques centaines de voix récitaient en chœur, avec des interruptions cadencées, un chant religieux. Une longue procession se montra au-dessous de nous, sur la route, avec des croix et des bannières.
— Si nous allions nous joindre à eux ? me dit la jeune fille en prêtant l’oreille aux chants qui arrivaient jusqu’à nous en s’affaiblissant de plus en plus.
— Vous êtes donc bien pieuse ?
— Aller en quelque lieu éloigné pour prier, pour accomplir une œuvre périlleuse ! ajouta-t-elle. Sans cela, les jours s’écoulent, la vie se passe inutilement.
— Vous êtes ambitieuse, lui dis-je. Vous ne voudriez pas quitter la vie sans laisser de traces…
— Est-ce donc impossible ?
— Impossible ! allais-je lui répondre ; mais je regardai ses yeux expressifs, et me bornai à lui dire : — Essayez !
— Dites-moi, reprit-elle après un moment de silence, pendant lequel je ne sais quelles ombres passaient sur son visage, qui avait pâli de nouveau ; elle vous plaît donc beaucoup, cette dame ?… Vous savez bien, mon frère a porté sa santé, dans les ruines, le lendemain du jour où nous avons fait votre connaissance.
Je me mis à rire.
— Votre frère plaisantait. Aucune femme ne m’a occupé, ou du moins ne m’occupe maintenant.
— Et qu’est-ce que vous aimez chez les femmes ? me demanda-t-elle en renversant la tête avec une curiosité enfantine.
— Quelle singulière question ! m’écriai-je. Elle se troubla un peu.
— Je n’aurais pas dû vous adresser une pareille question, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi ; j’ai l’habitude de dire tout ce qui me passe par la tête. C’est pourquoi je crains de parler.
— Parlez, je vous en conjure ; ne craignez rien, lui dis-je avec empressement, je suis si heureux de vous voir moins sauvage.
Anouchka baissa les yeux, et j’entendis pour la première fois un rire doux et léger sortir de sa bouche. — Allons, : commencez donc à me conter cela, reprit-elle, en arrangeant les plis de sa robe sur ses genoux, comme si elle se fût installée pour longtemps. Racontez-moi votre voyage, ou récitez-moi quelque chose comme ce que vous nous avez lu d’Onéguine[3].
Elle devint tout à coup pensive, et se mit à réciter d’une voix basse les vers suivans :
- Où sont aujourd’hui la croix et l’ombrage
- Qui marquaient la tombe de ma pauvre mère ?
— Pouchkine ne dit pas cela, lui fis-je observer[4].
— J’aurais aimé à être comme Tatiana[5], continuait-elle sur le même ton. Allons, commencez donc, me dit-elle avec vivacité.
Mais je n’y songeais guère, je la regardais ; elle était inondée de la chaude lumière du soleil ; tout en elle respirait à cette heure le contentement et une sorte d’apaisement. Autour de nous, ’à nos pieds, au-dessus de notre tête, la campagne, le fleuve, le ciel, tout était radieux. L’air même semblait rayonnant.
— Comme cela est beau ! Voyez ! dis-je en baissant la voix involontairement.
— Oui, très beau ! me répondit-elle sur le même ton et sans me regarder. Si vous et moi nous étions des oiseaux, comme nous prendrions notre course, comme nous volerions !… On pourrait plonger, se perdre dans cet azur… Mais nous ne sommes pas des oiseaux.
— Il peut nous pousser des ailes…
— Comment cela ?
— Attendez, vous l’apprendrez. Il y a des sentimens qui nous enlèvent au-dessus de cette terre. Soyez sans inquiétude, il vous viendra des ailes…
— En avez-vous jamais eu ?
— Que vous dirai-je ?… Je crois cependant que jusqu’ici je n’ai jamais pu quitter la terre…
Anouchka prit de nouveau un air pensif. Je me penchai un peu vers elle.
— Savez-vous valser ? Me dit-elle subitement.
— Oui, lui répondis-je, un peu surpris de cette question.
— Alors venez, venez… Je prierai mon frère de nous jouer une valse… Nous pourrons nous figurer que nous volons, qu’il nous est poussé des ailes. »
Elle courut dans la direction de la maison. Je la suivis, et quelques instans après nous tournions dans une chambre étroite, aux sons de la douce musique de Lanner : Anouchka valsait à merveille, avec entraînement. Je ne sais quelle douceur, quelque chose de féminin se répandit tout à coup sur sa sévère et chaste physionomie. Longtemps après, ma main sentait encore sa taille délicate ; j’entendis longtemps encore son souffle précipité se rapprochant de moi, longtemps encore je crus voir ses yeux foncés, fixes, presque entièrement fermés, se détachant sur son visage pâle, mais animé, et autour duquel s’agitaient les boucles de sa chevelure ondoyante…
Toute cette journée se passa on ne peut mieux. Nous nous divertîmes comme des enfans ; Anouchka était fort aimable et naturelle. Gagine la regardait et paraissait heureux. Lorsque je les quittai, il était déjà tard. Au milieu du Rhin, je priai le passeur de laisser le bateau descendre le courant. Le vieillard souleva les avirons, et le fleuve majestueux nous emporta. Pendant que je repassais dans mon esprit les souvenirs de la journée ; je ressentis tout à coup une inquiétude secrète ; je levai les yeux au ciel, mais il n’offrait point non plus l’image du repos ; il était tout parsemé d’étoiles, tout y était mouvement, agitation, frémissement. Je me baissai vers le fleuve, et là aussi, dans ces sombres et froides profondeurs, des étoiles scintillaient en tremblant ; il me semblait qu’une animation inquiète me pénétrait de toutes parts, et le trouble secret que j’éprouvais en était augmenté. Je m’appuyai contre le bord du bateau… Le chuchottement du vent dans mes oreilles, le doux clapotement de l’eau autour de la quille m’impatientaient, et les fraîches émanations des vagues ne me rafraîchissaient point. Un rossignol se mit à chanter sur le rivage, et je me sentis enivré par le philtre subtil de ses notes harmonieuses. Mes yeux se remplirent de larmes, mais ces larmes n’étaient point appelées par une exaltation sans motif. Ce que j’éprouvais n’était point l’émotion confuse des désirs vagues que j’avais ressentis il y a peu de temps… Non ! une soif de jouissances me dévorait. Je n’osais encore la désigner par son nom ; mais le bonheur, un bonheur poussé jusqu’à la satiété, Voilà ce que je voulais, voilà ce qui m’enflammait le cœur… Le bateau coulait toujours au fil de l’eau, et le vieux passeur était toujours assis ; il dormait penché sur ses avirons.
En sortant le lendemain pour me rendre, chez Gagine, je ne me demandai pas si j’étais amoureux d’Anouchka ; mais elle occupait toute ma pensée, et je me félicitais de notre rapprochement imprévu. Je sentais que je la comprenais seulement depuis hier ; jusque-là elle s’était détournée de moi, et voici qu’au moment où elle se montre enfin à mes yeux, de quelle lumière attrayante s’éclaire son image ! Combien elle me surprend ! Que je crois y découvrir de séductions mystérieuses !
Je suivais délibérément le chemin que j’avais déjà parcouru tant de fois, en jetant à chaque pas les yeux sur la petite maison blanche qui se montrait dans le lointain. Je ne songeais nullement à un avenir éloigné, je ne pensais même pas au lendemain : je me sentais heureux.
Lorsque j’entrai dans la chambre, Anouchka rougit ; je remarquai qu’elle avait de nouveau fait toilette, mais l’expression de ses traits n’allait point à sa mise : elle était triste. Et moi qui arrivais tout joyeux ! Je crus même m’apercevoir que, suivant son habitude, elle avait été sur le point de s’enfuir, mais qu’ayant fait un effort sur elle-même, elle était restée. Gagine se trouvait dans cet état particulier d’ardeur et de furie qui prend subitement les artistes dilettantes comme un accès de fièvre, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils ont réussi, comme ils le disent, à « saisir la nature par la queue. » Il se tenait tout ébouriffé, tout barbouillé de couleur, devant une toile, et s’escrimait du pinceau. Il me salua d’un signe de tête presque rébarbatif, se recula de quelques pas, cligna les yeux, et se jeta de nouveau sur son tableau. Je me gardai bien de le déranger, et j’allai m’asseoir auprès d’Anouchka. Ses yeux sombres se tournèrent lentement de mon côté.
— Vous n’êtes pas aujourd’hui comme hier, lui dis-je après avoir vainement essayé de la faire sourire.
— Oui, je ne suis pas la même, me répondit-elle d’une voix lente et sourde ; mais cela ne fait rien. Je n’ai pas bien dormi : j’ai réfléchi toute la nuit.
— À quoi ?
— Ah ! mon Dieu, à beaucoup de choses. C’est une habitude de mon enfance, du temps où je vivais encore auprès de ma mère…
C’est avec effort qu’elle prononça ce dernier mot, mais elle répéta de nouveau : — Lorsque je vivais auprès de ma mère,… je me demandais souvent pourquoi nous ne connaissons pas ce qui doit nous arriver ; même lorsqu’on prévoit un malheur, on ne peut pas l’éviter. Et pourquoi aussi ne peut-on pas dire toute la vérité ?… Je pensais encore cette nuit que je ne savais rien et qu’il fallait m’instruire. J’aurais besoin d’une nouvelle éducation : j’ai été fort mal élevée. Je ne sais pas jouer du piano, je ne sais pas le dessin ; c’est à peine si je sais coudre. Je n’ai de dispositions pour rien. On doit s’ennuyer beaucoup avec moi.
— Vous ne vous rendez pas justice, lui répondis-je. Vous avez beaucoup lu, et avec votre esprit…
— Ai-je de l’esprit ? me demanda-t-elle avec une curiosité si naïve que je me surpris à rire. Elle ne sourit même pas. — Ai-je de l’esprit, mon frère ? demanda-t-elle à Gagine.
Celui-ci ne lui répondit pas ; il continuait * à peindre avec acharnement, en changeant sans cesse de pinceau et en levant la main très haut.
— Je ne sais vraiment pas ce que j’ai dans la tête, reprit Anouchka toujours d’un ton pensif. Quelquefois je me fais peur à moi-même vraiment. Ah ! j’aurais voulu… Est-il vrai que les femmes ne doivent pas lire beaucoup ?
— Beaucoup, non ; mais…
— Dites-moi ce que je devrais lire ; dites-moi ce que je devrais faire. Je suivrai vos conseils en tout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi avec un mouvement de confiance et d’abandon. Je ne savais que lui répondre.
— Vous ne vous ennuyez pas avec moi, n’est-ce pas ?
— Comment pouvez-vous en douter ?…
— Allons, merci ! dit Anouchka en m’interrompant ; je craignais de vous paraître ennuyeuse.
Et de sa petite main brûlante elle serra fortement la mienne.
— Dites donc, N…, s’écria en ce moment Gagine, ce ton n’est-il pas trop foncé ?
Je m’approchai de lui. La jeune fille se leva et s’éloigna. Au bout d’une heure environ, elle reparut sur le pas de la porte et me fit signe de la main. — Écoutez, me dit-elle. Si je venais à mourir, en seriez-vous fâché ?
— Quelle idée avez-vous ? m’écriai-je.
— Je crois que je ne vivrai pas longtemps ; il me semble souvent que tout ce qui m’entoure me fait ses adieux. Plutôt mourir que de vivre comme… Ah ! ne me regardez pas ainsi ! Je vous assure que je ne feins pas. Sans cela, je recommencerais à avoir peur de vous.
— Je vous faisais donc peur ?
— Si je suis étrange, il ne faut pas me le reprocher, reprit-elle. Voyez, je ne puis déjà plus rire…
Elle resta triste et préoccupée jusqu’à la fin de la soirée. Je ne pouvais comprendre ce qui se passait en elle. Ses yeux s’arrêtaient souvent sur moi ; mon cœur se serrait doucement sous ce regard énigmatique. Elle paraissait tranquille, et moi, tout en la regardant, j’avais envie de lui conseiller plus de calme. Je me sentais heureux près d’elle ; sa figure pâle avait un charme touchant que je retrouvais dans tous ses mouvemens indécis, contenus. Quant à elle, il lui semblait, je ne sais pourquoi, que j’étais mal disposé.
— Écoutez-moi, me dit-elle peu d’instans avant mon départ. Je crains que vous ne m’accusiez de légèreté. Cette pensée me tourmente… Croyez à l’avenir tout ce que je vous dirai, mais à votre tour usez de franchise. Quant à moi, je vous dirai toujours la vérité ; je vous en donne ma parole d’honneur…
Cette expression de « parole d’honneur » me fit encore une fois sourire.
— Ah ! ne riez pas, me dit-elle avec vivacité, sans quoi je vous répéterai aujourd’hui ce que vous m’avez dit hier : « Pourquoi riez-vous ? » — Après un moment de silence, elle ajouta : — Vous rappelez-vous qu’hier vous me parliez d’ailes ?… Ces ailes me sont poussées, mais je ne sais où voler.
— Allons donc ! lui répondis-je, tous les chemins, vous sont ouverts.
Elle me regarda fixement et ne me quitta pas des yeux pendant quelques instans. — Vous avez aujourd’hui une mauvaise opinion de moi, me dit-elle ensuite en fronçant un peu les sourcils.
— Moi ? une mauvaise opinion, et de vous ?…
— Qu’avez-vous donc à vous tenir là. comme si vous étiez morfondus ? dit en ce moment Gagine. Voulez-vous que je vous joue comme hier un air de valse ?
— Non, non ! s’écria-t-elle enjoignant les mains. Aujourd’hui, pour rien au monde !
— Calme-toi, je ne veux pas te contraindre…
— Pour rien au monde ! répéta-t-elle en pâlissant.
— Est-ce qu’elle m’aimerait ? pensai-je en m’approchant du Rhin, dont les eaux presque noires roulaient avec rapidité.
— Est-ce qu’elle m’aimerait ? me demandai-je le lendemain matin en me réveillant. Je craignais d’interroger le fond de mon cœur. Je sentais que son image, l’image de la « jeune fille au rire forcé, » s’était gravée dans mon esprit, et que je ne l’y effacerais pas facilement. Je me rendis à L…, et j’y restai toute la journée ; mais je ne vis Anouchka qu’en passant. Elle était indisposée, elle avait la migraine. Cependant elle descendit, mais pour quelques minutes,le front ceint d’un mouchoir, pâle, tremblante, et les yeux presque entièrement fermés. Elle sourit un peu et me dit : — Cela passera, ce n’est rien. Tout passe, n’est-ce pas ? — Et elle sortit. Je me sentis pris d’ennui, dominé par une sensation de tristesse et de vide, et pourtant je ne pouvais me décider à partir. Je rentrai tard à la maison, sans l’avoir revue.
Je passai toute la matinée du lendemain dans une sorte de somnolence morale ; j’essayai de me mettre à travailler, impossibles. Je n’avais de goût pour rien, je ne voulais même pas penser ; mais je n’y réussis pas mieux… J’errais dans la ville, je rentrais à la maison pour ressortir quelques instans après.
— N’êtes-vous pas M. N… ? dit tout à coup la voix d’un enfant.
Je me retournai ; un petit garçon m’aborda. — Voici, me dit-il, de la part de Fräulein Anouchka. — Et il me remit une lettre.
Je l’ouvris et reconnus son écriture rapide et incorrecte. « Il faut absolument que je vous voie, me disait-elle. Trouvez-vous aujourd’hui, à quatre heures, dans la chapelle de la prison, sur la route qui conduit aux ruines… J’ai fait aujourd’hui une grande imprudence… Venez, au nom du ciel ! vous saurez tout : .. Dites au porteur : Oui. »
— Y a-t-il une réponse ? me demanda le petit garçon.
— Dis oui à la Fräulein, lui répondis-je, et il s’éloigna en courant.
Je rentrai dans ma chambre, et, m’asseyant, je me mis à réfléchir. Mon cœur battait avec force. Je relus plusieurs fois la lettre d’Abouchka. Je regardai à ma montre ; il n’était même : pas midi.
La porte s’ouvrit, et Gagine entra. Je lui trouvai l’air sombre. Il me prit la main et la serra avec force ; il paraissait très agité.
— Qu’avez-vous ? lui demandais-je.
Gagine prit une chaise et s’assit à côté de moi.
— Il y a trois jours, me dit-il avec un sourire contrait et d’une voix peu assurée, je vous ai raconté des choses qui vous ont surpris ; aujourd’hui je vais vous étonner encore plus. Je ne me serais probablement pas décidé à… m’ouvrir ainsi… à un autre… Mais vous êtes un homme d’honneur ; vous êtes un ami pour moi, n’est-ce pas ? Écoutez-moi donc : Anouchka, ma sœur, vous aime.
Je tressaillis et me levai subitement.
— Votre sœur, me dites-vous ?…
— Oui, oui, reprit aussitôt Gagine. Je vous le répète, c’est une folle, et elle me fera perdre l’esprit. Heureusement elle ne sait pas mentir et me confie tout. Ah ! quel cœur elle a cette petite fille !… Mais elle se perdra, c’est sûr.
— Vous devez vous tromper…
— Non, je ne me trompe pas. Savez-vous qu’hier elle est restée couchée presque toute la journée, sans rien prendre ? Il est vrai qu’elle ne se plaignait de rien ;… mais elle ne se plaint jamais. Moi, je n’étais pas inquiet, quoique vers le soir elle eût un peu d’agitation. Aujourd’hui, à deux heures du matin, notre hôtesse est venue me réveiller. « Allez voir votre sœur, me dit-elle, je la crois malade. » Je courus dans la chambre d’Anouchka et la trouvai encore habillée, dévorée de fièvre, toute en larmes ; elle avait la tête brûlante, les dents lui claquaient. « Qu’as-tu ? lui demandai-je. Es-tu malade ? » Elle se jeta à mon cou et se mit à me conjurer de l’emmener au plus vite, si je voulais qu’elle restât en vie. N’y comprenant rien, j’essaie de la tranquilliser… Ses sanglots redoublent, et tout à coup, au milieu de ses sanglots, j’entends… Bref, elle m’apprit qu’elle vous aimait… Vous et moi, nous sommes des gens raisonnables, et nous ne comprendrons jamais combien ces sentimens sont profonds, avec quelle violence ils se déclarent ; ils éclatent inopinément comme un orage, et rien ne peut en arrêter le cours… Vous êtes sans doute un homme fort aimable, continua Gagine ; mais pourquoi est-elle éprise de vous à ce point ? Je vous avoue que je ne le comprends pas, Elle dit que du moment où elle vous vit, elle s’attacha à vous… C’est pour cela qu’elle pleurait tant l’autre jour en protestant qu’elle ne voulait aimer que moi au monde… Elle se figure que vous la méprisez, connaissant probablement son origine ; elle m’a demandé si je vous avais raconté son histoire. Je lui ai dit naturellement que non ; mais sa pénétration est vraiment effrayante. Maintenant elle ne demande qu’une chose : elle veut partir, partir immédiatement. Je suis resté auprès d’elle jusqu’au matin ; elle m’a fait promettre que nous ne serions plus ici demain, et alors seulement elle s’est endormie. Après y avoir bien réfléchi, je me suis décidé à venir vous parler. Selon moi, elle a raison ; il faut que nous partions. Je l’aurais emmenée même dès aujourd’hui, s’il ne m’était pas venu une pensée qui m’a arrêté. Peut-être… qui sait ?… ma sœur vous plaît. S’il en était ainsi, pourquoi partir ?… Aussi me suis-je décidé, en mettant tout amour-propre de côté… d’ailleurs j’ai fait quelques remarques… je me suis décidé… à vous demander… — Mais ici le pauvre Gagine se troubla. — Vous me le pardonnez, n’est-ce pas ? Je vous en prie, ajouta-t-il, je ne suis pas fait à de pareilles aventures.
Je lui pris la main.
— Vous voulez savoir, lui dis-je d’un ton ferme, si votre sœur me plaît ? Oui, elle me plaît…
Gagine me regarda.
— Cependant, reprit-il en hésitant, vous ne consentiriez pas à l’épouser ?
— Comment voulez-vous que je réponde à une pareille question ? Reconnaissez-le vous-même, puis-je dès à présent ?…
— Je le sais, je le sais, dit vivement Gagine. Je n’ai point le droit de vous demander une réponse, et ma question est fort inconvenante ; mais comment faire ? Il est imprudent de jouer avec le feu ; vous ne connaissez pas Anouchka ; elle peut fort bien tomber malade, s’enfuir, vous donner des rendez-vous.. Une autre saurait cacher ses sentimens et attendre ; mais elle, non. C’est la première fois, voilà le mal ! Si vous saviez comme elle sanglotait aujourd’hui à mes pieds, vous comprendriez mes craintes.
Je me mis à réfléchir. Les paroles de Gagine « vous donner des rendez-vous » m’avaient piqué au cœur. Il me paraissait honteux de ne pas répondre par un aveu loyal à son honnête franchise.
— Oui, lui dis-je enfin, vous avez raison. Il y a une heure de cela, j’ai reçu de votre sœur une lettre ; la voici.
Gagine prit la lettre, la parcourut rapidement et laissa retomber ses mains sur ses genoux. La surprise qu’exprimaient ses traits était fort plaisante, mais je ne songeais guère à rire en ce moment.
— Vous êtes un homme d’honneur, répéta-t-il ; mais quel parti prendre ? Comment ! elle demande à fuir, et elle vous écrit, et elle se reproche son imprudence ! Quand a-t-elle eu le temps de vous écrire ? Que veut-elle de vous ?
Je le rassurai, et nous nous mîmes à causer tranquillement, autant qu’il était possible en pareille circonstance, sur ce qu’il y avait de mieux à faire. Voici le parti auquel nous nous arrêtâmes enfin : pour prévenir tout malheur, il fut convenu que j’irais au rendez-vous et m’expliquerais loyalement avec Anouchka ; Gagine s’engagea à rester à la maison sans paraître savoir qu’il avait vu la lettre. Il fut décidé en outre que nous nous retrouverions le soir.
— J’ai pleine confiance en vous, me dit Gagine en me serrant la main ; ayez des ménagemens pour elle et pour moi, mais nous n’en partirons pas moins demain, ajouta-t-il en se levant, car vous ne l’épouserez pas.
— Donnez-moi jusqu’à ce soir, lui répondis-je.
— Soit ; mais vous ne vous marierez pas.
Il sortit ; moi je me jetai sur le divan et fermai les yeux. J’avais des vertiges ; trop d’impressions diverses s’étaient pressées à la fois dans ma tête. J’en voulais à Gagine de sa franchise, j’en voulais à Anouchka ; son amour me réjouissait et me troublait. Je ne pouvais comprendre pourquoi elle avait tout confié à son frère ; j’étais agité surtout par la nécessité de prendre aussi promptement une semblable décision.
— Épouser une fille de dix-sept ans, et d’un pareil caractère ! Est-ce possible ? me dis-je, et je me levai.
À l’heure convenue, je passai le Rhin, et la première personne que je rencontrai sur le bord fut le même petit garçon qui était venu me trouver le matin. Il semblait m’attendre.
— De la part de Fräulein Anouchka, me dit-il en baissant la voix, et il me remit un nouveau billet.
Anouchka m’annonçait que le lieu du rendez-vous était changé. Elle me disait de me trouver dans une heure et demie, non pas à la chapelle, mais chez Frau Louise ; je devais frapper à la porte, entrer et monter trois étages.
— Encore une fois oui ? me demanda le petit garçon.
— Oui, lui répondis-je, et je me dirigeai le long du rivage. Je n’avais pas assez de temps devant moi pour revenir à la maison, et ne voulais pas errer dans les rues. Derrière les murs de la ville s’étendait un petit jardin avec un jeu de quilles couvert et des tables pour les buveurs de bière. J’y entrai. Plusieurs Allemands d’un âge mûr jouaient aux quilles ; les boules roulaient avec bruit, et de temps à autre s’élevait un murmure d’approbation. Une jolie petite servante, aux yeux gonflés par les larmes, m’apporta une cruche de bière. Je la regardai avec attention : elle se détourna brusquement et s’éloigna.
— Oui, oui, dit au même instant un gros bourgeois aux joues vermeilles, Aennchen est aujourd’hui très affligée. Son promis s’est enrôlé. — Je la regardai de nouveau, elle se retira dans un coin et cacha sa figure dans ses mains ; des larmes tombaient lentement entre ses doigts. Quelqu’un demanda de la bière ; elle lui apporta une cruche et alla reprendre sa place. Cette douleur muette me frappa ; je me mis à réfléchir à l’entrevue qui m’attendait, mais j’étais inquiet, triste. Ce n’était pas le cœur plein d’espérance, que je me rendais à cette entrevue ; je ne devais point m’y abandonner aux joies d’un amour partagé ; je devais y tenir ma parole, remplir un devoir pénible. « Il ne faut pas plaisanter avec elle, » ces paroles de Gagine m’avaient percé le cœur comme une flèche. Pourtant, il y avait trois jours, dans ce bateau que les flots emportaient, n’étais-je pas tourmenté par une soif de bonheur ? Je pouvais la satisfaire, et j’hésitais, je repoussais ce bonheur, mon devoir m’ordonnait de le repousser… Cette possibilité était si inattendue que j’en étais troublé. Anouchka elle-même, avec sa tête ardente, son passé, son éducation ; Anouchka, cette créature séduisante, mais étrange, j’avoue qu’elle m’effrayait. Ces sentimens se combattirent longtemps en mon esprit. Le moment fixé approchait. — Je ne peux pas l’épouser, me dis-je enfin ; elle ne saura pas que je l’ai aimée.
Je me levai, mis un thaler dans la main de la pauvre Aennchen (elle ne me remercia même pas), et me dirigeai vers la maison de Frau Louise. Les teintes du soir se répandaient déjà dans l’air, et au-dessus de la rue sombre s’étendait une longue bande de ciel empourpré par le crépuscule. Je frappai doucement à la porte ; elle s’ouvrit immédiatement. Je franchis le seuil et me trouvai dans une obscurité complète.
— Par ici ! me dit une voix cassée, on vous attend.
Je fis quelques pas à tâtons ; une main osseuse saisit ma main.
— Est-ce vous, Frau Louise ? demandai-je.
— Oui, me répondit la même voix, c’est moi, mon beau jeune homme.
La vieille me fit monter un escalier très raide, et s’arrêta sur le palier du troisième étage. Je reconnus alors, à la faible lueur que laissait pénétrer une petite lucarne, la figure ridée de la vieille femme du bourgmestre. Un sourire malin et doucereux entr’ouvrait sa bouche édentée et faisait grimacer ses yeux éteints. Elle me montra une petite porte. Je la poussai convulsivement de la main, j’entrai et la refermai avec force derrière moi.
La petite chambre dans laquelle je me trouvai était obscure, et je fus quelques instans avant d’y apercevoir Anouchka. Elle se tenait assise, enveloppée d’un grand châle, près de la fenêtre, la tête tournée et presque cachée, comme un oiseau effrayé. Sa respiration était agitée, et elle tremblait. Je me sentis pris d’une profonde compassion pour elle. Je m’approchai, elle détourna la tête plus vivement encore.
— Anna Nikolaïevna, lui dis-je.
Elle se redressa tout à coup et voulut me regarder, mais elle ne l’osa pas. Je lui saisis la main ; elle était froide et resta immobile dans la mienne, comme si la vie s’en était retirée.
— Je voulais,… commença-t-elle en essayant de sourire ; mais ses lèvres pâles ne lui obéissaient pas. Je voulais… Non, impossible, ajouta-t-elle, et elle se tut. Sa voix s’éteignait effectivement à chaque mot.
Je m’assis à côté d’elle.
— Anna Nikolaïevna, répétai-je sans pouvoir rien ajouter.
Un silence suivit. Je continuais à tenir sa main dans la mienne en la regardant. Elle était toujours ramassée sur elle-même ; sa respiration était précipitée ; elle mordait légèrement sa lèvre inférieure pour ne point pleurer, pour retenir les larmes qui roulaient dans ses yeux… Je la regardais toujours ; il y avait en elle une immobilité tellement étrangère à toute idée de résistance que j’en fus profondément touché. On eût dit qu’elle s’était jetée, épuisée de fatigue, sur cette chaise, d’où elle ne bougeait pas. Je sentis mon cœur se fondre.
— Anouchka, lui dis-je à voix basse.
Elle leva lentement ses yeux sur moi… O regard d’une femme qui commence à aimer, comment te décrire ?… Ils suppliaient, ces yeux ; ils exprimaient la confiance, l’inquiétude, l’abandon… Impossible de résister. Je me penchai sur sa main… Un son frémissant, qui ressemblait à un sanglot brisé, se fit entendre, et je sentis sur mes cheveux le léger attouchement d’une main qui tremblait comme une feuille. Je levai la tête et aperçus sa figure. Comme elle était changée ! Cet air craintif s’était évanoui ; son regard se perdait et m’entraînait avec lui ; ses lèvres s’étaient un peu entr’ouvertes, son front avait la pâleur du marbre, et les boucles de ses cheveux étaient rejetées en arrière, comme si le vent les avait repoussées. J’oubliai tout ; je l’attirai vers moi, sa main s’y prêta doucement, tout son corps suivit ; son châle tomba de ses épaules, et sa tête s’inclina doucement sur ma poitrine, sous les baisers de mes lèvres brûlantes…
— À vous,… murmura-t-elle d’une voix mourante.
Tout à coup le souvenir de Gagine me frappa comme la foudre. — Votre frère… il sait tout,… m’écriai-je en me rejetant convulsivement en arrière… Il sait que nous sommes ensemble.
Anouchka retomba sur la chaise.
— Oui, lui dis-je en me levant, votre frère sait tout… J’ai été forcé de lui tout avouer.
— Forcé ? balbutia-t-elle. Il était facile de voir qu’elle n’était pas encore remise de son trouble ; elle ne me comprenait pas bien.
— Oui, oui, répétai-je avec une sorte de dureté, et vous seule êtes coupable, vous seule… Pourquoi avez-vous livré votre secret volontairement ? Qui vous obligeait à tout confier à votre frère ? Il est venu me trouver ce matin et me répéter la conversation qu’il avait eue avec vous (je tâchais de ne pas regarder Anouchka et marchais à grands pas dans la chambre) ; maintenant tout est perdu, tout, tout…
Anouchka voulut se lever.
— Restez ! m’écriai-je, restez, je vous prie. Vous avez affaire à un honnête homme, je vous le jure ! Mais, au nom du ciel, quelle a été la cause de vos alarmes ? Avez-vous remarqué aucun changement en moi ? Pour ma part, il m’était impossible de ne pas m’ouvrir à votre frère lorsqu’il est venu me trouver ce matin. — Mais que dis-je ? pensai-je en ce moment, et l’idée que j’étais un lâche séducteur, que Gagine était instruit de notre rendez-vous, que tout était dévoilé, perdu sans retour, me traversait incessamment l’esprit.
— Je n’ai pas envoyé mon frère, dit Anouchka d’une voix étouffée ; il est venu de lui-même.
— Vous devez comprendre la conséquence de votre conduite, re-pris-je. Et maintenant vous voulez partir ?
— Oui ; il faut que je parte, me répondit-elle d’une voix tout aussi faible ; je ne vous ai prié de venir ici que pour vous faire mes adieux.
— Et vous croyez, ajoutai-je, qu’il me sera facile de me séparer de vous ?
— Mais alors pourquoi l’avez-vous dit à mon frère ? Reprit Anouchka d’un air surpris.
— Je vous l’ai déjà dit, je ne pouvais m’en dispenser. Si vous ne vous étiez pas trahie vous-même…
— Je m’étais enfermée dans ma chambre, reprit-elle naïvement ; je ne savais pas que notre hôtesse avait une autre clé.
Cette excuse innocente, dans sa bouche et en pareille circonstance, me mit presque en colère… Et maintenant je ne puis y songer sans en être touché. Pauvre enfant ! âme honnête et franche !
— Mais tout est fini ! lui dis-je de nouveau, tout… Il faut nous quitter. — Je la regardai à la dérobée ; elle avait subitement rougi. Je compris que la crainte et la honte commençaient à l’agiter. Moi-même je marchais et parlais comme dans un accès de fièvre. — Vous n’avez pas laissé au sentiment que vous avez fait naître le temps de mûrir, vous avez brisé vous-même le lien qui nous unissait, vous n’avez pas eu confiance en moi, vous…
Pendant que je lui parlais ainsi, Anouchka s’inclinait de plus en plus, et tout à coup elle tomba à genoux, se couvrit la figure de ses mains et se mit à sangloter. Je courus à elle, j’essayai de la relever ; mais elle s’y refusait.
— Anna Nikolaïevna, Anouchka, lui dis-je, je vous en prie, je vous en conjure au nom du ciel, calmez-vous.
Je lui pris de nouveau la main ; mais elle se releva subitement, courut vers la porte avec la rapidité de l’éclair, et disparut.
Lorsque Frau Louise entra, quelques instans après, dans la chambre, j’étais encore à la même place comme frappé de la foudre. Je ne comprenais pas comment cette entrevue avait pu se terminer si promptement, si ridiculement, se terminer avant que j’eusse dit la centième partie de ce que je me proposais de dire, se terminer lorsque je ne savais pas encore moi-même comment tout cela pouvait finir.
— La Fräulein est-elle partie ? me demanda Frau Louise en levant ses sourcils jaunes jusqu’au sommet de son front.
Je la regardai comme un sot et sortis.
Je traversai la ville et marchai droit devant moi dans les champs. Un dépit, un dépit cuisant me rongeait le cœur. Je m’accablai de reproches. Comment n’avais-je pas compris le motif qui avait porté la jeune fille à changer le lieu de notre entrevue ? comment n’avais-je point apprécié combien il avait dû lui en coûter de se rendre chez cette vieille ? comment ne l’avais-je pas retenue ?… Seul avec elle dans cette chambre isolée et sombre, j’avais eu le courage de la repousser et même de lui faire la leçon !… Et maintenant son image me poursuivait, je lui demandais pardon : le souvenir de sa figure pâle, de ses yeux timides et pleins de larmes, de ses cheveux en désordre tombant sur son cou incliné, le frôlement léger de son front contre ma poitrine, tout cela réuni m’enflammait le sang. Je croyais l’entendre murmurer : « A vous ! » Je me répétais : « J’ai agi honnêtement ! » Mais non, ce n’était pas vrai ! Avais-je réellement souhaité un dénoûment pareil ? Aurais-je la force de me séparer d’elle ?… Moi, vivre sans elle ? Oh ! non !… Insensé ! insensé ! répétais-je avec colère.
La nuit venait. Je me dirigeai à grands pas vers la demeure d’Anouchka.
Gagine vint à ma rencontre : — Avez-vous vu ma sœur ? me cria-t-il de loin.
— Elle n’est pas à la maison ? lui demandai-je.
— Non.
— Elle n’est pas rentrée ?
— Non… Mais j’ai un reproche à me faire, continua Gagine : je n’ai pu m’empêcher d’aller, malgré ma promesse, à la chapelle. Je ne l’y ai pas trouvée. Elle n’est donc pas venue ?
— Elle n’est pas allée à la chapelle.
— Et vous ne l’avez pas vue ?
Je fus obligé d’avouer que je l’avais vue.
— Où cela ?
— Chez Frau Louise… Je l’ai quittée il y a une heure, ajoutai-je ; je pensais qu’elle était de retour.
— Attendons-la, me répondit Gagine.
Nous entrâmes dans la maison, et je m’assis à côté de Gagine. Nous étions silencieux, et une sorte de contrainte régnait entre nous. Placés à côté l’un de l’autre, nous nous regardions, nos yeux se portaient à tout instant vers la porte, nous écoutions. Enfin Gagine se leva : — Je n’y tiens plus, s’écria-t-il. Elle me tuera d’inquiétude !
— Oui ;… allons à sa recherche.
Nous sortîmes. Il faisait déjà nuit.
— Comment cela s’est-il passé ? me demanda Gagine.
— Notre entrevue n’a duré que cinq minutes tout au plus, lui répondis-je ; je lui ai parlé comme nous en étions convenus.
— Savez-vous ? me dit-il, je crois que nous ferions mieux de nous séparer. Cherchons-la chacun de notre côté : c’est le moyen de la rencontrer plus tôt ; mais dans tous les cas revenez à la maison dans une heure.
Je descendis rapidement le sentier qui traversait les vignobles, et j’entrai dans la ville. Après en avoir parcouru toutes les rues à la hâte, je jetai les yeux sur les fenêtres de Frau Louise, je gagnai le Rhin et me mis à suivre le rivage en courant… Ce qui m’agitait, ce n’était plus un sentiment de dépit, c’était une angoisse croissante, et à cette cruelle inquiétude se mêlaient encore le repentir, la pitié la plus vive, l’amour, oui, l’amour le plus sincère. Je me tordais les bras, j’appelais Anouchka au milieu des ténèbres de la nuit, qui devenait de plus en plus obscure, d’abord à demi-voix, puis de toutes mes forces ; je répétais cent fois que je l’aimais, en jurant de ne la point abandonner. J’aurais donné tout au monde pour tenir de nouveau sa main froide, pour entendre de nouveau sa voix timide, pour la revoir devant moi… Elle avait été si confiante, elle était venue à moi avec tant de résolution, dans toute l’innocence de son cœur,… et je ne l’avais pas serrée contre mon cœur, je m’étais refusé le bonheur de voir son charmant visage s’épanouir avec ivresse… Cette pensée me rendait presque fou.
— Où peut-elle être allée ? qu’a-t-elle pu faire ? m’écriai-je dans la rage impuissante de mon désespoir… Quelque chose de blanchâtre m’apparut tout à coup sur le bord de l’eau. Je connaissais cet endroit ; sur ce point du rivage s’élevait une tombe, surmontée d’une croix de pierre à demi enfoncée dans la terre et couverte de caractères presque illisibles ; là reposait le corps d’un homme qui s’était noyé il y avait soixante-dix ans. Mon cœur se serra… Je courus à la croix ; la forme blanche disparut. Je m’écriai : Anouchka ! ma voix avait quelque chose de sauvage qui m’effraya moi-même. Personne ne me répondit… Je pris le parti d’aller savoir de Gagine s’il ne l’avait pas trouvée.
En montant rapidement le sentier des vignobles, j’aperçus de la lumière dans la chambre de la jeune fille. Cette vue me calma un peu.
Je m’approchai de la maison. La porte d’entrée était fermée ; je frappai. Une fenêtre qui n’était pas éclairée s’ouvrit doucement à l’étage inférieur, et Gagine y passa la tête.
— Vous l’avez retrouvée ? lui demandai-je.
— Elle est revenue, me dit-il à voix basse ; elle est dans sa chambre. Tout va bien.
— Dieu soit loué ! m’écriai-je dans un accès de joie indicible, Dieu soit loué ! Maintenant tout est pour le mieux ; mais vous savez que nous avons encore à causer ensemble.
— Pas maintenant, me répondit-il en tirant la fenêtre avec précaution, dans un autre moment ; en attendant, adieu !
— À demain, lui dis-je, demain tout se décidera.
— Adieu ! répéta Gagine. Et la fenêtre se ferma.
Je fus sur le point d’aller y frapper. J’avais envie de déclarer à l’instant même à Gagine que je demandais la main de sa sœur ; mais de pareilles fiançailles, et à pareille heure… — demain, me dis-je. Demain je serai heureux…
Je serai heureux demain ! Le bonheur n’a point de lendemain ; la veille même est un mot qu’il ignore ; il n’a aucun souvenir du passé, et ne songe pas à l’avenir ; il ne connaît que le présent, et encore le présent n’est-ce point un jour, mais un instant.
Je ne sais comment je fis pour revenir à Z… Ce n’est ni sur mes jambes, ni en bateau ; j’étais emporté sur je ne sais quelles ailes larges et vigoureuses. Je passai devant un buisson où chantait un rossignol. Je m’arrêtai et î’écoutai longtemps ; il me semblait qu’il chantait mon amour et mon bonheur.
En approchant le lendemain matin de la petite maison blanche, je fus frappé de plusieurs circonstances. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, la porte d’entrée aussi ; je ne sais quels papiers traînaient sur les marches ; une domestique armée d’un balai parut à la porte.
Je m’avançai vers elle…
— Ils sont partis ! me cria-t-elle avant que je lui eusse demandé si Gagine était à la maison. .
— Partis ! répétai-je. Comment cela ? Où vont-ils ?
— Ils sont partis ce matin à six heures, et n’ont pas dit où ils allaient. N’êtes-vous pas M. N… ?
— Oui.
— Ma maîtresse a une lettre pour vous. — Elle monta et revint une lettre à la main. — Tenez, la voici.
— C’est impossible ! lui dis-je.
La servante me regarda d’un air indifférent, et se remit à balayer.
J’ouvris la lettre. Elle était de Gagine. Pas une ligne d’Anouchka. En commençant, il me priait de lui pardonner ce départ précipité ; il ajoutait que, lorsque je serais de sang-froid, j,’approuverais sans doute sa détermination. C’était le seul moyen de sortir d’une position qui pouvait devenir embarrassante et périlleuse. « Hier soir, me disait-il, pendant que nous attendions silencieusement Anouchka, je me confirmai dans la nécessité d’une séparation. Il y a des préjugés que je respecte ; je comprends que vous ne pouvez pas épouser Anouchka. Elle m’a tout raconté, et pour son repos je devais faire droit à ses instantes supplications. » A la fin de la lettre, il exprimait le regret qu’il éprouvait de rompre si tôt les relations amicales qui s’étaient établies entre nous ; puis il faisait des vœux pour mon bonheur, me serrait la main, et me suppliait de ne pas chercher à les rejoindre.
— Des préjugés ! m’écriai-je, comme s’il pouvait m’entendre. Quelle sottise ! Qui lui a donné le droit de me l’enlever ?
Et la fureur m’arrachait des gestes convulsifs ; mais les cris d’effroi de la servante, qui appelait sa maîtresse, me firent rentrer en moi-même. Une seule pensée s’empara de moi : les retrouver, les retrouver à tout prix ! Recevoir un coup pareil, accepter un tel dénoûment était chose impossible. J’appris de l’hôtesse qu’ils étaient partis en bateau à vapeur à six heures pour descendre le Rhin. Je me rendis au bureau ; on me dit qu’ils avaient pris des places pour Cologne. Je retournai à la maison pour emballer mes effets et courir immédiatement à leur recherche. Arrivé devant la maison de Frau Louise, qui était sur mon chemin, j’entendis tout à coup quelqu’un qui m’appelait. Je levai la tête et aperçus, à la fenêtre de la chambre où je m’étais rencontré la veille avec Anouchka, la femme du bourgmestre. Elle sourit de ce sourire repoussant que je lui connaissais et m’appela. Je me détournai et me disposais à passer outre, mais elle me cria qu’elle avait quelque chose à me remettre. Ces paroles m’arrêtèrent, et j’entrai dans la maison. Comment exprimer mon émotion lorsque je me retrouvai dans cette petite chambre ?
— A vrai dire, commença la vieille en me montrant un billet, je n’aurais dû vous remettre cela que si vous étiez venu chez moi ; mais vous êtes un si aimable jeune homme. Tenez.
Je pris le billet.
Je lus sur un petit morceau de papier les lignes suivantes écrites à la hâte au crayon :
« Adieu, nous ne nous reverrons plus. Ce n’est point par fierté que je m’éloigne, non ; c’est que je ne peux pas faire autrement. Hier, lorsque je pleurais devant vous, si vous m’aviez dit un mot, un seul mot, je serais restée. Vous ne l’avez pas prononcé. C’est sans doute ce qui pouvait arriver de plus heureux… Adieu pour toujours. »
— Un seul mot… Insensé que j’étais ! Ce mot, je le répétais la veille avec des larmes, je le jetais au vent, je le prononçais au milieu des champs discrets ; mais je ne lui dis pas, je ne lui avais pas dit que je l’aimais. Oui, il m’avait été impossible de prononcer alors cette parole. Lorsque je me trouvais avec elle dans cette chambre fatale, je n’avais pas encore nettement conscience de mon amour ; il ne s’était même pas éveillé lorsque j’étais assis avec son frère dans un silence pénible et inexplicable… Il s’était déclaré subitement, avec une force insurmontable, peu d’instans après, lorsqu’épouvanté par la pensée d’un malheur, je m’étais mis à la chercher et à l’appeler ; mais il était trop tard. — C’est impossible, me dira-t-on. — Je ne sais si c’est impossible ; tout ce que je puis dire, c’est qu’il en est ainsi. Anouchka ne serait point partie, si elle avait eu la moindre coquetterie. Elle n’avait pu supporter ce que toute autre femme eût accepté, et moi je ne l’avais pas compris ! Mon mauvais, génie avait retenu cet aveu sur mes lèvres lors de ma dernière entrevue avec Gagine sous cette fenêtre obscure, et le dernier fil que je pouvais encore saisir avait glissé de mes mains.
Je retournai le même jour à L… avec mes bagages et partis pour Cologne. Je me rappelle qu’au moment où le bateau quittait la rive, et où je disais adieu à toutes ces rues, à tous ces lieux que je ne devais plus oublier, j’aperçus Aennchen. Elle était assise sur un banc près du rivage. Quoique encore pâle, sa figure n’était plus chagrine : un beau jeune homme était à ses côtés et lui parlait en riant ; de l’autre côté du Rhin, ma petite madone perdue dans le sombre feuillage du vieil érable semblait toujours me suivre tristement du regard.
À Cologne, je retrouvrai la trace de Gagine ; j’appris qu’il était parti pour Londres. Je me dirigeai immédiatement vers cette ville ; toutes les recherches que j’y fis restèrent infructueuses. Je persistai longtemps, rien ne pouvait me décourager ; mais je fus obligé, de renoncer à l’espoir de retrouver ceux que je cherchais.
Et je ne les revis plus, je ne revis plus Anouchka. On me donna plus tard des nouvelles assez vagues de son frère ; quant à elle, je n’en ai plus entendu parler. Je ne sais même pas si elle vit encore. Il y a quelques années, je crus apercevoir, en passant devant la portière d’un wagon, une femme dont la figure avait une ressemblance frappante avec ces traits que je n’oublierai jamais ; mais cette ressemblance était probablement un effet du hasard. Sa beauté est demeurée dans mon souvenir telle que je la connus au temps le plus heureux de ma vie. Je vois toujours cette jeune fille pâle, penchée sur le dos d’une chaise en bois, dans cette chambre isolée.
Au reste, je dois confesser que je ne la pleurai pas longtemps ; je reconnus même bientôt que le sort avait fort bien fait de ne pas m’unir à Anouchka. Je tâchai de me consoler en me disant que je n’aurais probablement pas été heureux avec une pareille femme. J’étais jeune alors, et l’avenir, cet avenir si court et si rapide, me semblait infini. — Ce que j’ai rencontré une fois, me disais-je, ne peut-il pas se retrouver encore meilleur, encore plus accompli ? — Je me trompais, et le sentiment que j’avais éprouvé auprès d’Anouchka, ce sentiment tendre, brûlant, profond, ne s’est jamais réveillé en moi. Non, aucun regard n’a remplacé pour moi le doux regard qui s’était amoureusement arrêté sur mon front ; il n’a plus été donné à mon cœur de répondre avec une ivresse aussi joyeuse et aussi douce aux battemens d’un autre cœur. Condamné à l’existence d’un voyageur solitaire, je touche aux jours les plus tristes de la vie ; mais je conserve comme une relique ses billets et la petite fleur desséchée de géranium, la fleur qu’elle me jeta jadis par la fenêtre. Elle répand encore aujourd’hui une faible odeur, et la main qui me l’a donnée, cette main que je ne pus presser contre mes lèvres qu’une seule fois, est peut-être depuis longtemps réduite en poussière… Et moi-même, que suis-je donc devenu ? Qu’est-il resté en moi de l’ancien homme, de ces jours de simplicité et de trouble, de ces désirs et de ces espérances ailées ? C’est ainsi que les exhalaisons légères d’un brin d’herbe survivent à toutes les joies et à toutes les douleurs humaines, survivent à l’homme lui-même.
J. TOURGUENEF.
(Traduit par M. H. DELAVEAU.)