Anonyme - Huon de Bordeaux, chanson de geste/Sommaire

Anonyme
Texte établi par François Guessard et Charles GrandmaisonF. Vieweg, Libraire-éditeur à Paris (1p. lv-cxxv).
SOMMAIRE.


Écoutez une bonne chanson où figurent Charlemagne, Huon de Bordeaux et Oberon, le petit roi sauvage, qui passa toute sa vie dans les bois. Cet Oberon eut pour père Jules César qui régna sur la Hongrie et sur l’Autriche, et fut sire de Constantinople, où il fit faire sept grandes lieues de muraille qui durent encore. La femme de Jules César s’appelait Morgue : ce fut la mère d’Oberon, le noble chevalier, qui n’avait que trois pieds de haut et qui était féé. Écoutez la chanson.

C’était à la Pentecôte. Charlemagne tenait sa cour à Paris, entouré d’une nombreuse assistance de chevaliers de tous pays. Après un repas richement servi, il appela ses barons. « Seigneurs, leur dit-il, faites silence et écoutez-moi. Je suis vieux et faible ; mon poil a changé de couleur depuis soixante ans que je suis armé chevalier ; le corps me tremble sous l’hermine, et je ne puis plus chevaucher ni aller en guerre. Faites un roi, je vous en conjure, qui gouverne à ma place le pays et le fief de France. — Sire, dit le duc de Naimes, pour Dieu, ne tenez point pareil langage. Allez-vous-en à Reims, à Saint-Omer, au bourg d’Orléans, ou demeurez à Paris dans votre palais. Faites-vous y servir et vivez-y en paix ; nous garderons vos châteaux et vos fiefs, et vous aiderons à rendre la justice dans vos terres. Dussiez-vous rester quarante ans infirme dans votre lit, vous y serez craint et redouté. — Naimes, reprend Charlemagne, vos instances sont vaines : cette couronne d’or ne remontera jamais sur ma tête. C’est pourquoi je vous requiers, nobles chevaliers, de donner un roi à mon royaume. — Ah ! dit Naimes, j’en ai le cœur navré ; si cependant c’est votre plaisir, aidez-nous de vos conseils, beau sire, pour choisir le nouveau roi. — Barons, dit Charlemagne, qui pourriez-vous élire sinon mon fils Charlot. Il m’est cher et je l’aime, quoique ce soit un vaurien. J’avais cent ans lorsque je l’engendrai. Ainsi le voulut Notre Seigneur Jésus-Christ, qui me manda par l’ange saint Michel de coucher avec ma femme. J’obéis, et j’eus un mauvais héritier. Charlot, à mon grand déplaisir, refuse de me venir en aide ; il aime mieux les traîtres que les preux. Il m’a suscité maint embarras mortel, et me fit un ennemi d’Ogier le Danois. D’un coup d’échiquier il tua Baudouin, le fils chéri d’Ogier, et ce fut la mort de plus d’un vaillant chevalier. P. 1-4. — Charlemagne rappelle à ses barons les souvenirs de sa lutte avec le Danois, comment il le tint longtemps captif à Reims, comment il fut contraint de lui rendre la liberté pour l’opposer au sarrasin Brehier, et comment alors il dut lui livrer Charlot, qui eût péri s’il n’eût été sauvé par un ange descendu du ciel. « Grande fut ma joie et celle de mes chevaliers, dit l’empereur, lorsque je ramenai mon fils vivant ; mais, par celui qui nous jugera tous, il eût été meilleur peut-être qu’Ogier lui coupât la tête, car il ne vaut pas un denier. » P. 4-6.

Comme il parle ainsi, survient Charlot, un épervier au poing. Il était jeune et beau, et n’avait pas encore vingt-cinq ans. « Barons, dit Charles, voici un beau chevalier, mais qui me cause grande douleur en refusant de m’aider à gouverner ma terre. Et cependant, je vous en prie au nom du ciel, ne laissez pas de le faire roi, car il est l’héritier de France. — Sire, dit Naimes, demandez-lui donc s’il veut recevoir son héritage. — Fils, reprend Charlemagne, avance ici, et viens prendre possession de ta terre. C’est un franc fief que tu vas tenir, comme Notre Seigneur, le grand justicier, tient le paradis de gloire. Il n’est homme au monde que tu ne puisses réduire à néant, s’il osait t’en ravir la valeur d’un parisis. Il n’est marche, pays ou royaume qui croie en Dieu, où tu ne sois assuré d’être craint et redouté. Fils, suis mes conseils : éloigne les traîtres de toi et n’aie accointance qu’avec les gens de bien. Rends honneur au clergé, aime la sainte Église et donne du tien aux pauvres. — Sire, répond Charlot, à votre plaisir. » P. 6-8. — Comme il dit ces mots, un traître maudit se lève : c’est Amaury de la Tour de Rivier. Il va ourdir une trame qui jettera la France en un grand trouble. « Sire, dit-il, vous avez tort et grand tort de remettre à votre fils une terre où vous n’êtes ni aimé ni prisé. Je sais tel pays, et qui n’est pas bien éloigné, où quiconque se réclamerait de vous comme de son seigneur pourrait être sûr d’avoir les membres coupés. — Quel est donc ce pays ? demande Charlemagne. — C’est Bordeaux, répond Amaury. Il y a bien sept ans que le duc est mort, laissant pour héritiers deux mauvais garçons, deux ribauts, Gérard et Huon, qui ne daignent vous servir ni vous rendre honneur. Sire, chargez-moi de votre vengeance. J’irai à Bordeaux avec ceux de mon lignage, et je vous amènerai ces deux garçons pour que vous puissiez en faire justice. » — Charlemagne y consent ; mais le duc Naimes n’est point de cet avis. Il se méfie d’Amaury. « Les deux enfants sont jeunes, dit-il, ils oublient leur devoir ; mais le duc Séguin, leur père, aimait beaucoup l’empereur et l’a bien servi. — Il en avait sujet, reprend Charlemagne ; son service lui valait une belle rente. Trois jours par an, à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, il emportait les reliefs de ma table, et ces reliefs étaient de grandes coupes d’or, de belles nappes, des couteaux d’acier, des hanaps d’or et d’argent. Il pouvait bien se vanter qu’à me servir pendant ces trois jours le métier lui valait trois mille livres. Mais il faut dire aussi ce qu’il me rendait de son fief. Quant je le mandais par bref scellé pour aller en guerre, il me venait en aide avec dix mille chevaliers, qui ne me coûtaient pas un denier, si ce n’est l’avoine pour les destriers. — Sire, dit Naimes, si je vous suis cher, rendez-vous à ma prière : faites mander les deux héritiers du duc, et s’ils viennent, accueillez-les avec bonté. » — L’empereur se rend à l’avis de Naimes ; il dépêche à Bordeaux deux messagers, Enguerrand et Gautier, et fait dire à la duchesse de lui envoyer ses fils. P. 8-10. — Désappointement d’Amaury., — Départ des messagers. — Leur arrivée à Bordeaux. — Leur entrevue avec la duchesse et ses deux fils. — Huon et Gérard promettent de venir à Paris rendre hommage à Charlemagne. — Sages conseils de la duchesse à ses enfants. — Retour des messagers. — Ils annoncent la prochaine arrivée de Huon et de Gérard, dont ils vantent la courtoisie, les grandes manières et la libéralité. Charlemagne, ravi de ces nouvelles, se réjouit de n’avoir pas suivi le conseil d’Amaury. « Si Huon vient à Paris, dit-il, il sera gonfalonier de France, et son jeune frère sera mon chambellan. Je leur augmenterai leurs fiefs de deux mille livres, et ils auront les reliefs de ma table comme leur père. » — Amaury l’entend et pense en perdre le sens. P. 10-14.

Un soir, après manger, il va trouver Charlot et se jette à ses pieds. Charlot, surpris, le relève, et lui demande : « Qu’avez-vous, ami ? — J’ai une si grande douleur, répond Amaury, que je suis tout hors de moi. N’en ai-je pas sujet, quand on nous veut enlever nos terres et nos fiefs ? — Et comment, au nom du ciel ? reprend Charlot. — Vous allez le savoir, dit Amaury. Ces deux garçons de Bordeaux vont arriver ici. Ils sauront si bien s’escrimer de la langue et ils aboieront si fort que nul, Dieu me pardonne, ne pourra plus plaider en haute cour que par eux. Ils vous raviront une bonne part de la France. Ah ! Charlot, mon seigneur, aidez-moi à me venger d’eux ! Séguin, leur père, m’enleva jadis un bon château de grand prix. Vous ne pouvez me refuser votre aide ; je vous appartiens de près par votre mère. — Et en quoi, demande Charlot, pourrais-je vous aider ? — Je vais vous le dire, répond Amaury : prenez avec vous soixante chevaliers en armes ; de mon côté, je conduirai avec moi tout mon lignage. Nous irons nous embusquer près de Paris, dans un épais fourré, sur le chemin par où doivent passer ces deux garçons ; nous les arrêterons et leur couperons la tête, sans que personne en puisse rien savoir. — Très volontiers, » répond Charlot. — Les traîtres s’arment et attendent la nuit pour sortir de la ville, car, de jour, ils n’oseraient. P. 14-16.

Dans le même temps, Huon de Bordeaux fait les apprêts de son départ. Il confie la garde de sa terre au prévôt Guirré, vieux serviteur du duc Séguin. Il fait charger trente sommiers d’or et d’argent, de vases précieux, de riches étoffes ; à ces trésors il joint des chiens de chasse, des faucons, des éperviers. Il emmènera dix chevaliers de haut parage, ses plus privés conseillers, et avec eux nombre d’écuyers et de garçons — Sur le point de partir, Gérard et lui prennent congé de leur mère. — Sages conseils de la dame à ses fils. — Elle les couvre de baisers et de larmes. C’est la dernière fois qu’elle embrasse Huon, car elle ne le reverra plus. P. 16-17.

Voilà les deux orphelins qui s’acheminent vers Paris. Que Dieu les conduise ! La route est belle, et chemin faisant, Huon dit à Gérard : « Nous allons à la cour, beau frère ; nous allons visiter et servir le meilleur roi qui fut jamais au pays de France. Chante, beau frère, chante pour nous mettre en joie. — Je n’en ferai rien, répond Gérard, car cette nuit j’ai eu un songe qui m’a tout consterné. Il me semblait nous voir assaillis par trois léopards qui m’arrachaient le cœur ; vous échappiez au danger, mais moi, j’étais perdu. Au nom du ciel, retournons à Bordeaux, auprès de notre mère, qui nous éleva si doucement. — Qu’à Dieu ne plaise, répond Huon : je ne rentrerai pas dans Bordeaux, la grande cité, sans avoir vu auparavant le roi de Saint-Denis. Sois sans crainte, Gérard, doux ami, et que le Dieu qui fut mis en croix nous conduise ! » — Ils chevauchent, en effet, tant et si bien qu’ils ne tardent pas à joindre l’abbé de Cluny, qui s’en allait au conseil à Paris, où Charlemagne l’avait mandé. Le bon abbé cheminait en compagnie de quatre-vingts moines. À leur vue, Huon dit à Gérard : « Frère, voilà des moines de Cluny qui suivent le chemin de Paris ; il faut leur offrir de faire route avec eux, car, notre mère nous l’a souvent dit, il fait bon se tenir avec gens de bien. — Volontiers, » répond Gérard. Puis ils piquent leurs chevaux et se trouvent bientôt près de l’abbé. « Sire damoiseau, dit l’abbé, adressant la parole à Huon, de quel pays êtes-vous, et qui est votre père ? — Nous sommes de Bordeaux, répond Huon, et fils du vaillant duc Séguin. Notre père est mort il y a sept ans, et nous allons en France, avec mon frère cadet que voici, pour relever notre fief, car l’empereur nous l’a mandé. Nous ne sommes pas sans crainte et redoutons quelque trahison. — Enfants, dit l’abbé, vous êtes mes amis : votre père était mon cousin germain. Si Dieu m’aide, vous serez en sûreté avec moi. Je suis du tiers conseil à la cour. Quiconque vous voudrait mal le payerait de sa vie et de son honneur. Je vous aiderai en tout temps de ma parole. Voici les clefs de mes coffres : les peaux de martre, les pelisses de petit gris, enfin toutes les richesses de Saint-Pierre de Cluny sont à votre disposition. » P. 17-20.

Ils chevauchent donc de compagnie jusqu’au bois où se cachaient les traîtres. Amaury le premier reconnaît les deux frères. — « Les voici qui viennent, dit-il à Charlot ; si tu ne les mets à mort, je ne te prise un parisis. C’est à toi que doit revenir leur terre ; à toi aussi de frapper les premiers coups ! — Je les vais assaillir, » répond Charlot, et aussitôt il pique son cheval et s’élance à leur rencontre. «  Laissons-le aller, seigneurs, dit Amaury à ses compagnons, et plaise à Dieu qu’il n’en revienne point. La France sera sans héritier, et c’est moi qui prendrai sa place. » Cependant l’abbé de Cluny aperçoit Charlot qui s’avance, et dit à Huon : « Beau neveu, je vois des heaumes briller dans ce petit bois, et voici un chevalier en armes qui vient à nous. Pour l’amour de Dieu, allez lui offrir votre gage, si vous avez commis quelque méfait, et faites-lui réparation, s’il le demande. Pour un denier de tort, promettez-lui de ma part un marc d’or fin. — Que Dieu vous le rende, sire, répond Huon ; mais je ne sais personne dont je sois haï, ni à qui j’aie jamais fait tort d’un parisis. Cependant, ajoute-t-il en s’adressant à son frère Gérard, va voir ce que veut ce chevalier qui vient à nous en si grande hâte. » — Gérard pousse son cheval et arrive auprès de Charlot. « Franc chevalier, lui dit-il faites-vous le guet ? Gardez-vous le pays ? Si nous devons quelque chose, nous l’acquitterons volontiers. — D’où êtes-vous ? demande à son tour Charlot. — De Bordeaux, répond Gérard. Je suis fils du vaillant duc Séguin, et voici venir mon frère aîné, qui est un preux chevalier. Nous allons à la cour, à Paris, visiter et servir le roi Charles. — Par saint Denis, reprend Charlot, c’est vous-même que je cherchais, et je suis fort aise de vous rencontrer. Oui, vous devez quelque chose, par Dieu ! car votre père m’a enlevé trois châteaux sans que j’aie jamais pu tirer vengeance de lui ; mais je ne perdrai rien au change, je l’espère. En garde donc, car je vais vous frapper. » Gérard effrayé lui demande merci. Il n’a point d’armes, dit-il ; le bel exploit que de le tuer ainsi, sans défense ! Son frère et lui, s’ils sont coupables, se soumettront à Paris au jugement des barons. Mais Charlot ne l’entend point de la sorte, et comme Gérard s’apprête à tourner bride, il se précipite sur lui, la lance baissée, et le perce d’outre en outre. Le coup n’était pas mortel, mais Gérard tomba à terre évanoui. L’abbé de Cluny l’a vu tomber et s’écrie en pleurant : « Ton frère est mort, beau neveu ! — Ah ! cruelle rencontre, dit Huon, ah ! bonne mère, qui l’avez si doucement élevé ! Sainte Marie, que deviendrai-je ? Reine, dame, vierge, mère, venez à mon secours ! Sire abbé de Cluny, m’aiderez-vous à maintenir mon droit ? car il faut que je sache qui a commis ce meurtre ; il faut que le coupable périsse de ma main, ou moi de la sienne. — Beau neveu, répond l’abbé, nous sommes prêtres sacrés et bénis, nous ne pouvons assister à mort d’homme. — Hélas ! dit Huon, quelle parenté j’ai là ! Et vous, mes chevaliers, m’aiderez-vous ? — Jusqu’à la mort, » répondent-ils, et ils s’élancent à sa suite. P. 20-25.

L’abbé les voit partir en pleurant, et prie Dieu de protéger Huon et ses hommes ; puis il continue sa route, mais assez lentement pour voir de loin le combat et en connaître l’issue. — Huon court à son frère, et lui demande tout ému : « Frère, dis-moi si tu pourras guérir. — Je ne sais, répond Gérard, mais je me sens près de la mort. Pense à toi, et fuis, au nom de Dieu, car je vois luire des heaumes dans ce bois. — À Dieu ne plaise, dit Huon, que j’aie la vie sauve si tu demeures ici. Avant de revoir Bordeaux, j’aurai tué ton meurtrier, ou il me tuera. » À ces mots, il pique son cheval arabe, s’élance, sans attendre ses compagnons, à la poursuite de Charlot, le rejoint, le défie et le tue. Amaury voit tomber le fils de Charlemagne et pousse un cri de joie. Huon s’empare du cheval de Charlot, retourne près de Gérard et lui demande : « Frère, pourras-tu te tenir à cheval ? — Je ne sais, répond le blessé, mais bande-moi ma plaie, je te prie. » Huon déchire un pan de son bliaut, bande la plaie de son frère, et, aidé de ses compagnons, le soulève et le met à cheval. — Gérard s’évanouit trois fois. Dès qu’il peut parler, il adjure Huon de fuir, de retourner à Bordeaux auprès de leur mère. Huon s’y refuse : il veut aller à Paris ; il veut voir l’empereur ; il l’accusera de trahison. Les deux frères reprennent donc le chemin de la grande cité. P. 25-29.

Dans le même temps les compagnons d’Amaury l’interrogent : « Qu’allons-nous faire ? Charlot est mort ; laisserons-nous aller ainsi celui qui l’a tué ? — Oui, répond Amaury, laissons-le aller en paix, et que Dieu le maudisse ! Nous le rejoindrons à Paris. Quand nous serons devant le roi, je lui mettrai sous les yeux le corps de son fils. Dans tout ce que je dirai, soyez d’accord avec moi : je vous en récompenserai si bien que vous en serez riches à toujours. » — Ils sortent du bois, et trouvent Charlot gisant à terre, la tête fendue jusqu’à la poitrine. Ils le soulèvent sur un bouclier ; Amaury le place devant lui à l’arçon de sa selle, et ils s’acheminent ainsi vers Paris. P. 29-30.

Cependant les deux frères ont retrouvé l’abbé de Cluny. « Qu’avez-vous fait ? leur demande-t-il. — Seigneur, répond Huon, nous avons tué un homme. — Enfants, reprend l’abbé, ce m’est une grande douleur ; mais puisqu’il en est ainsi, je ne puis vous faire défaut, je vous aiderai toujours de ma parole. » À ces mots Huon se retourne, et voit venir avec effroi derrière lui les traîtres qui sont sortis du bois. Amaury les précède, mais lentement et au petit pas. L’abbé de Cluny fait remarquer à Huon que cette allure ne semble pas indiquer de mauvais desseins. Ils n’en poussent pas moins leurs chevaux et ne tardent point à arriver à Paris. P. 30-31.

Ils vont droit au palais et montent les degrés de marbre. Huon et l’abbé de Cluny soutiennent Gérard ; c’est ainsi qu’ils paraissent devant le roi de Saint-Denis. Huon le premier prend la parole : « Que le Seigneur Dieu qui fut mis en croix ait en sa garde le duc Naimes et les hauts barons que je vois assis près de lui ; mais qu’il confonde Charles de Saint-Denis comme un traître et un mauvais roi, qui nous a mandé par bref scellé de son sceau, nous a fait venir pour le servir et a embusqué des meurtriers sur notre route, malgré son sauf-conduit ! » — Charlemagne l’entend et lui dit : « Vassal, prends garde à tes paroles. Par le Dieu de paradis, par le baron monseigneur Saint Denis, par cette barbe qui me pend sur la poitrine, si tu ne peux fournir la preuve de ce que tu dis, je te ferai mourir de male mort ! — Sire, reprend Huon, c’est bien de vous qu’il s’agit ! Regarde, roi, et que Dieu te maudisse ! » Et en même temps il s’approche de son frère, que soutient l’abbé, lui ôte son manteau, sa pelisse d’hermine, et débande sa plaie. La plaie s’ouvre, le sang coule, et Gérard s’évanouit de douleur. À cette vue, Charlemagne s’émeut. Il ne peut supporter la pensée d’être accusé de trahison à son âge et si près de la mort. Il jure de faire périr le coupable, s’il le peut découvrir, quand ce serait un haut baron et l’un de ses plus privés amis. Puis il mande un médecin et fait visiter la plaie de Gérard. La plaie n’est pas assez grave, dit le médecin, pour empêcher le blessé de boire du vin ; avant un mois elle sera guérie. Huon demande alors à être entendu de nouveau : il a tué, dit-il, le meurtrier de Gérard ; mais il ignore qui il est. Il sait seulement que derrière lui on apporte son corps. Il raconte à l’empereur toutes les circonstances de sa rencontre, puis il ajoute : « Sire, je suis venu à votre cour sous votre sauvegarde ; je dois être traité selon le droit, car je suis votre pair, vous le savez. Quel que soit celui que j’ai tué, je me soumets à la justice de France, au jugement des Bavarois et des Allemands. — Huon, dit Charles, asseyez-vous sur ce banc et buvez de ce vin blanc dans ma coupe. Eussiez-vous tué Charlot, mon fils que j’aime tant, soyez sans crainte, si l’on ne peut vous reprocher une trahison à vous-même. » P. 31-37.

Charlemagne appelle Gautier et Enguerrand : « Seigneurs, leur dit-il, allez promptement me chercher Charlot. » Ils obéissent, et pendant qu’ils le cherchent par la ville, voici qu’Amaury l’apporte mort et sanglant. Ses compagnons pleurent et poussent des cris de douleur. L’émotion est grande dans la cité quand on reconnaît Charlot. Bourgeois dames, écuyers et sergents, se tordent les poings et s’arrachent les cheveux. Ils arrivent au palais. Charlemagne entend leurs cris ; il écoute et dit au duc Naimes : « J’entends le nom de mon enfant ; c’est lui qu’a tué Huon ! pour Dieu, allez-y voir. » Le duc descend les degrés de marbre, et au pied du perron il reconnaît avec effroi Charlot, tout sanglant et la tête fendue jusqu’à la poitrine. — On monte au palais le corps de l’enfant ; on l’apporte devant le roi de Saint-Denis, « Juste empereur, s’écrie le traître Amaury, recevez votre enfant bien aimé ! » Charles l’entend et tombe évanoui sur le corps de son fils. « Sainte Marie, dit-il en revenant à lui, quel triste présent vous m’apportez ! » — Le duc Naimes s’efforce de calmer la douleur de Charlemagne. « Quand Ogier vous fit la guerre, lui dit-il, il tua mon fils, que j’aimais tant ; me suis-je alors abandonné à la douleur ? Non, par Dieu, j’ai eu la force d’y résister. Empereur, ne vous laissez point abattre non plus ; demandez plutôt à Amaury qui a tué votre enfant. — Eh bien, je le lui demande. — C’est ce damoiseau, répond Amaury, que je vois assis là, et qui boit de votre vin. » À ces mots, Charlemagne change de visage, aperçoit un couteau sur une table, le saisit à deux mains ; mais le duc Naimes le lui arrache au moment où il va en frapper Huon : « Sire, lui dit-il, avez-vous perdu le sens ? Lorsque Huon arriva ce matin au palais, vous l’assurâtes, en présence de tous, qu’il n’avait rien à craindre de personne, et maintenant, vous le voulez frapper de ce couteau : ce serait un meurtre, savez-vous ! » P. 37-39.

À voir l’attitude menaçante de Charlemagne, à penser qu’il a tué le fils de l’empereur, Huon ne peut se défendre d’un grand émoi, et cependant il fait belle contenance, « Ne me menacez point de votre couteau, dit-il. J’ai tué celui que je vois là gisant, mais, par le Dieu qui répandit son sang pour nous, je ne savais point qu’il fût votre fils. Si je l’avais su, croyez-vous donc que je serais venu à votre cour me placer sous votre sauve-garde ? Non, par Dieu, je me serais plutôt enfui en Orient. À quoi bon la menace ? Pourquoi iriez-vous brûler des bourgs et des châteaux, et livrer de pauvres gens à la mort ? Me voici prêt à me soumettre à la justice de France. — Il parle bien, disent les Français ; maintenant, si Amaury sait quelque chose de la mort de Charlot, qu’il le dise. » C’est aussi l’avis du duc Naimes. Il faut demander à Amaury pourquoi Charlot est allé au bois revêtu de son haubert. Qu’y voulait-il faire en armes ? — « Je vous le dirai, répond Amaury, et si je mens, que Dieu me maudisse. P. 39-42. — Hier soir Charlot vint me prier d’aller en chasse avec lui. J’y allai, et j’eus tort, hélas ! Comme je me méfiais de Thierry l’Ardenois, nous partîmes en armes et allâmes prendre nos ébats au bois sous Paris. Nous lançâmes nos autours, et nous en perdîmes un à la tombée de la nuit. Ce matin, à l’aube du jour, nous reconnûmes que Huon s’était emparé de l’oiseau. — Charlot le lui redemanda ; le traître se refusa à le rendre. Le débat devint si vif que Charlot frappa Gérard. Il fut à son tour frappé par Huon, qui le pourfendit jusqu’à la poitrine, et s’enfuit sous mes yeux avec son frère. Je n’ai pu les atteindre, à mon grand déplaisir. Huon a tué ton fils sachant ce qu’il faisait. S’il ose soutenir que j’ai menti, voici mon gage. — Sainte-Marie ! s’écrie l’abbé de Cluny, jamais on n’entendit de plus grand mensonge. Je suis prêt à jurer sur les saints, et quatre-vingt moines avec moi, que tout ce que vient de dire ce larron n’est que fable et fausseté. — Certes, dit Charles, voilà un témoignage imposant. Que répondez-vous, sire comte Amaury. — L’abbé, répond le traître, peut dire tout ce qu’il lui plaira ; je ne veux pas le démentir devant vous ; mais je saurai bien forcer Huon à confesser la vérité. » L’abbé de Cluny, hors de lui, dit à Huon : « Eh bien, que tardes-tu, beau neveu ? Offre ton gage, car le droit est de ton côté. Si tu étais vaincu, si Dieu le permettait, et que je pusse jamais revenir à Cluny, je battrais si bien saint Pierre dans sa châsse que j’en ferais tomber tout l’or. — À votre plaisir, répond Huon, voici mon gage. Je saurai bien contraindre ce larron à confesser que je ne connaissais pas celui que j’ai tué, et que j’ignorais sire, qu’il fût votre fils. — Il me faut des otages, dit Charles, ou autrement tu seras honni. — Sire, répond Huon, voici mon frère Gérard : c’est le seul otage que je puisse offrir, car dans ce palais je ne vois point d’autre parent que j’osasse prier de m’en servir. — Il y a moi, dit l’abbé de Cluny ; je serai ton ôtage aussi, et si tu es vaincu, si Dieu permet pareille injustice, honni soit Charles, le roi de Saint-Denis, s’il ne me pend avant ce soir, avec mes quatre-vingts moines. — Abbé, dit l’empereur, vous avez tort de parler ainsi ; à Dieu ne plaise que je vous fasse jamais aucun mal. — Livre tes otages, dit-il à Amaury. — Sire, voici Rainfroi et Amaury, mon oncle et mon cousin. — Je les accepte, dit Charles, à la condition, que, si tu es vaincu, je les ferai tirer à quatre chevaux. Rainfroi juge la condition trop dure ; il demande que les otages soient exposés seulement à perdre leurs terres. L’empereur y consent, et veut que le combat s’engage sans retard. « Avant que mon fils soit mis en terre, dit-il, le vaincu sera pendu. » Il charge le duc Naimes d’être juge du camp. P. 42-45. — Préparatifs du combat. — Les deux adversaires vont entendre la messe. — Prière de Huon. — Offrandes. — Huon et Amaury prennent un repas dans le moutier même, sur l’autel de saint Pierre, puis on les ramène au palais, où l’empereur leur ordonne de s’armer. — Leurs serments sur les reliques. — Huon monte à cheval ; c’est l’abbé de Cluny qui lui tient l’étrier. Tous deux se baisent tendrement, et pendant que le duc Naimes conduit au camp les deux adversaires, l’abbé va au moutier s’agenouiller devant l’autel et prier pour Huon. P. 45-51.

Il est midi, et le combat va commencer, quand Charlemagne s’écrie : « Barons, faites-les revenir ; j’ai encore à leur parler. » On les ramène, et l’empereur leur annonce qu’il les met hors la loi. Ce ne sera point assez que l’un des deux ait tué son adversaire ; il faudra encore qu’il ait tiré de lui l’aveu de son crime, sinon le vainqueur perdra sa terre. — « C’est une cruauté, s’écrie Huon. — C’est une injustice, dit le duc Naimes, car on voit souvent mourir un champion sans qu’il puisse prononcer une parole. — Peu m’importe, répond l’empereur ; il en sera ainsi. » On remmène au camp Huon et Amaury, et on les met aux prises. — Combat des deux champions. P. 51-58. — Prière de l’abbé de Cluny. P. 58-62. — Après une longue lutte, Amaury, blessé par Huon, implore sa merci. Le damoiseau se laisse fléchir, il tend la main pour recevoir l’épée d’Amaury ; mais le traître lui en donne un tel coup sur le bras qu’il lui brise trois cents mailles de son haubert. — « Ah ! traître, ah ! larron, » s’écrie Huon, et d’un furieux coup d’épée il lui tranche la tête. Mais il n’a point tiré de lui l’aveu de son crime. À cette pensée, il éprouve une douleur qui ne saurait se rendre. Il prend la tête d’Amaury, l’attache à l’arçon de sa selle et revient avec le duc Naimes au palais de l’empereur. « Sire, lui dit-il, voici la tête du traître ; rendez-moi ma terre, je vous prie. — Gentilhomme, dit Charles, au duc Naimes, le meurtre a-t-il été avoué ? — Sire, répond Naimes, je n’ai pas entendu l’aveu. Huon s’est trop hâté ; Amaury n’a pas eu le temps de confesser son crime. — Huon, reprend Charlemagne, Dieu a permis une injustice. J’ai assez connu le courtois Amaury pour savoir que, s’il eût été coupable d’une trahison, il n’eût pas manqué de l’avouer. Je te bannis à toujours de la France. Ne retourne jamais à Bordeaux : car, si de ma vie je t’y trouve, je te ferai mourir de male mort. — Sire, qu’avez-vous dit ? répond Huon ; ne me suis-je donc pas acquitté envers vous ? Pour Dieu, rendez-moi ma terre et mon pays. — Jamais ! dit l’empereur, par la foi que je dois à Jésus-Christ. — Seigneurs barons, s’écrie Huon, implorez le roi pour moi, vous qui êtes ses amis. Je suis pair de France et votre compagnon. » P. 62-66.

À ces mots se lève le duc Naimes et avec lui tous les autres pairs. Ils s’agenouillent devant le roi et implorent la grâce de Huon. — « Barons, dit Charles, par saint Denis, vous resteriez ainsi jusqu’au jour du jugement, que je n’aurais de lui ni pitié ni merci. Retirez-vous. » Les barons, consternés, se relèvent et vont prendre leur place. Mais le duc Naimes s’écrie : « Empereur, as-tu perdu le sens ? Pourquoi renoncer à ta part de paradis ? Dans la nouvelle loi comme dans l’ancienne, il est écrit, saches le bien, que quiconque déshérite un héritier légitime est banni de la présence de Dieu. » — L’empereur ne se laisse point fléchir ; il rappelle la loi qu’il a imposée avant le combat aux deux adversaires. Huon l’implore encore une fois. — « Laisse-moi, lui répond Charlemagne ; je te hais tant, que je ne puis te voir. Hors d’ici ! fuis de devant mes yeux. — Juste empereur, répond Naimes, écoute-moi encore : quand la nouvelle va se répandre dans le pays que tu auras ainsi honni et déshérité ce damoiseau, que vont dire tous les hauts barons ? Nos jugements ne seront plus respectés en France ; grands et petits ne manqueront pas de répéter que l’âge t’a fait perdre le sens. Grâce, encore une fois, grâce et pitié pour Huon ! — Assez, répond l’empereur : quand le monde entier me demanderait sa grâce, je la refuserais. À quoi pensez-vous, barons, de me presser si fort ? Voici venir Pâques, où l’héritier du duché de Bordeaux doit me servir à table. Comment pourrais-je regarder en face celui qui a tué mon fils ? — Sire, dit Huon, puisque vous me haïssez tant, je renonce à mon fief, mais du moins donnez-le à mon frère Gérard. » — Nouveau refus de Charlemagne. — Nouvelle insistance du duc Naimes. « Sire, dit-il, ne vous laisserez-vous point fléchir ? — Non, » répond l’empereur. Alors le duc Naimes dit aux autres pairs : « Seigneurs, levez-vous, et laissons là ce roi tout rassoté ; depuis l’heure où naquit Notre Seigneur on ne vit jamais pareille injustice. Aucun de nous ne doit plus rester à sa cour, car même aventure nous menace tous. » Les pairs se lèvent, suivent le duc Naimes, et Charlemagne demeure seul. « Hélas ! s’écrie-t-il, mon fils est mort, et il faut encore que je perde mes barons ! » — Il ne peut supporter cet abandon, et, tout en larmes, il va lui-même les rappeler. P. 66-69.

Les barons rentrent au palais. Le roi s’assied sur son fauteuil, et fait venir Huon, qui s’agenouille à ses pieds. « Huon, lui dit-il, écoutez : voulez-vous faire votre paix avec moi ? — Certes, répond Huon, c’est mon plus vif désir. Pour faire cet accord, j’irais en enfer, si je le pouvais. — Vous irez en lieu pire, dit l’empereur ; vous irez où j’ai déjà envoyé quinze messagers dont pas un n’est revenu. Vous irez au delà de la mer Rouge, à Babylone, la grande cité, porter un message de ma part au roi Gaudisse. Si vous pouvez faire tout ce que je vais vous dire et revenir en France, vous serez quitte envers moi. Dès que vous serez arrivé à Babylone, vous attendrez, pour entrer au palais, que l’amiral soit à table. Vous paraîtrez lors en armes, l’épée nue, et le premier que vous apercevrez, vous lui couperez la tête. Ce n’est pas tout : l’amiral Gaudisse a une fille, la belle Esclarmonde ; vous lui donnerez trois baisers au vu de tous, et ensuite vous vous acquitterez de mon message. Vous sommerez de ma part l’amiral de m’envoyer mille éperviers mués, mille ours, mille lévriers bien accouplés, mille jeunes bacheliers et mille pucelles d’une grande beauté. Il m’enverra encore les tresses de sa barbe et quatre grosses dents de sa mâchoire. — Vous voulez donc la mort de Huon ? s’écrient les pairs. — Par Dieu, vous dites vrai, répond Charlemagne ; s’il ne me peut rapporter la grande barbe et quatre dents de l’amiral, qu’il ne revienne jamais en France. — Sire, dit Huon, n’avez-vous rien de plus à m’ordonner ? » L’empereur interdit à Huon, s’il revient en France, de retourner à Bordeaux avant de lui avoir rendu compte de son message. Il lui demande en outre des ôtages. — Huon livre dix de ses chevaliers ; il désire emmener les autres jusqu’au saint Sépulcre. — « Même jusqu’à la mer Rouge, répond Charlemagne, s’ils vous aiment assez pour vous y accompagner ; mais ils n’iront pas plus loin. » P. 69-72.

Huon s’apprête à partir. Il n’obtient même pas d’aller dire adieu à sa mère, qu’il ne reverra plus. — La garde de ses domaines est confiée à son frère Gérard. — Départ de Huon. — Retour de Gérard à Bordeaux. — Douleur de la duchesse. — Sa mort. — Mariage de Gérard avec la fille d’un traître nommé Gibouart. — Arrivée de Huon à Rome. Il se rend à Saint-Pierre, où le pape officiait. — Après la messe, Huon l’aborde : « Sire, lui dit-il, que le Sauveur du monde vous tienne en santé. — Dieu vous rende meilleur, répond le pape. D’où êtes-vous, frère, et quels sont vos parents ? — Je suis de Bordeaux, dit Huon, fils du duc Séguin, à qui Dieu fasse paix, car il est mort. » À ce nom de Séguin, le pape se jette au cou de Huon : « Beau neveu, lui dit-il, soyez le bien venu ! Et où allez-vous, pour l’amour de Dieu ? — Sire, reprend Huon, vous le saurez, mais auparavant, je désire vous parler seul à seul. » Le pape le prend à part, et le fait asseoir près de lui. Huon lui confesse ses péchés ; il lui raconte ensuite ses malheurs, lui fait connaître le but de son voyage, et lui demande l’absolution. Le pape lui ordonne d’abord de déposer toute haine, d’oublier toute rancune et de pardonner à Charlemagne comme à tous ceux dont il a reçu injure. « Je leur pardonne de grand cœur, dit Huon. — C’est d’un noble baron, reprend le pape, et voici ce que vous y gagnerez : vous me quitterez aussi pur que Marie-Madeleine lorsqu’elle eut arrosé de larmes les pieds de notre Seigneur, et, par mon chef, je ne vous imposerai aucune pénitence. Maintenant, écoutez-moi, beau neveu. En partant d’ici vous irez à Brindes ; là vous trouverez votre cousin et le mien, Garin de Saint-Omer, qui vous fera bon accueil. Il est marin et a la garde du port. Je vous donnerai une lettre pour lui. » Et aussitôt le pape appelle son chapelain, lui fait écrire et sceller la lettre. — « Vous remettrez cette lettre à Garin, ajoute-t-il, et le saluerez cent fois de ma part. Il vous aidera à passer outre mer. P. 72-78.

Huon prend congé du pape, qui cherche en vain à le retenir. — Son arrivée à Brindes. — Son entrevue avec Garin de Saint-Omer. — Joie de Garin lorsqu’il apprend que Huon est le fils du duc Seguin, qu’il a connu autrefois. Il lui saisit la jambe et baise plus de vingt fois son soulier. Garin lit la lettre du pape, car il était instruit, et cette recommandation l’intéresse plus vivement encore au sort du jeune damoiseau ; il lui demande le but et la cause de son voyage. P. 78-82. — Nouveau récit des malheurs de Huon. — « Je vais à Babylone, au-delà de la mer Rouge, dit-il en terminant, mais je ne sais où trouver Babylone. — Soyez sans crainte, lui répond Garin ; j’ai quatre barges, quatre navires et trois chalands qui courent la mer. Si matin que je me lève, j’ai chaque jour, au logis, dix livres de rente à mon réveil. J’ai une femme et de beaux enfants. Hé bien, femme, enfants, avoir, je quitterai tout pour vous ; j’y suis résolu, et j’irai avec vous souffrir peines et fatigues. Je saurai bien vous conduire, et vous ne manquerez pas de vivres, car j’en ai en grande abondance. — Seigneur, Dieu vous en sache gré, répond Huon. — Beau cousin, reprend Garin, vous passerez cette nuit à mon hôtel, et demain matin, au lever du soleil, nous partirons pour le saint Sépulcre. » En effet, le lendemain, Garin dit adieu à sa femme et à ses enfants, leur promet un prochain retour, fait appareiller un navire abondamment pourvu de vivres, et prend la mer avec Huon et les chevaliers qui l’accompagnent. Notre Seigneur leur donne bon vent, si bien qu’au bout de quinze jours ils débarquent, montent les chevaux qu’ils ont amenés, et ne tardent pas à arriver à Jérusalem. P. 82-85. — Leur visite au saint Sépulcre et au temple où Dieu lui-même chanta la messe. — Prière de Huon : il demande à Dieu de lui permettre d’accomplir son message et de revenir faire sa paix avec l’empereur. — « Seigneurs, dit-il à ses barons, vous pouvez maintenant retourner près de Charlemagne. — Non, certes, répondent-ils, nous vous suivrons jusqu’à la mer Rouge. » — Garin renvoie son navire à Brindes, et prend avec Huon et ses compagnons le chemin de la mer Rouge. P. 85-87.

Ils traversent plusieurs contrées sauvages, et d’abord la Féménie, pays désolé, où le soleil ne luit jamais, où les femmes sont stériles, où le chien n’aboie point, où l’on n’entend point le coq chanter. Il entre ensuite chez les Conmains, nation qui ne mange point de blé, mais se nourrit de chair crue comme les mâtins. Les Conmains vivent en plein air, sont plus velus que des sangliers, et sont cachés sous leurs oreilles. Huon en a grand peur, mais à tort, car ils ne font aucun mal. Ils traversent encore la terre de Foi, où les blés appartiennent à tout le monde, et où chacun en peut prendre à volonté sans que personne l’en empêche. Huon ne séjourne pas dans ce pays, car il a hâte d’arriver au terme de son voyage. Après avoir cheminé quinze jours, les vivres lui manquent : il ne trouve plus de quoi nourrir un enfant. — Sa consternation. — Il rencontre dans un bois un homme à longue barbe, chargé d’une houe et marchant à grand peine ; il le salue en ces termes : « Prud’homme, que le Dieu qui répandit son sang pour les pécheurs le vendredi-saint ait en sa garde votre âme et votre corps ! » — À ces mots, le vieillard accourt, saisit la jambe de Huon et la lui baise plus de vingt fois. « Damoiseau, lui dit-il, qu’il vous ait aussi en sa garde le Dieu qui naquit de la vierge à Bethléem. Voici plus de trente ans que j’habite ce bois, et que je n’ai point vu un homme croyant en Dieu. D’où êtes-vous et où allez-vous ? Je ne puis, en vous voyant, me défendre d’une grande émotion, tant vous ressemblez à un franc baron que j’ai vu autrefois, à Séguin, duc de Bordeaux. — Avez-vous donc connu le bon duc ? répond Huon. — Oui, certes, sire, je l’ai connu. » — Huon raconte alors son histoire à Jérôme : c’est le nom du vieil ermite. Il lui demande ensuite d’où il est, et veut savoir qui l’a amené dans ce pays lointain. P. 87-91. — Récit des aventures de Jérôme, qui se trouve être le frère du prévôt Guirré. P. 91-93. — « Puisque vous connaissez ce pays, lui dit Huon, vous pouvez m’être d’un grand secours en m’enseignant le chemin de Babylone. — Soyez sans crainte, répond Jérôme ; je vous y conduirai moi-même ; j’y suis allé mainte fois, et je connais bien l’amiral Gaudisse. Deux chemins mènent à Babylone : l’un en quinze jours, mais à travers les plus grands périls ; l’autre en un an, mais il est sûr, et l’on y rencontre nombre de bonnes hôtelleries de bourgs, de villes, de châteaux et de cités. — Que Dieu me confonde, dit Huon, si je suis assez fou pour perdre une année à un voyage que je puis faire en quinze jours ! Mais, dites-moi, Jérôme, quels sont les dangers du chemin le plus court ? — Il y a, répond Jérôme, un grand bois à traverser, un bois redoutable de quarante lieues de long. C’est le séjour d’un nain qui n’a que trois pieds de haut, mais qui est d’une beauté accomplie, car il est plus beau que le soleil en été. Il s’appelle Oberon. Quiconque entre dans le bois ne peut lui échapper, s’il a le malheur de lui parler, et une fois en son pouvoir, il y demeurera toute sa vie. Vous n’aurez pas fait douze lieues dans ce bois que vous le verrez devant vous ; il vous parlera au nom du Dieu tout-puissant, et de telle façon que personne ne saurait se méfier de lui. Si vous refusez de lui répondre, il en sera si tourmenté qu’il s’en vengera d’une manière terrible. Il fera pleuvoir et venter si fort que les arbres en seront brisés et fendus par quartiers. Il fera ensuite couler devant vous une rivière à porter des navires ; mais sachez-le bien, ce seront autant de fantômes : vous passerez cette rivière à pied sec, sans y mouiller ni chausses ni souliers. Pourvu que vous vous taisiez, vous ne courrez aucun risque ; mais, si vous dites un seul mot, vous êtes perdu. — Par ma foi, dit Huon, je me garderai bien de parler. » À ces mots, il fait donner un cheval à Jérôme et se met en route avec lui. P. 93-96.

Arrivés au bois d’Oberon, ils s’y arrêtent pour prendre du repos sous un chêne. Huon se lamente, car il jeûne depuis trois jours et n’a rien à manger. Jérôme l’engage à manger des racines : « Depuis trente ans, dit-il, je ne me suis pas nourri d’autre chose. » Comme ils parlent ainsi, voici venir le petit homme à travers le bois. Il est vêtu d’un riche manteau de soie à bandes d’or. Il porte un arc précieux avec lequel il ne manque jamais le gibier. À son cou pend un cor d’ivoire, ouvrage des fées, et doué par elles de dons merveilleux. L’une a voulu qu’il rappelât à la santé le malade qui en entendrait le son. Une autre lui a donné le pouvoir de rassasier qui aurait faim, de désaltérer qui aurait soif. Une troisième a souhaité qu’au son de ce cor l’homme le plus malheureux se prît à chanter ; une quatrième, enfin, qu’il pût se faire entendre d’Oberon dans sa cité de Monmur, si lointain que fût le pays où l’on en sonnerait. Le petit homme, en apercevant Huon et ses compagnons, commence à corner, et ils se mettent tous à chanter. « Qui donc nous vient visiter ? dit Huon, je ne sens plus la faim ni la misère. — C’est le nain du bois, répond Jérôme. Pour Dieu, sire, gardez-vous de lui parler. — Vous qui passez par mon bois, leur dit le petit homme, que le roi du monde vous ait en sa garde ! Au nom du Dieu tout-puissant, par l’huile sacrée et par le saint chrême et par le sel du baptême, je vous conjure de me saluer. » Les quatorze compagnons prennent la fuite, au grand déplaisir du nain, qui frappe d’un doigt sur son cor, et aussitôt éclate une horrible tempête. — Dans leur fuite, Huon et les siens sont arrêtés par une large rivière. Jérôme essaie de les rassurer : « C’est le méchant nain qui a tout fait, » leur dit-il ; mais ils ont peine à revenir de leur effroi. — Ils continuent leur route, non sans inquiétude, et quand ils pensent avoir échappé au nain, ils le retrouvent tout à coup devant eux au passage d’un petit pont. « Voici encore le Diable, s’écrie Huon. — Vassal, répond Oberon, qui l’a entendu, je n’ai jamais été ni diable ni esprit malin. Je suis un homme en chair et en os, comme un autre, et je viens encore une fois au nom de Dieu, et par le pouvoir que je tiens de lui, vous conjurer de me répondre. — Fuyons, pour Dieu, s’écrie Jérôme ! » Puis il pique son cheval, et ses compagnons le suivent au galop. P. 96-100.

Le petit homme est demeuré seul et en grand courroux. Il se prend à sonner du cor, et par là arrête court les fugitifs, qu’il contraint à chanter. « Ils croient m’échapper, dit-il ; ils refusent de me parler ; mais je le leur ferai payer cher. » À ces mots, il frappe trois fois de son arc sur son cor d’ivoire, en s’écriant : « À moi, mes hommes ! » Ses hommes apparaissent aussitôt, montés et armés, au nombre de trois cents. Oberon leur ordonne de courir après les quatorze compagnons et de les tuer. Un des chevaliers féés demande grâce pour eux : il prie Oberon de leur parler encore une fois et de n’ordonner leur mort que s’ils refusent toujours de lui répondre. — Oberon y consent. — Au même instant, Huon, revenu de sa frayeur, dit à Jérôme : « Que ce nain est beau, et comme il sait bien parler au nom de Notre-Seigneur ! Quand ce serait Burgibus, le diable, encore devrait-on lui répondre lorsqu’il parle ainsi de Dieu. Quel mal pourrait faire d’ailleurs ce petit homme, qui ne paraît pas avoir plus de cinq ans ? — Ce petit homme, répond Jérôme, que vous prenez pour un enfant, n’en est pas moins né avant Jésus-Christ. — Qu’importe ? reprend Huon, quoi que vous en pensiez, je suis disposé à lui parler, s’il revient. » P. 100-103.

Oberon revient en effet, et salue de nouveau les quatorze compagnons. Il les implore et les menace à la fois : « Vous ne pouvez pas m’échapper, leur dit-il, pas plus qu’un bœuf ne pourrait monter au ciel. » Puis il appelle Huon par son nom. Il le connaît bien ; il sait tout ce qu’il a fait, d’où il vient, où il va, et ce qui le conduit à Babylone. — Il lui promet de l’aider à s’acquitter de son message et de le ramener sain et sauf en France, pourvu seulement qu’il consente à lui parler. — « Soyez donc le bienvenu, dit Huon. — Dieu te puisse honorer, répond Oberon ! jamais salut ne sera mieux récompensé que le tien. » — Oberon ne se sent pas de joie : « Je vous aime, dit-il à Huon, je vous aime, pour votre loyauté, plus que personne au monde. Vous ignorez qui vous avez rencontré : vous allez le savoir. Je suis l’unique fils de Jules César et de la belle fée Morgue. Il y eut grande joie à ma naissance ; mon père y manda tous ses barons et les fées y vinrent visiter ma mère. L’une d’elles, qui était mal contente, souhaita que je fusse un petit nain, et c’est ce que je suis, à ma grande douleur : je n’ai pas crû depuis l’âge de trois ans. Elle ne voulut jamais revenir sur sa parole, mais, pour en adoucir l’effet, elle m’accorda d’être le plus beau après Dieu, et, vous le voyez, je suis aussi beau que le soleil en été. Une seconde fée me fit un don plus précieux encore : elle me permit de connaître le cœur des hommes et leurs secrètes pensées. Je dois à une troisième fée un don qui l’emporte sur tous les autres : il n’y a marche, pays ni royaume jusqu’à l’arbre sec et si loin qu’on puisse aller où je n’aie le pouvoir de me transporter à ma volonté, rien qu’en le souhaitant. Si je veux un palais, je l’ai aussitôt ; j’ai à manger ce que je désire et à boire ce que je demande. Je suis né à Monmur, bien loin d’ici, à plus de quatre cents lieues, et pourtant j’ai plus tôt fait d’y aller et d’en revenir qu’un cheval de parcourir un arpent. Frère, sois le bienvenu. Il y a trois jours ou plus que tu jeûnes ; veux-tu manger au milieu de ce pré ou dans une grande salle de pierre ou de bois ? Dis-le-moi. — À votre volonté, seigneur, répond Huon. — Bien répondu, fait Oberon ; mais tu ne sais pas encore tout ce que je dois aux fées : apprends donc qu’il n’est oiseau, sanglier ou bête fauve, même des plus farouches, qui ne viennent à moi volontiers sur un signe de ma main. Enfin, je sais tous les secrets du paradis, j’entends là haut les chants des anges, je ne vieillirai jamais de ma vie, et quand je voudrai terminer mes jours, ma place est marquée auprès de Dieu. » — Pour montrer son pouvoir à Huon, Oberon lui demande encore où il veut manger. — « Peu m’importe, répond Huon, pourvu que je dîne. » Oberon sourit et le fait coucher à plat ventre, lui et ses compagnons. Un archer n’aurait pas eu le temps de lancer une flèche qu’il leur dit : « Relevez-vous. » Ils obéissent et voient devant eux un grand palais à plusieurs étages ; ils y montent et s’asseoient à des tables toutes dressées. P. 103-107.

Après le repas, Huon prend congé du nain, qui ne veut pas le laisser partir sans lui faire un riche présent. Il fait apporter son hanap, et dit à Huon : « Tu vois ce hanap doré : il est vide ; eh bien, je vais le remplir à ma volonté. » — À ces mots, il fait tourner trois fois sa main autour du vase, fait une croix au-dessus, et le vase se remplit. « Tel est le pouvoir féerique de ce hanap, dit-il à Huon, qu’il fournirait assez de vin pour tous les vivants et pour tous les morts, s’ils revenaient au monde, pourvu qu’il soit entre les mains d’un homme de bien ; car nul ne peut y boire s’il n’est pur et sans péché mortel. Dès qu’un méchant y veut toucher, la vertu du hanap s’évanouit. Si tu y peux boire, il est à toi. « Grâces vous en soient rendues, » répond Huon. Mais il craint de n’être pas en état de l’approcher de ses lèvres, quoiqu’il se soit confessé au pape, qu’il se repente de ses péchés mortels, et qu’il n’ait de haine contre personne. Il prend le hanap, cependant, et le hanap reste plein et il y boit à longs traits. Oberon, tout joyeux, se jette à son cou et lui donne le précieux vase. « Mais prends bien soin, lui dit-il, de garder ta loyauté ; c’est à ce prix que je t’aiderai. Tu n’aurais pas plutôt fait un mensonge que le hanap perdrait sa vertu et toi mon amitié. » — À ce présent, Oberon en ajoute un autre : il fait don à Huon de son cor d’ivoire, et lui promet de venir à son aide toutes les fois qu’il en entendra le son ; mais qu’il se garde bien d’en sonner pour rien et sans besoin, sinon, malheur à lui. — Départ de Huon. — Oberon ne peut le quitter sans verser des larmes. Huon lui demande ce qui l’afflige : « Ami, répond le nain, vous emportez mon cœur avec vous. Adieu, je ne puis vous en dire davantage. » P. 107-112.

Après avoir chevauché quinze lieues, Huon et ses compagnons arrivent au bord d’une rivière qu’ils ne savent comment passer ; mais un messager d’Oberon les suit, qui porte à la main un bâton d’or. Il en frappe l’eau ; elle s’ouvre et laisse un passage assez large pour cent mille hommes. Le passage se referme derrière eux et ils continuent leur route, mais non sans parler du nain dont ils viennent encore une fois de reconnaître le pouvoir. — Ils font halte dans un verger pour y prendre du repos, et Huon s’émerveille en éprouvant la vertu de son hanap : « Quel présent ! s’écrie-t-il, il vaut mieux que deux cités des plus riches. Mais je ne puis croire à ce que m’a conté ce nain, que si je corne, il m’entendra de si loin. Dieu me damne si je n’en fais l’épreuve ! » — Le vieux Jérôme lui rappelle en vain la recommandation d’Oberon ; Huon saisit le cor et en sonne. Et aussitôt ses compagnons entrent en joie. Jérôme se prend à chanter, et s’écrie : « Corne, beau cousin, et béni soit qui t’engendra ! » — Oberon a entendu le son du cor : « Ah Dieu, s’écrie-t-il, j’entends mon ami corner, qui donc ose le mettre en peine ? Je me souhaite où le cor a sonné avec cent mille hommes en armes. » Son souhait est exaucé à l’instant même, au grand effroi de Huon. « Que Dieu te maudisse ! lui dit le nain, où donc sont tes ennemis ? Est-ce ainsi que tu m’obéis. — Grâce, seigneur, grâce, pour l’amour de Dieu, s’écrie Huon. J’ai éprouvé la vertu de votre hanap, mais je n’osais tenter de grandes aventures sans avoir aussi éprouvé votre cor. » — Oberon pardonne, puis il ajoute : « Huon, sur la route que tu dois parcourir se trouve la cité de Tormont. Là réside Macaire, un traître prouvé, qui est ton oncle. On l’appelait Guillaume en France. Il voulut faire périr le roi, fut banni du royaume et alla outre mer, où il renia le Christ. Aujourd’hui, il croit à Mahomet et à Tervagan. Il n’est chrétien qui tombe entre ses mains qu’il ne le fasse pendre ou jeter en prison. Je te défends sur la vie d’aller à Tormont. » — Huon refuse d’obéir : « J’irai à Tormont, dit-il, visiter mon oncle, et, s’il est tel que vous le dites, je lui arracherai les yeux de la tête. Je saurai bien corner au besoin et vous viendrez à mon aide. — Tu as dit vrai, reprend Oberon, mais si tu tiens à mon amitié, garde-toi de sonner du cor à moins d’être blessé et en péril de mort, car autrement je te ferais endurer les plus grands maux. » En parlant ainsi, Oberon ne peut retenir ses larmes. « Pour Dieu, seigneur, qu’avez-vous ? lui demande Huon. — Ce que j’ai ? répond le nain, j’ai grand pitié de toi, car personne ne saurait exprimer tout ce que tu auras à souffrir. Adieu ! je ne puis t’en dire davantage. » P. 112-117.

Huon se remet en route. Il arrive bientôt en vue de Tormont. Sur le point d’entrer dans la ville, il rencontre un sergent qui l’en détourne et s’offre à le conduire par un autre chemin. Le sergent était chrétien, mais réduit à cacher sa foi par crainte du duc Eudes, sire de Tormont[1] : « S’il vous sait dans la ville, dit-il à Huon, il vous fera jeter en prison avec cent quarante chrétiens qu’il y tient déjà. — Mais il se fait tard, et à la tombée de la nuit, dit Huon, c’est folie de s’éloigner d’une bonne ville. » Le sergent le conduit alors à un hôtel où il l’assure qu’il sera bien servi, chez le prévôt Hondré, chrétien comme eux. — À peine arrivé chez le prévôt, où il reçoit le meilleur accueil, Huon appelle le vieux Jérôme : « Sire Jérôme, lui dit-il, allez sans retard parcourir les rues de la ville et faites crier partout que les fous, les ménestrels et les ribauds oisifs peuvent s’en venir manger à mon hôtel ; ils y seront largement hébergés et sans payer leur écot. Vous irez aussi à la boucherie et ferez apporter ici toute la viande et tout le poisson frais ou salé que vous y trouverez. Vous paierez grandement et sans marchander. « Mais, seigneur, dit l’hôte, j’ai des vivres en abondance et je vous ai offert tout ce que renferme mon hôtel. — Je ne veux rien vous coûter, répond Huon, car je ne manque point d’argent, et j’ai un précieux hanap qui fournirait du vin à tous ceux qui sont au monde. » En même temps il prend son cor d’ivoire et prie l’hôte de le lui garder jusqu’à ce qu’il en ait besoin. Grande folie ! un moment viendra où Huon la rachèterait volontiers au prix de la cité de Laon. P. 117-121.

Cependant, le vieux Jérôme, qui savait très bien parler sarrasin, est monté à cheval et a fait crier par les rues l’invitation de Huon, à la grande joie de tous les ribauds. Ils accourent, au nombre de plus de quatre cents, s’asseoir à la table de Huon, qui les sert et leur verse en abondance le vin qui coule sans cesse de son hanap. — Mais Jérôme a fait au marché de telles provisions que le sénéchal du duc n’y trouve plus rien à acheter pour le souper de son maître. « Qui diable a ainsi vidé le marché ? s’écrie-t-il. — Seigneur, répondent les marchands, c’est un vieillard à barbe grise. — Et où est-il allé ? — Chez le prévôt Hondré. » — Le sénéchal s’en retourne au palais du duc et va lui conter sa mésaventure. — Dans le même temps, l’un des convives de Huon s’est esquivé pour venir rapporter à Eudes ce qui se passe chez le prévôt, où le vin, dit-il, coule à souhait et comme de source d’un hanap merveilleux et inépuisable. Ce hanap fait envie au duc ; il veut s’en saisir, et, dans ce dessein, se rend à l’hôtel du prévôt, suivi de trente chevaliers. — Entrevue du duc Eudes et de Huon. — Eudes veut savoir pourquoi Huon a réuni tant de gens à souper : « Sire, répond Huon, je vais au-delà de la mer Rouge, et je donne à souper à ces pauvres gens pour que Dieu m’accorde un heureux retour. — Tu as mal pris tes mesures, dit le duc, car voici ton dernier jour et je vais te faire couper la tête. — Laissez-là vos menaces, reprend Huon, et courez vitement vous désarmer ; lavez vos mains, vous et vos hommes, et asseyez-vous à cette table, où je vous donnerai à manger à foison, après quoi nous verrons qui de nous deux a tort ou droit et doit réparation à l’autre. Que gagnerez-vous à me faire du mal ? m’est avis qu’au contraire vous avez sujet de me bien traiter, car on m’a dit que vous avez été chrétien. — Bien parlé, » dit le duc, puis s’adressant à ses hommes : « Allez vous désarmer et mangeons, puisque nous trouvons à manger, car aussi bien n’avons-nous rien à l’hôtel. » P. 121-126.

Dès qu’ils sont à table, Huon prend son hanap et dit au duc : « Vous le voyez, ce hanap est vide. — Oui, » répond Eudes. Aussitôt Huon fait le signe de la croix et le hanap se remplit. Il le présente à son oncle, mais à peine le duc y a-t-il porté la main que le vin disparaît. « C’est un enchantement, s’écrie Eudes. — Non, dit Huon, c’est l’effet de votre méchanceté. Vous ne sauriez goûter du vin de ce hanap, car vous êtes né un jour de malheur. — Comment, reprend le duc, vous venez m’insulter ainsi dans ma cité ? Par Mahomet, vous êtes fou ! Mais dites-moi, je vous prie, de quel pays vous êtes. — De Bordeaux, répond Huon. — De Bordeaux ! et de qui êtes-vous fils ? — Du duc Séguin, à qui Dieu fasse pitié, car il est mort il y a sept ans passés. — Fils de mon frère, s’écrie Eudes, sois le bienvenu ! Eh ! qu’allais-tu donc faire ailleurs qu’à mon hôtel ? Dis-moi, beau neveu, où vas-tu ? — Au-delà de la mer Rouge, répond Huon, porter un message au roi Gaudisse. C’est Charlemagne qui m’y envoie parce que j’ai tué son fils Charlot, et si je ne m’acquitte de mon message, je ne pourrai revoir ma terre dont je suis déshérité. — Et moi aussi, beau neveu, j’ai été banni de France ; j’ai abjuré la foi chrétienne et suis venu m’établir ici, où je me suis marié et où j’ai de grandes terres, des châteaux et des cités que ma femme m’a apportés. Viens à mon hôtel jusqu’à demain ; je te ferai accompagner par mes barons et conduire sûrement, car tu as de rudes pas à passer. » P. 126-128.

Huon se rend, en effet, chez son oncle ; il y emporte son hanap, mais il oublie son cor à l’hôtel du prévôt. — Le lendemain, comme il se dispose à partir, le duc Eudes le retient et le fait asseoir à sa table, puis il prend à part Geoffroy, un de ses chevaliers, qu’il a amené de France et qu’il a contraint de renier Dieu : « Geoffroy, lui dit-il, faites-moi armer cent quarante païens, et que mon neveu soit mis à mort pendant que nous serons à table. S’il vous échappe, je vous retire mon amitié. — À vos ordres, » répond Geoffroy ; mais, sur le point d’obéir, il se prend à songer au crime qu’il va commettre. Il se rappelle que jadis il a dû la vie au père de Huon ; c’est l’occasion de s’en montrer reconnaissant. Il court à la prison où sont renfermés cent quarante français : « Seigneurs, leur dit-il, voici le jour de votre délivrance ! Si vous avez du cœur, Jésus vous viendra en aide. » — Les Français sont prêts à tout pour mettre fin à leur captivité. Geoffroy leur fait connaître la trahison que le duc prépare, et les convie à la vengeance. Il leur donne des armes, les conduit au palais, et ce sont eux qui répondent au cri du duc lorsqu’il appelle ses chevaliers pour frapper son neveu. Ils se rendent maîtres du palais ; mais le duc, qui leur a échappé, revient bientôt les assiéger avec quatre cents des siens. Il a déjà réussi à abattre une des tours de son château, lorsque le prévôt Hondré lui remontre la folie d’une telle entreprise et lui conseille de promettre la vie sauve à Huon et à ses compagnons pour les décider à rendre le palais. Le duc feint d’accepter cette proposition et charge Hondré lui-même de la porter aux assiégés. Mais, loin de s’acquitter de son message, le prévôt encourage Huon à tenir tant qu’il pourra et lui rend son cor d’ivoire. Huon le fait retentir d’une telle force que le sang lui jaillit de la bouche. À l’instant même les assiégeants commencent à chanter et les assiégés à se mettre en danse. — Arrivée d’Oberon avec cent mille hommes en armes. — Massacre des Sarrasins qui refusent de se convertir. — Le duc Eudes demande grâce à son neveu, mais Huon lui coupe la tête et la pend au mur de la ville. P. 128-135.

« Maintenant, dit Oberon, tes désirs sont accomplis ; je m’en retourne, mais je ne puis te cacher que ta folie te soumettra aux plus rudes épreuves. » Huon, effrayé, prie Oberon de le conseiller et promet de lui obéir. « Eh bien, dit Oberon, je te défends sur ta tête d’aller à Dunostre. C’est un château fort, près de la mer, que Jules César, mon père, a fait construire. Ce château a demandé plus de quarante ans à élever et jamais on n’en vit de si beau. Il a trois cents fenêtres et vingt-cinq chambres. À l’entrée sont deux hommes de cuivre armés chacun d’un fléau en fer. Ils ne cessent de battre hiver comme été, et de telle sorte, qu’une alouette légère ne saurait pénétrer dans le palais sans tomber sous leurs coups. Là réside un grand géant qu’on appelle l’Orgueilleux. Il m’a enlevé le château de Dunostre, et, de plus, un haubert merveilleux, plus blanc que la marguerite des prés, plus léger qu’un pain blanc de farine blutée, un haubert que nulle arme ne saurait entamer, et avec lequel on ne peut ni se noyer dans l’eau ni brûler dans le feu. Par l’amitié que j’ai pour toi, ne va pas à Dunostre, car ce serait aller à ta perte. — Vaine défense, répond Huon, j’irai visiter l’Orgueilleux. Je suis venu de France pour chercher des aventures ; vous m’en trouvez une que je veux tenter. Par le Dieu que j’adore, j’irai conquérir le blanc haubert, et, s’il est tel que vous le dites, il ne laissera pas de m’être utile. Je saurai bien corner au besoin et vous viendrez à mon secours. — Non, par Dieu ! je n’en ferai rien, dit Oberon. Ne vous y fiez pas, Huon ; car vous pourriez sonner inutilement. — Comme il vous plaira, mais je ne renoncerai pas à mon entreprise. » — À ces mots, Oberon disparaît. P. 135-138.

Huon ne tarde pas à partir pour Dunostre. Arrivé en vue du château, il s’apprête à y pénétrer, malgré les conseils du vieux Jérôme. Il s’y rend seul, à pied, muni de son cor, et laisse ses compagnons dans une prairie voisine. À l’entrée de la tour, il trouve les deux batteurs qu’Oberon lui a annoncés. Son embarras est grand, lorsqu’il avise un bassin d’or attaché à un pilier. Il frappe trois coups de son épée sur le bassin et fait retentir tout le palais. P. 138-142.

Il y avait dans le palais une pucelle d’une grande beauté, nommée Sébile. Elle accourt à la fenêtre, et, voyant le jeune chevalier, elle se prend à pleurer. Aux trois croix d’or qui brillent sur l’écu de Huon, elle reconnaît un chevalier de France, du pays cher à son cœur, et redoute pour lui la colère du géant. Dans son inquiétude, elle court à la chambre de l’Orgueilleux, et le trouve endormi. Alors elle vient en hâte à la porte du château et en ouvre le guichet. Les deux batteurs étaient machinés de telle façon que, dès que le guichet s’ouvrait, les bras leur manquaient. Huon entre au château et poursuit à grands pas la dame qui s’enfuit ; mais elle lui échappe et le laisse errer seul dans le vaste édifice. Il y trouve d’abord quatorze hommes gisant à terre ; il s’en approche et les remue un à un, mais ils n’ont garde de lui parler. « Par ma foi, se dit-il, il ne fait pas bon ici. C’est le diable qui m’y a conduit ; je n’y resterai pas plus longtemps. » À ces mots, il revient au guichet ; mais les batteurs se sont remis en mouvement. « Je suis pris », dit Huon, et il rentre au château. Il écoute, et entend la dame pleurer. Il se dirige de ce côté et entre dans sa chambre. « Dame, lui dit-il, que Dieu vous garde ! Savez-vous parler ma langue ? De grâce, qu’avez-vous, ma douce amie ? — Seigneur, fait-elle, j’ai grand pitié de vous. Si le maître de céans s’éveille, vous êtes mort. — Quoi ! dit Huon, vous parlez le français ! — Oui, seigneur, répond-elle, je suis née en France, et si j’ai de vous telle pitié, c’est que j’ai vu la croix que vous portez. » — Huon lui demande de quel pays elle est. — Du bourg de Saint-Omer, répond la belle Sebile. Je suis fille du comte Guinemer et nièce du duc Séguin, de Bordeaux. — Vous êtes ma cousine ! s’écrie Huon, en l’embrassant tendrement, car je suis le fils du duc Séguin. » — Il veut savoir comment sa cousine se trouve à Dunostre. Elle lui apprend que son père était venu naguère en pèlerinage au saint Sépulcre et l’avait amenée avec lui : une tempête les avait jetés sur ce rivage, près de la tour du géant, qui avait tué son père et la gardait prisonnière : « Depuis plus de sept ans, ajoute-t-elle, je n’ai pas entendu chanter une messe. » Huon lui fait part, à son tour, du message dont il est chargé, et du dessein qui l’amène à Dunostre. La belle Sebile lui conseille de fuir au plus vite : elle l’y aidera en arrêtant les fléaux des deux batteurs ; mais rien ne peut effrayer Huon ; il veut voir le géant et se mesurer avec lui. Il pourrait le tuer pendant son sommeil, mais il aurait honte de le frapper sans l’avoir défié ! — Il pénètre dans la chambre où l’Orgueilleux dort sur un lit magnifique. — Description du lit. — Portrait du géant qui a dix-sept pieds de long, les bras gros et les poings carrés, la tête énorme et les yeux enfoncés. — Sentiments de Huon à sa vue. P. 142-148.

(Ici se termine la première journée du récit, et le ménestrel renvoie ses auditeurs au lendemain pour en entendre la suite, en les priant de lui rapporter chacun une maille.)

Huon se décide à réveiller le géant et à le défier. Il lui donne le temps de prendre ses armes, et l’Orgueilleux, en retour, lui permet d’essayer le haubert merveilleux qu’il a ravi jadis à Oberon. Pour l’endosser, il faut être pur comme un nouveau-né : aussi Huon se recommande-t-il à Dieu avant de tenter de s’en revêtir. Il y réussit sans peine, et quand le païen le voit ainsi armé : « Je ne pensais pas, dit-il, que tu pusses entrer dans ce haubert ; maintenant, rends-le-moi, et tu agiras en baron. — Que Dieu te confonde, répond Huon, je ne te le rendrais pas pour quatorze cités. Que tu es donc laid ! maudit sois-tu de celui qui mourut sur la croix ! Ce n’est pas un homme qui t’a donné la vie. — Tu dis vrai, répond le géant, c’est le diable Burgibus qui m’a engendré ; c’est dame Murgale qui m’a porté dans ses flancs, et il n’est en enfer ni diable ni esprit malin qui ne soit de ma parenté. Cependant, si tu veux me rendre mon bon haubert, je te laisserai aller, et tu auras l’anneau d’or que me donna l’amiral Gaudisse, à qui j’ai enlevé quatorze cités, et qui est maintenant mon homme lige. Le voici, frère, cet anneau qui me va à peine au petit doigt : tu y pourras facilement passer ton bras, et il ne te sera point inutile pour remplir le message dont Charlemagne t’a chargé, dis-tu, car tu auras, par Mahomet, de rudes pas à passer. Quand tu seras arrivé à la cité de Gaudisse, avant de parvenir à son palais, tu auras affaire à quatre portiers farouches, après quoi tu trouveras quatre grands ponts, qui tous seront levés, et à chaque pont deux portiers en armes. Si tu leur dis que tu es de France, le premier te coupera un poing ; tu perdras l’autre poing au second pont, et tu laisseras l’un de tes pieds au troisième. Ainsi accommodé, on te portera devant l’amiral, qui te fera couper la tête. Si tu veux échapper à ce martyre, rends-moi mon haubert, et je te donnerai mon anneau : alors tu pourras en toute sûreté pénétrer dans le palais de Gaudisse. Tu lui aurais tué cinq cents hommes et tu l’aurais frappé lui-même jusqu’à faire jaillir son sang, que tu n’aurais rien à redouter en lui montrant ce bon anneau. L’amiral me craint ; il n’oserait encourir ma colère. Quand j’ai besoin d’argent ou d’hommes d’armes, je lui envoie cet anneau par un des miens, et j’obtiendrais ainsi de lui jusqu’à cent mille hommes. » — Huon n’accepte pas l’échange ; il ne rendra pas le haubert, et il aura l’anneau en tuant le géant. — Combat de Huon et de l’Orgueilleux. — Défaite et mort du géant. — Huon lui coupe la tête et la veut pendre à la muraille, mais il ne peut la soulever. Il rend grâce à Dieu de sa victoire, et d’une des fenêtres du palais, il l’annonce à ses compagnons. À cette nouvelle, ils accourent, se jettent au cou du jeune preux, et voyant le géant à terre, s’étonnent qu’il ait pu venir à bout d’un tel ennemi. Ils font fête à la fille du comte Guinemer, et passent joyeusement la nuit dans le château, où ils trouvent à manger et à boire en abondance. P. 148-157.

Le lendemain, Huon se lève de grand matin ; il appelle ses hommes et leur dit : « Il faut maintenant que je vous quitte ; restez ici, et si vous m’aimez, attendez-m’y une quinzaine. Au bout de quinze jours, si vous ne me revoyez pas, rentrez en France, saluez Charlemagne de ma part, et dites-lui comment je me suis comporté. » Mais, au lieu de quinze jours qu’il leur demande, ses compagnons lui promettent de l’attendre un an entier. — Départ de Huon. — Il arrive bientôt au bord de la mer ; mais comment passer outre ? Il n’y a là ni gué, ni pont, ni navire. Huon n’ose se fier au merveilleux haubert qu’il vient de conquérir. Il invoque la Vierge, s’assied sur le rivage et se répand en larmes. Pendant qu’il demeure ainsi abîmé dans sa douleur, il voit arriver vers lui, de la pleine mer, une bête qui nage plus vite qu’un saumon : c’est un lutin qui, en touchant le rivage, se secoue, se dépouille de sa peau, et en sort sous la forme du plus bel homme qui se puisse voir. Huon, tout effrayé, dit doucement au lutin : « Ami, de quel pays es-tu ? Es-tu de la race de Pilate ou de Néron, toi que je viens de voir nager si vite sous la forme d’un lutin, et qui m’apparais maintenant sous des traits si beaux ? Ne me fais point de mal, au nom de Dieu. » Et le lutin répond : « Je sais bien qu’on t’appelle Huon, et que tu es le fils du duc Séguin. Sois sans crainte, noble fils de baron ; je ne te veux que du bien. Je suis envoyé vers toi par un roi de grand renom, par le roi Oberon. » — Huon veut savoir le nom du lutin. — « Je me nomme Malabron, répond-il, je suis de la maison du roi Oberon et l’un de ses hommes liges. Mon seigneur a voulu que je fusse trente ans lutin de mer. — Ami, m’oserai-je fier à toi ? demande Huon. — Sois sans crainte, dit le lutin, je te porterai au delà de la mer Rouge, de telle façon que tu ne mouilleras ni chausses ni souliers. Apprête-toi à partir, car je vais entrer dans ma peau de lutin ; tu monteras sur ma croupe, et tu te signeras bien pour que le vrai Dieu nous conduise à bon port. » — À ces mots, Malabron entre dans sa peau, prend Huon sur son dos, et se jette à la nage. Il n’est varlet ni jeune bachelier qui pût faire une demi-lieue dans le temps que Malabron mit à passer la mer. Il dépose Huon sur l’autre rive, et lui dit : « Huon, tu n’es pas né sous une heureuse étoile. On ne saurait dire ni imaginer les grandes douleurs, que tu auras à souffrir. Moi-même je souffrirai pour toi, car il me faudra, pour t’avoir aidé, doubler ma pénitence, et demeurer trente ans encore lutin de mer par-delà les trente années auxquelles j’étais déjà condamné. Voici la ville où tu dois aller. Souviens toi que tu ne saurais dire un mensonge sans perdre l’amitié d’Oberon. Adieu. » P. 157-161.

Le lutin disparaît d’un bond dans la mer, et Huon, resté seul, se dirige vers la cité où Gaudisse tient en ce moment sa cour. Il traverse une foule innombrable de païens qui le regardent et lui font oublier son anneau. Au premier pont, le portier lui demande s’il est Sarrasin. « Oui vraiment », répond-il, sans penser que par ce mensonge il perd l’amitié d’Oberon. Il s’en repent amèrement l’instant d’après et jure de ne plus mentir de sa vie. Au second pont, il montre son anneau, dont la seule vue lui fait ouvrir la porte, et passe de même le troisième pont, toujours regrettant le mensonge qui vient de lui échapper. P. 161-163.


(Nouvel appel du jongleur à ses auditeurs, qui jusqu’à présent ne lui ont guère donné d’argent. Il excommunie, dit-il, de par son autorité et de par celle d’Oberon tous ceux qui ne fouilleront à leurs bourses pour donner à sa femme.)


Le fils de Séguin a encore passé le quatrième pont en montrant son anneau. Il arrive près du palais et entre dans le verger de l’amiral, où sont réunies toutes les espèces d’arbres à fruits que Dieu a créés. Une fontaine y coule qui vient du paradis et dont l’eau merveilleuse rend la jeunesse au vieillard le plus chenu, la virginité à la femme la moins sage. Un serpent, gardien de cette fontaine, donne la mort au méchant ou au traître qui en approche. Huon y boit, s’y lave les mains et oublie son message ; mais il tremble toujours en songeant à Oberon. Le nain viendra-t-il encore à son secours ? Il veut s’en assurer et fait retentir son cor, mais en vain : nul ne le vient visiter. Le cor n’a gardé sa vertu que pour mettre en danse et faire chanter l’amiral avec ceux qui en ce moment le servent à table. — Gaudisse effrayé ordonne à ses hommes de se saisir de l’enchanteur qui les charme ainsi ; mais Huon ne les attendra pas. Après un instant de découragement, il invoque Notre-Dame, et marche hardiment vers le palais, où il entre le heaume en tête et l’épée au poing. P. 163-168. À la table de l’amiral et en face de lui est assis un puissant Sarrasin qui doit épouser sa fille Esclarmonde. D’un coup d’épée Huon fait voler sur la table la tête du païen, dont le sang rejaillit sur Gaudisse. « Bonne étrenne ! se dit-il, me voilà acquitté d’autant envers Charlemagne. » Grâce à son anneau, il n’a rien à redouter : tout lui est permis. Il donne trois baisers, comme il l’a juré, à la belle Esclarmonde, qui s’éprend pour lui d’un amour soudain. Il s’annonce enfin comme messager de Charlemagne et somme l’amiral de recevoir le baptême, de rendre hommage à l’empereur et de lui envoyer le tribut qu’il réclame. — « Ton seigneur est fou, répond Gaudisse, je n’en fais pas plus de cas que d’un ail pelé. Voilà quinze messagers qu’il m’envoie : je les ai tous fait écorcher et saler ; tu seras le seizième. » — Huon est encore protégé par son anneau ; mais l’amiral veut savoir de qui il le tient. — « Je te dirai la vérité, répond-il, j’ai tué ton seigneur. — Barons, s’écrie à ces mots l’amiral, le laisserez-vous aller ? Ce serait une honte pour nous. » — Huon est assailli de toute part. Après une défense désespérée, son épée lui échappe. Il est renversé ; son cor, son hanap, son armure, lui sont enlevés, et l’amiral consulte ses barons pour savoir de quelle mort il le fera périr. — « Qu’il soit pendu », répondent ils. Mais un des conseillers de Gaudisse lui donne un autre avis : « C’est aujourd’hui, lui dit-il, la saint Jean d’été : tu ne saurais faire justice si tu ne veux manquer à ta loi. Il faut mettre ce jeune homme en prison et l’y tenir pendant une année. L’an prochain, à pareil jour, tu le délivreras et le mettras aux prises en champ clos avec un champion. S’il peut vaincre le champion, tu le laisseras aller en paix ; mais s’il est vaincu, tu le feras pendre et traîner. — Si tel est l’usage de mes ancêtres, répond l’amiral, je n’y veux point manquer. » P. 168-174.

Huon est en prison. Il y est bientôt visité par la belle Esclarmonde, que l’amour ne laisse point en repos. Elle se lève pendant la nuit, allume un cierge, vient à la prison, en dérobe les clefs au chartrier endormi et pénètre jusqu’à Huon. Elle lui avoue son amour et lui offre la liberté s’il veut se rendre à ses désirs. « Vous êtes sarrasine, répond Huon, je ne vous puis aimer, et si vous avez reçu de moi trois baisers, c’est que je l’avais promis à Charlemagne. — Ami, dit-elle, ne changerez vous point de sentiment ? — Non, certes, répond-il. — Hé bien, vous le paierez cher, » dit Esclarmonde ; et aussitôt elle appelle le chartrier et lui ordonne de laisser jeûner le prisonnier pendant trois jours. — Le quatrième jour, Huon se désespère : il maudit Oberon et implore sainte Marie. Esclarmonde a entendu ses plaintes et sa prière ; elle vient auprès de lui et lui offre encore de le délivrer s’il s’engage à l’emmener en France. — « Dame, répond Huon, dussé-je brûler à toujours dans les flammes d’enfer, je suis prêt à faire votre volonté. — Vous avez bien parlé, lui dit-elle, et pour l’amour de vous je croirai en Dieu. » — Elle lui fait servir un abondant repas, et, dans le même temps, le chartrier va par son ordre annoncer à l’amiral que le chrétien qui était en prison y est mort de faim. — « J’en ai regret, répond Gaudisse ; mais puisqu’il est mort, n’en parlons plus, et que Mahomet ait pitié de son âme. » P.174-177.

Les treize compagnons que Huon a laissés dans la tour de l’Orgueilleux l’ont déjà attendu quatre mois sans entendre parler de lui. Un jour qu’ils étaient sortis en armes, ils voient aborder un navire au port voisin. Le navire, chargé d’or et d’argent, était monté par trente païens. « Nous sommes de la Mecque, disent-ils au vieux Jérôme, et nous venons ici acquitter le tribut que nous devons à l’Orgueilleux. — Il est mort, reprend Jérôme, et il vous faut mourir aussi. Allons, s’écrie-t-il, frappez, compagnons ! » — À ces mots, les païens sont assaillis, tués et jetés à la mer. Leur navire et leurs richesses demeurent au pouvoir des treize barons. Ils sont d’avis de s’en servir pour aller à la recherche de Huon, et s’embarquent, emmenant avec eux la belle Sebile. — Après une heureuse navigation, ils abordent non loin de la cité de Gaudisse et parviennent jusqu’à l’amiral. « C’est moi qui parlerai, dit Jérôme à ses compagnons, vous m’écouterez et vous conformerez à tout ce que je dirai. » Il salue l’amiral en sarrasinois. Gaudisse lui rend son salut et lui demande de quel pays il est. — « Je suis né à Monbranc, répond Jérôme, et suis fils d’Yvorin. — Sois le bienvenu, s’écrie Gaudisse, sois le bienvenu, fils de mon frère ! Et comment se porte Yvorin ? — Très bien, sire, dit Jérôme. Salut et amitiés de sa part. Voici douze Français qu’il a pris dernièrement et dont il m’a chargé de vous faire don pour les tenir en prison jusqu’à la saint Jean d’été et les livrer ce jour-là à vos archers, auxquels ils serviront de but. Pour cette dame que vous voyez, vous la mettrez, sire, avec votre fille : elle lui enseignera à bien parler français. — Volontiers, répond Gaudisse ; mais maintenant, dis-moi comment tu t’appelles. — Tyacre est mon nom, répond Jérôme. — Eh bien, Tyacre, reprend l’amiral, tu seras dorénavant mon chambellan ; je te donnerai les clefs de ma prison, et tu garderas ces Français, que tu n’aimes guères sans doute. Prends soin, toutefois, qu’ils ne meurent point de faim comme fit dernièrement Huon, un jeune bachelier que m’envoya Charlemagne. » P. 177-182. — À ces mots Jérôme est transporté d’une telle colère, qu’il se saisit d’un bâton pour en frapper l’amiral, mais, réflexion faite, il en donne un coup à chacun de ses compagnons, qui n’osent souffler mot, et les conduit ainsi à la prison. — Esclarmonde, qui le croit son cousin, l’aborde et lui confie que la mort de Huon est une fable de son invention. Elle le prie de ne la point trahir. Mais Jérôme se méfie de cette confidence et ne lui répond rien. — Les Français emprisonnés sont reconnus par Huon. — Leur joie en le retrouvant. — « Où est Jérôme ? demande Huon. — Il a renié Dieu, répondent-ils, et c’est lui-même qui nous a jetés dans cette prison, après nous avoir battus à outrance. Il a fait accroire à l’amiral qu’il est son neveu et se fait appeler du nom de Tyacre. » — Huon ne fait que rire de cette réponse : il a pénétré la ruse de Jérôme. P. 182-185. — Bientôt, en effet, Jérôme, accompagné d’Esclarmonde, apporte des vivres aux prisonniers. Huon et lui s’embrassent tendrement. Esclarmonde leur offre un moyen de recouvrer la liberté. Elle hait son père, dit-elle, parce qu’il ne veut croire qu’à Mahomet. Le soir, quand il sera endormi, elle armera les prisonniers et les conduira au lit de l’amiral. C’est elle-même qui lui donnera le premier coup, et, certes, sans ressentir le besoin de s’en confesser. Mais Huon refuse la liberté à ce prix, et aime mieux attendre plus longtemps sa délivrance. P. 185-187.

Cependant la nouvelle de la mort de l’Orgueilleux est parvenue à son frère Agrapart. — Il a fait armer ses gens et a poursuivi le meurtrier jusqu’à Babylone. — Portrait hideux du géant Agrapart. — Son entrevue avec Gaudisse. — Agrapart reproche à l’amiral de n’avoir pas fait pendre Huon et de s’être contenté de l’emprisonner. Il lui fait entendre de terribles menaces, et consent cependant à vider la querelle par un combat singulier. S’il est vaincu, il laissera Gaudisse en paix ; vainqueur, il exigera de lui un tribut de quatre deniers et l’hommage lige. — L’amiral accepte ; mais aucun de ses hommes n’ose joûter contre le géant. — Consternation de Gaudisse. — Sa fille, qui le voit pleurer, lui avoue que le messager français n’est pas mort et lui propose de le donner pour adversaire à Agrapart. « Qu’on me l’amène, dit l’amiral, et s’il consent à me servir de champion, il peut compter sur mon amitié. » — Esclarmonde et Jérôme courent délivrer le prisonnier. — « Voyez-vous ce Sarrasin en armes, dit l’amiral à Huon ? aucun de mes hommes n’a le courage d’accepter son défi. Si vous y consentez, et si vous pouvez m’acquitter envers ce Turc, je vous laisserai retourner dans votre pays et vous ferai conduire jusqu’à Acre ; pour l’amour de vous, je délivrerai tous les Francs que j’ai dans ma prison, je ferai charger un bon sommier du meilleur or que je pourrai trouver, et vous l’offrirez de ma part au roi Charles, qui recevra de moi chaque année le même tribut pour racheter mon servage. Quant à vous, si vous voulez demeurer avec moi, je vous donnerai ma fille et la moitié de mon royaume » — Huon consent à se battre, pourvu qu’on lui rende son hanap, son haubert et son cor d’ivoire. Dès qu’il les a recouvrés, il confie le hanap et le cor à Jérôme, et se dispose, mais non sans crainte, à se revêtir du haubert. Il se confesse, bat sa coulpe, invoque l’aide de Dieu, puis endosse le haubert, où il entre sans peine. À ce signe, il reconnaît qu’Oberon lui a pardonné. Il en rend grâces à Dieu et se prépare au combat. « Va, lui dit l’amiral, et que Mahomet te protége. Si le Dieu que tu adores vaut mieux que lui, puisse le meilleur des deux te ramener sain et sauf ! » P. 187-194.

Les deux adversaires sont en présence. « D’où es-tu, demande Agrapart à Huon. Appartiens-tu à l’amiral Gaudisse ? — Non, répond Huon, que Dieu le confonde ! Je suis de France, et c’est moi qui ai tué ton frère, je te l’avoue. — Tant pis, par Mahomet, répond Agrapart, car tu es d’une brave nation. Laisse là ton Dieu pour prendre ma loi, viens-t’en avec moi en Orient ; je te donnerai pour domaine la marche d’Occident, et pour femme ma sœur germaine, qui est noire comme encre, plus grande que moi, et qui a des dents longues d’un pied. — Aux cent diables ta sœur ! répond Huon, je ne suis pas venu ici pour un tel mariage. En garde ! je te défie au nom du Dieu tout-puissant. » — Combat de Huon et d’Agrapart. — Défaite d’Agrapart, qui se rend à merci. — Jérôme profite de ce moment favorable pour avouer à Gaudisse qu’il l’a abusé en s’annonçant comme son neveu. Sa ruse lui est pardonnée. — Agrapart se jette aux pieds de l’amiral et lui rend hommage. P. 194-197.

Pour fêter le vainqueur, Gaudisse le fait asseoir à sa table à côté de lui. « Huon, dit-il, quel est ton dessein ? Veux-tu retourner en France ou rester avec moi ? » Huon se dispense de lui répondre, fait apporter son hanap, le lui montre vide, d’un signe de croix le remplit et le lui présente. Dès que l’amiral y a porté la main le vin a disparu. Gaudisse croit à un enchantement ; Huon le détrompe et lui apprend que nul ne peut boire dans le hanap s’il n’est pur et sans péché. « Ayez pitié de votre âme, amiral, je vous en conjure, lui dit-il, croyez en Dieu, le roi de majesté, et laissez là Mahomet, qui ne sait ni ne peut rien, sinon vous allez voir envahir cette bonne cité. — L’entendez-vous, dit l’amiral, ce diable incarné que j’ai tenu en prison, et qui maintenant se vante de me faire tuer ? Par Mahomet, je voudrais bien savoir où ils sont ceux qui viendront à son aide ! — Ainsi, vous ne changerez pas de sentiment ? reprend Huon. — Non, réplique l’amiral. — Hé bien, dit Huon, vous vous en repentirez. » — Il saisit son cor, en sonne, et bientôt Oberon entre dans Babylone à la tête de cent mille hommes. — Huon, en le revoyant, se jette à son cou et lui témoigne sa reconnaissance. — Le nain fait saisir l’amiral et le livre à Huon. — Dans le même temps, les chevaliers d’Oberon se répandent par la ville et massacrent les païens qui refusent de se convertir. Plus de deux mille sont épargnés qui reçoivent le baptême. — « Sire, dit Huon à l’amiral, croyez en Dieu ou vous allez mourir. — Mahomet est mon Dieu ; je me laisserai tuer plutôt que de l’abandonner. — Huon, que tardes-tu ? s’écrie Oberon, prends la tête de ce félon mécréant, et tu pourras t’acquitter envers Charlemagne. » — Huon obéit : d’un coup d’épée il abat la tête de Gaudisse, lui coupe la barbe et lui arrache quatre machelières. De ces dépouilles dépend sa vie : il prie Oberon de les mettre en lieu sûr. — Un souhait du nain les enserre dans le flanc de Jérôme, où elles sont cachées au-dessus de sa hanche de façon à ne lui faire aucun mal. P. 197-199.

« Huon, dit le nain, il faut que je retourne à Monmur : tu vas emmener avec toi la fille de l’amiral, la belle Esclarmonde ; je te défends sur ta vie de partager sa couche avant de l’avoir épousée à Rome, sinon tu verras fondre sur toi d’inexprimables malheurs. » — Huon promet d’obéir, prend congé d’Oberon et s’embarque sur un admirable chaland que le nain lui a fait préparer. — Une fois en mer, il se repent de sa promesse et ne tarde pas à y manquer, malgré la résistance d’Esclarmonde. À peine a-t-il commis cette faute qu’une horrible tempête s’élève et brise son navire. Huon et Esclarmonde échappent seuls au désastre et sont jetés par les flots sur une île où viennent aborder des marins qui reconnaissent Esclarmonde. « Vous avez fait tuer votre père, lui disent-ils, vous en serez punie par votre oncle Yvorin, auprès duquel nous allons vous conduire, et qui vous fera brûler. Et vous, ribaud, disent-ils à Huon, vous aurez la tête coupée. » Ils se contentent, toutefois, de l’abandonner dans l’île, les yeux bandés et les poings liés, et lui enlèvent Esclarmonde. — Le vent les pousse vers la tour d’Aufalerne, où ils prennent terre malgré eux. — Le roi Galafre, sire d’Aufalerne, voit Esclarmonde en pleurs et veut savoir qui elle est. — « C’est une esclave, répondent les marins, que nous avons achetée en mer. — Non, sire, dit Esclarmonde, ayez pitié de moi ; je suis la fille de l’amiral Gaudisse, qui a été tué par un varlet de France, et ces hommes me veulent conduire à mon oncle, qui me fera brûler. » — Galafre délivre Esclarmonde et l’épouse ; mais, à sa prière, il respecte le vœu qu’elle a fait, dit-elle, à Mahomet de ne point partager le lit d’un homme avant deux ans. — Yvorin apprend bientôt, et le meurtre de son frère Gaudisse et l’aventure qui a mis sa nièce aux mains de Galafre. Il jure d’en tirer vengeance et envoie un messager à Galafre pour le sommer de lui rendre Esclarmonde. — Refus de Galafre. P. 200-208.

Dans le même temps, Oberon s’abandonne à la tristesse ; il gémit sur le malheur de Huon ; mais il est bien résolu à l’abandonner à son sort, quand Gloriant, un de ses chevaliers, lui rappelle le péché d’Adam et le pardon de Dieu. Malabron implore aussi Oberon en faveur de Huon : « J’irai, lui dit-il, le délivrer, si vous voulez. — Soit, répond Oberon, mais à une condition, c’est que tu me rapporteras mon haubert, mon hanap et mon cor d’ivoire, et que tu demeureras vingt-huit ans lutin en mer par-delà le terme que tu dois y rester. » — Malabron accepte et arrive bientôt à trois lieues de l’enfer, à l’île de Moïse, où Huon s’abandonne au désespoir. Il le relève de son abattement : « Je suis Malabron, lui dit-il, le lutin qui te porta naguère au-delà de la mer Rouge quand tu te rendais à Babylone. Me voici encore, car je t’aime autant qu’une mère son enfant. — Au nom de Dieu, frère, lui dit Huon, débande-moi les yeux, délie-moi les mains. » — Malabron le délivre et lui apprend à quel prix, à quelles conditions il a pu lui venir en aide. « Maudit soit Oberon ! s’écrie Huon. — Prends garde, dit Malabron, le petit homme t’entend. — Que m’importe ? répond Huon, il m’a fait trop de mal pour que je me soucie de lui. Mais toi, me laisseras-tu ici, ou m’emporteras-tu ? — Je te déposerai au delà de la mer, dit Malabron, je ne puis rien de plus. » — Huon monte sur le dos du lutin, s’y assied, jambes croisées, aussi nu qu’au jour de sa naissance, et traverse ainsi la mer. Malabron le dépose sur le rivage, où il l’abandonne en le recommandant à Dieu. Huon maudit encore le nain et s’en va errant à l’aventure. P. 208-213.

Il fait la rencontre d’un vieux ménestrel qui, le voyant ainsi nu, s’écrie : « Homme sauvage, ne me faites point de mal. — Oui, sauvage, répond Huon, je ne laisse pas de l’être ; mais ne craignez rien, et donnez-moi, je vous prie, de votre pain. — Tu en auras ; mais auparavant, dis-moi, en quel Dieu crois-tu ? — En celui que tu voudras, répond Huon. — Tu me fais peine, reprend le jongleur ; prends dans ma malle un pelisson d’hermine et un manteau d’écarlate, couvre-toi, car tu en as bon besoin ; viens t’asseoir à mes côtés, bois et mange, et tiens compagnie à l’homme le plus affligé qui se puisse voir. — Par ma foi, dit Huon, je ne le suis pas moins, mais je m’estimerai heureux si j’ai à manger. » Il mange et boit, revêtu des habits du ménestrel, puis s’entretient avec lui. « Ami, lui demande le vieillard, de quel pays es-tu ? » — Huon réfléchit avant de répondre. Doit-il mentir ou dire la vérité ? La crainte d’Oberon ne le retient plus : il mentira en dépit du mauvais nain. — « Je suis d’Afrique, répond-il au jongleur ; je m’étais embarqué avec des marchands qui ont péri dans une tempête ; je me suis sauvé par l’aide de Mahomet. Mais vous-même, qui êtes-vous, et d’où vient votre affliction ? — Frère, on m’appelle Instrument, et les païens ne connaissent pas de meilleur ménestrel que moi. J’avais un seigneur, le meilleur du monde, c’était Gaudisse, le courtois amiral ; il a péri, il y a quelques jours, de la main d’un garçon de France, nommé Huon. Que Dieu le confonde, cet auteur de ma misère ! » — Huon l’entend et baisse la tête. — « Comment t’appelle-t-on ? reprend le jongleur. — J’ai nom Garinet, dit Huon. — Hé bien, Garinet, prends courage. Te voilà bien vêtu, tu es jeune et beau, tu peux encore être heureux ; mais moi, je suis vieux, j’ai la barbe grise et j’ai perdu mon maître. Je m’en vais maintenant à Monbranc, auprès d’Yvorin, frère de lamiral Gaudisse. Si tu veux rester avec moi et porter mon petit bagage, tu peux compter que je ne gagnerai pas un denier sans le partager avec toi. Tu n’iras guère à pied, car il n’est bourg ni cité, pour peu que j’y veuille travailler de mon métier, où tu ne me voies donner tant de manteaux que tu auras grand’peine à les porter. — Par ma foi, dit Huon, vous avez trouvé votre homme. » — Il prend le trousseau du jongleur, le charge sur son dos, ainsi que sa harpe et sa vielle, et tous deux s’acheminent vers Monbranc. Chemin faisant, Huon se prend à pleurer. Il n’a plus, pense-t-il, ni son bon haubert, ni son cor d’ivoire, ni son hanap ; il n’a plus ni son amie, ni ses hommes, ni rien de ce qu’il possédait, et le voici au service d’un pauvre ménestrel ! Mais le vieillard lui rend l’espoir : « Tu es pauvre aujourd’hui, tu seras riche demain. Crois-moi, laisse là tes lamentations. — À votre gré, maître », répond Huon. P. 213-217.

Arrivée de Huon et d’Instrument au palais de Monbranc. — Pour faire diversion à son chagrin, Yvorin veut entendre le ménestrel, qui joue de la vielle et de la harpe de façon à ravir tous les païens. Huon ramasse les manteaux qu’on jette de toute part à son maître. « Voilà un beau jeune homme, dit l’amiral ; c’est grand dommage qu’il soit au service d’un ménestrel. — On ne saurait trouver meilleur serviteur, dit le vieillard. Il me porte mon bagage et mes instruments, et me charge moi-même sur son dos lorsqu’il y a à passer quelque mauvais pas. — Oui, reprend l’amiral, jusqu’au jour où il te tuera pour te dépouiller de ce que tu auras amassé ! Fais-le-moi venir. » P. 217-220. — Huon s’avance près d’Yvorin, qui l’interroge et lui fait honte de sa fainéantise. « À quoi songes-tu ? lui dit-il, tu serais mieux fait pour garder un château que pour servir un ménestrel. Tu ne sais donc aucun métier ? — Si vraiment, répond Huon, j’en sais beaucoup, écoutez plutôt. — J’écoute, dit l’amiral, mais prends bien garde de te vanter, car je te mettrai à l’épreuve. — Sire, dit Huon, je sais nombre de métiers : je sais fort bien mettre un épervier en mue ; je sais chasser le cerf et le sanglier ; je sais corner la prise et donner la curée aux chiens ; je sais très bien servir à table ; je sais jouer mieux que personne aux dés et aux échecs. — Je t’arrête là, dit l’amiral ; c’est au jeu d’échecs que je te veux éprouver. — Sire, laissez-moi achever, et vous me soumettrez ensuite à telle épreuve que vous voudrez. Je sais encore endosser un haubert, porter l’écu et la lance, et faire galoper un cheval. Je sais aussi prendre ma part d’une mêlée, et, pour y donner de rudes coups, on en pourrait trouver de pires que moi. Je ne sais pas moins bien pénétrer dans les chambres des belles et les couvrir de caresses et de baisers. — Voilà bien des métiers, dit l’amiral, mais c’est aux échecs que tu feras tes preuves. J’ai une fille d’une grande beauté et qui sait ce jeu à merveille. Jamais homme n’a pu la mater. Par Mahomet ! tu joueras une partie avec elle, et si elle te fait mat, tu auras la tête coupée ; mais, en revanche, si tu peux la mater, je ferai dresser un beau lit, qu’elle partagera avec toi, et, le matin, je te donnerai cent livres. — À votre volonté », répond Huon. P. 220-222.

L’amiral fait prévenir sa fille. « Quelle folie est celle de mon père, dit-elle ; par le Dieu que j’adore ! je ne serai jamais cause de la mort d’un si bel homme : plutôt me laisser mater. » — Les deux adversaires sont mis en présence, et la partie s’engage. Huon a bientôt perdu bon nombre de ses pièces ; il change de couleur. À quoi pensez-vous, vassal, lui dit la demoiselle, vous voilà bien près d’être mat et d’avoir la tête coupée. — Nous n’en sommes pas là, répond Huon, et il fera beau vous voir entre les bras du serviteur d’un ménestrel. » Pendant que les rires de l’assistance accueillent cette repartie, la jeune fille a regardé Huon, et elle en est devenue si distraite que son jeu est fort compromis. — « Sire, dit bientôt Huon à l’amiral, vous pouvez voir maintenant comment je sais jouer ; si j’y voulais rêver un moment, le mat ne tarderait guères. » À ces mots, l’amiral adresse à sa fille de violents reproches. — « Sire, ne vous emportez point, répond Huon, notre marché peut se rompre. Que votre fille retourne à sa chambre ; moi, je m’en irai servir mon ménestrel. — Si tu y consens, dit Yvorin, je te donne cent marcs d’argent. » Huon accepte et la fille de l’amiral sort en courroux : « Que Mahomet le confonde, dit-elle, par ma foi, si j’avais su qu’il en dût user ainsi, il aurait été échec et mat ! » P. 222-225.

Le lendemain, l’amiral fait crier son ban et prendre les armes à ses hommes pour aller délivrer sa nièce. — Huon voudrait faire partie de l’expédition ; mais il n’a ni armes ni cheval. À sa prière, l’amiral lui fait donner une épée, sœur de Durandal. Il ordonne aussi qu’on lui fasse seller le meilleur cheval qui se pourra trouver ; mais un Sarrasin s’avance, qui lui dit : « Y pensez-vous, sire ? Il n’attend qu’une occasion favorable pour vous échapper ; si vous lui faites donner un bon cheval, il ne tardera pas à prendre la fuite. » L’amiral se rend à cet avis, et l’on amène à Huon un cheval au long cou, aux flancs amaigris, n’en pouvant plus, n’ayant mangé d’avoine depuis sept ans, clochant d’un pied et privé d’un œil. C’est ainsi monté que Huon part pour Aufalerne, à la suite de l’amiral. — Galafre ne veut point rendre Esclarmonde ; il lui faut cependant renoncer à elle ou accepter la bataille. Sur la proposition de son neveu Sorbrin, il se décide à s’en remettre au jugement de Dieu. — Sorbrin est son champion. Il offre la bataille aux vassaux d’Yvorin, mais aucun d’eux n’ose relever son défi. Huon seul l’accepte. — Combat de Huon et de Sorbrin. — Défaite et mort de Sorbrin. — Retour d’Yvorin à Monbranc. Grande est sa reconnaissance pour Huon : « Ami, lui dit-il, vous m’avez bien servi, vous prendrez place à table auprès de moi ; tout ce qui est à moi sera à vous, et les riches fourrures, et l’or, et l’argent ; prenez-en à votre gré, et allez vous ébattre avec les jeunes filles : les plus belles sont à votre disposition. — Plaisanterie du ménestrel sur le changement de fortune de Huon. P. 225-233.

Le navire qui porte le vieux Jérôme et les autres compagnons de Huon, après avoir été battu par la tempête, est venu prendre terre sous les murs d’Aufalerne. Galafre, qui a vu aborder ces étrangers, va au devant d’eux et leur demande d’où ils sont. — « Nous sommes de France, répondent-ils, et nous allons en pèlerinage au saint Sépulcre. Un gros temps nous a forcés à chercher un refuge dans ce port ; si nous devons un tribut, nous sommes prêts à l’acquitter. » — Galafre leur fait bon accueil, et leur offre de demeurer avec lui. — « Pour quoi faire ? demande Jérôme. — Pour m’aider, répond Galafre, à soutenir une grande guerre où je suis engagé contre un amiral d’un pays voisin. — Si vous avez le droit pour vous, reprend Jérôme, nous sommes prêts à vous aider. » — Galafre leur apprend la cause de sa guerre avec Yvorin. Il leur raconte le combat de Huon et de Sorbrin et l’issue malheureuse de cette lutte. Il regrette surtout le bon cheval de son champion. — « Soyez sans crainte, répond Jérôme, nous remettrons en vos mains et le cheval et son nouveau maître. » — Jérôme désire voir la damoiselle qui a allumé la guerre. Galafre consent à cette entrevue, qu’il juge sans danger, « car, dit-il, vous êtes vieux, et jamais pucelle ne prendrait d’amour pour vous. » — Entrevue de Jérôme et d’Esclarmonde. — La jeune Sarrasine reconnaît le vieillard ; elle le conjure de la tirer de peine et de l’emmener avec lui. Elle n’espère jamais revoir Huon, et veut se faire nonne dans un pauvre moutier. — Jérôme lui promet assistance. P. 233-237.

Nouvelle expédition d’Yvorin contre Galafre, — Huon vient frapper de son épée les portes d’Aufalerne et sommer Galafre de rendre Esclarmonde. — Fidèle à sa promesse, Jérôme se dispose à reconquérir le cheval de Sorbrin. — Combat de Jérôme et de Huon. — Blessé grièvement après une joute terrible, Huon s’écrie : « Sainte Marie, venez-moi en aide ! Hélas ! belle Esclarmonde, vous ne me reverrez jamais ! jamais non plus vous ne me reverrez, sire Jérôme ! » — À ces paroles, Jérôme a reconnu Huon. Il jette son épée à terre et reste muet de douleur. — « À quoi pensez-vous, Sarrasin ? lui demande Huon. — Ah ! répond Jérôme, prenez mon épée, Huon, et coupez-moi la tête : je l’ai bien mérité pour vous avoir ainsi blessé. » — À son tour, Huon reconnaît Jérôme. Tous deux délacent leurs heaumes et se jettent au cou l’un de l’autre. « Nous n’avons pas de temps à perdre, dit Jérôme ; les Sarrasins nous regardent de toutes parts ; je vais vous conduire à Aufalerne comme prisonnier, et là vous retrouverez Esclarmonde, qui vous est restée fidèle, quoiqu’elle ait épousé Galafre. » — Ils prennent le chemin d’Aufalerne, suivis des compagnons de Jérôme. — À cette vue, Yvorin lance ses hommes en avant pour reprendre le prisonnier, et Galafre sort de la ville pour le lui disputer. — « Défendez vous, dit Jérôme à Galafre. Pour moi, je conduis à Aufalerne le prisonnier que voici. » Pendant que Galafre et Yvorin sont aux prises, Huon, Jérôme et leurs compagnons entrent dans la ville, dont ils referment les portes ; massacrent tous les païens qui y sont demeurés, puis se rendent au palais, où Huon retrouve Esclarmonde. — Entrevue touchante des deux amants. P. 237-243.

Dans le temps où ils s’abandonnent à la joie de se revoir, Galafre apprend sur le champ de bataille que les Français sont maîtres d’Aufalerne, que Huon est leur seigneur, et que c’est lui qui a vaincu Agrapart et Sorbrin. Dès lors Galafre ne songe plus à lutter contre Yvorin ; il se décide à implorer sa merci, court se jeter à ses genoux, lui rend son épée et l’instruit de ce qu’il vient d’apprendre lui-même. — Fureur d’Yvorin, lorsqu’il sait que son frère Gaudisse a péri de la main de Huon. — Les deux ennemis se réconcilient et s’unissent pour tirer vengeance des Français. Dans sa colère, Yvorin donne ordre de faire pendre le ménestrel qui lui a amené Huon. Déjà le pauvre jongleur a la corde au cou, lorsqu’en regardant du côté d’Aufalerne, il aperçoit Huon. Il l’appelle à son aide ; il l’adjure de ne pas le laisser mourir. — Au souvenir du service qu’il a reçu de lui, Huon s’émeut, sort de la ville avec les siens, court au lieu du supplice, et arrive à temps pour délivrer son maître, qui, une fois libre, s’empare du cheval d’un païen, prend la fuite et va chercher un refuge dans la ville. Huon et ses compagnons y rentrent aussi, mais non sans peine. — Garin de Saint-Omer est resté en arrière ; il tombe sous les coups des Sarrasins. Huon pleure la mort du généreux compagnon qui, pour lui, avait quitté sa famille et son pays ; mais, ce devoir rempli, il ne laisse pas de se mettre à table et d’appeler le ménestrel à la fin du repas : « Prends ta vielle, ami, lui dit-il ; après la douleur la joie, et tu nous dois bien ce divertissement, car c’est pour toi que nous avons été si rudement éprouvés. » Les barons prennent plaisir à écouter le ménestrel, puis vont se reposer sans crainte, à l’abri des fortes murailles de la ville. P. 243-251.

Le lendemain, en se promenant au bord de la mer, Huon et les siens voient aborder un navire dont l’équipage s’effraye en reconnaissant Aufalerne ; mais les marins se rassurent bientôt lorsque Jérôme leur demande en français de quel pays ils sont. — « De France, répond l’un d’eux. Nous sommes tous Français, les uns de Saint-Omer, d’autres de Paris. — Et de Bordeaux ? demande Huon. — Il y en a un, répond le marin, un vieillard nommé Guirré. » — Huon désire le voir. — « Où est le vieux de Bordeaux ? crie le marin. — Me voici », répond le prévôt Guirré. — Huon l’interroge, lui demande d’où il vient, où il va. — « Vous le saurez, répond Guirré : J’avais un seigneur nommé Huon, que Charlemagne a déshérité et qu’il a envoyé à Babylone porter un message. Le frère de Huon, Gérard, s’est emparé de l’héritage, il y a deux ans, après la mort de leur mère. Le traître s’est marié, et fait endurer mille maux aux pauvres gens et aux barons du pays. Moi-même, il m’a déshérité, parce que la garde de la terre m’avait été confiée. Alors les barons m’ont envoyé à la recherche de Huon, et voilà deux ans que je parcours les pays d’outre-mer sans avoir pu apprendre de ses nouvelles. Je m’en retourne maintenant, le cœur navré de douleur. Toutes mes ressources étant épuisées, ces marchands que vous voyez m’avaient pris sur leur navire et devaient me passer pour l’amour de Dieu ; mais ils ne sont point arrivés à bon port. » — Ce récit terminé, Huon s’écrie : « Sire Jérôme, venez embrasser votre frère ; » et lui-même il embrasse tendrement le fidèle Guirré. — Après cette reconnaissance, Huon demande passage aux marins sur leur navire, et s’embarque bientôt avec Esclarmonde et tous ses compagnons. Peu de temps après leur départ, les païens donnent l’assaut à la ville, et ne tardent pas à s’apercevoir qu’elle est abandonnée. Galafre en reprend possession, et Yvorin retourne à Monbranc. P. 251-257.

Arrivée de Huon à Brindes. — Il va loger dans la maison de Garin de Saint-Omer et annonce à la femme de Garin la mort de son époux. — De Brindes, Huon se rend à Rome, où le pape le reçoit avec grande joie, entend le récit de ses aventures, le confesse, baptise Esclarmonde, et unit les deux amants. P. 257-261.

Arrivée de Huon à Bordeaux. — Dès qu’il aperçoit les remparts de la grande cité, il les montre à Esclarmonde : « Dame, lui dit-il, voilà la ville qui sera votre douaire. Ma terre n’est maintenant qu’un duché ; mais, s’il plaît à Dieu, ce sera un royaume à mon retour de France. — Ne vous vantez point, dit Jérôme, vous ne savez encore ce que vous pourrez faire ; mais chevauchez et hâtez-vous d’arriver à l’abbaye de Saint-Maurice-es-Prés, qui n’est pas loin d’ici. Vous y pouvez hardiment entrer, car Charlemagne en est l’avoué, et c’est de lui que l’abbé et ses moines la tiennent. » — Huon dépêche un messager à l’abbé pour lui annoncer son arrivée. — L’abbé et les moines viennent processionnellement à sa rencontre et le reçoivent avec grand honneur : « Sire, lui dit l’abbé, s’il vous était agréable, je ferais mander votre frère Gérard. » — Huon accepte de grand cœur, et l’abbé envoie son écuyer à Bordeaux. — Consternation de Gérard en apprenant le retour de son frère. — Avant de se rendre à l’abbaye, il fait part de la nouvelle au traître Gibouart, son beau-père. « Je ne sais quels diables, lui dit-il, ont ramené ici mon frère : il est à Saint-Maurice, d’où il partira demain pour aller en France. Il rentrera sans doute en possession de sa terre, et moi, je n’en garderai pas un pied. Quel conseil me donnez-vous ? — Soyez sans crainte, répond Gibouart, vous me demandez un conseil, le voici : Il y a un bois aux environs de l’abbaye ; j’irai m’y embusquer avec soixante chevaliers. De votre côté, vous irez faire fête à votre frère et n’emmènerez avec vous qu’un seul écuyer. Demain matin, vous ferez lever Huon avant le jour, vous l’accompagnerez, et, quand vous serez près du bois, vous lui parlerez de façon à faire naître une querelle entre vous. Nous sortirons alors de notre embuscade, nous tuerons ses chevaliers, nous le jetterons en prison, vous lui enlèverez la barbe et les dents de l’amiral, puis vous irez dire à l’empereur que votre frère est de retour, qui ne s’est point acquitté de son message et que, pour cela, vous l’avez emprisonné. Charlemagne le hait, je le sais ; s’il le prend à Bordeaux, il le fera pendre, car il lui défendit naguère d’y retourner avant d’être venu lui rendre compte de son message. » — Gérard approuve ce projet de trahison. Il part pour l’abbaye. — Entrevue des deux frères. — Baiser de Judas. — Huon raconte à Gérard toutes ses aventures et le succès de son message. Il lui apprend où sont cachées les moustaches et les dents de l’amiral. « Et vous, mon frère, dit-il à Gérard, comment vous va ? J’ai ouï dire que vous êtes marié. — Oui vraiment, répond Gérard. — Et avec qui ? demande Huon. — Frère, avec la fille d’un riche seigneur, Gibouart de Viesmés. — Je le connais bien, dit Huon ; mais vous êtes mal marié, mon frère ; c’est la fille d’un traître que vous avez épousée. » — Comme ils parlent ainsi, on vient leur annoncer que le souper est servi. P. 261-269.

Après le repas, Huon prend à part l’abbé de Saint-Maurice : « J’ai ici de grandes richesses, lui dit-il, gardez-les-moi, je vous prie, jusqu’à mon retour, et ne les rendez qu’à moi-même. » L’abbé le promet, et ses hôtes vont se reposer jusqu’à l’heure du départ. — Huon et Esclarmonde ne partagent point le même lit par respect pour la sainteté du lieu. Le traître Gérard ne dort point. Au premier chant du coq il appelle son frère : « Il fait bon cheminer le matin, dit-il, et ne point s’abandonner au repos quand on veut hâter sa besogne. » — Départ de l’abbaye. — La petite troupe est guidée par Gérard. — Esclarmonde est montée sur une mule de Syrie, qui, en route, fait un faux pas et s’abat. Ce contre-temps retarde les voyageurs ; mais ils n’en continuent pas moins leur marche, et bientôt Gérard, en approchant du bois où Gibouart se tient caché avec les siens, entreprend par ses propos d’exciter le courroux de son frère. Il n’y réussit pas, et, de désespoir, s’en prend au prévôt Guirré : « Traître, lui dit-il, c’est à toi que je dois de perdre ma seigneurie. Par sainte Marie ! je vais m’acquitter en te coupant la tête. » Puis il fait entendre son cri de guerre. À ce signal, Gibouart sort du bois, suivi de soixante lances. Huon et les siens sont assaillis et tentent vainement une résistance impossible. — Douze des compagnons de Huon sont tués et jetés dans la Gironde. Huon, Esclarmonde et Jérôme sont seuls épargnés. Gérard renverse le vieux Jérôme, lui ouvre le côté et en retire les dents et la barbe de Gaudisse. Après quoi les traîtres emmènent leurs prisonniers à Bordeaux, où ils les jettent dans un cachot profond. De là ils courent à l’abbaye, où l’abbé refuse de leur livrer les richesses de Huon. L’abbé est mis à mort. Les moines, menacés du même sort, abandonnent au pillage et le trésor de Huon et celui de l’abbaye. Les traîtres font un nouvel abbé digne de leur choix, l’emmènent avec eux et partent pour Paris avec un convoi de dix sommiers chargés d’or. P. 269-279.

Arrivés à la cour, ils font présent à la reine de deux de leurs sommiers ; à Charlemagne ils en offrent trois. Barons, sergents et garçons ont aussi part à leurs largesses. Seul le duc de Naimes refuse de rien recevoir de ces mains qu’il croit impures. L’empereur non plus ne veut pas faire ouvrir un coffre avant de s’être entretenu avec Gérard. « Gérard, lui dit-il, que me voulez-vous ? — Sire, une grande affaire m’amène, une affaire comme je n’en eus jamais. C’est à contre-cœur que je m’en ouvrirai à vous ; mais s’il m’en coûte de parler, il m’en coûterait plus encore de me taire. Je m’attends à être blâmé, et toutefois mon honneur l’emporte : je le mets au-dessus de tout. — Et avec raison, dit l’empereur. — Sire, continue Gérard, vous m’avez armé chevalier, vous m’avez chaussé l’éperon, enfin je suis votre homme lige, et, comme tel, je ne dois avoir souci que de votre bien. Ce que j’ai à vous dire, je le sais, sera un sujet d’affliction pour vos pairs, et moi-même j’en ai le frisson au cœur. — En voilà bien long, Gérard, dit le duc Naimes en l’interrompant. Soyez donc plus bref, et allez au fait. À vous entendre, je soupçonne que vous pensez à mal. — Voici donc ce que j’ai à dire, reprend Gérard. J’étais l’autre jour chez moi, à Bordeaux, et non pas seul comme un homme de rien : plus de cent chevaliers m’entouraient. Ma porte était ouverte. En regardant du côté de mon pont, je vis arriver mon frère Huon, l’écharpe au cou et le bourdon au poing, accompagné d’une belle dame et d’un vieillard nommé Jérôme, à ce que je crois. — Jérôme ! dit le duc de Naimes en fronçant la moustache, et d’où revient-il cet honnête homme ? Je le vis jadis au tournoi de Châlon, où il tua le comte Salomon. Nous avons été compagnons. — Sire, continue Gérard, écoutez-moi jusqu’au bout. Je fus ébahi en apercevant Huon, et ne laissai pas cependant d’aller au devant de lui et de lui faire bonne chère. Après quoi je l’interrogeai sur le temple de Salomon : il ne m’en sut rien dire. Je lui demandai, noble empereur, s’il s’était acquitté de votre message pour le roi Gaudisse : il ne m’en put rendre compte. Alors, je fus saisi d’effroi ; je ne sus que faire d’abord, mais bientôt je songeai que j’étais votre homme lige, et, pour vous dire la vérité, noble empereur, craignant d’être accusé de trahison, j’ai emprisonné mon frère, sa femme, son compagnon, et je viens vous l’avouer. Usez-en maintenant comme vous le trouverez bon. » P. 279-282.

Douleur des barons. — Ils maudissent Gérard, dont ils soupçonnent la trahison. — L’empereur somme les otages de Huon de le lui livrer sous peine d’être pendus, puis, s’adressant au duc Naimes, il lui demande son avis. « Sire, dit Naimes, pourquoi vous cacher ma pensée ? Gérard est un traître. — C’est vous qui le dites, répond Gérard ; mais, par saint Pierre, j’ai de bons témoins de tout ce que j’ai avancé : et Gibouart, le baron, et cet abbé, qui est digne de foi, et le moine qui l’accompagne. — Il n’a dit que la vérité, s’écrient-ils tous les trois. — Par ma foi, dit le duc Naimes, vous êtes tous des larrons ! — Que me conseillez-vous donc, Naimes ? demande l’empereur. — Sire, dit le vieux duc, c’est une chose inouïe ! Il a jeté son frère en prison, et le traître vient vous le conter ! Par le Seigneur qui souffrit la passion sur la croix, si j’avais eu un frère ainsi banni de France et qui fût un jour revenu chez moi, je me serais cru un grand misérable de l’emprisonner de la sorte et de venir ensuite l’accuser à votre cour. Non, je n’aurais pu m’y résoudre à aucun prix, car j’aurais craint d’être emporté par tous les diables ; mais je lui aurais fait bonne chère pendant trois ou quatre jours, et puis je l’aurais laissé aller. Après une pareille trahison, je dis que cet homme déloyal a mérité d’être pendu et traîné, lui et Gibouart, et l’abbé à côté d’eux, et, avec l’abbé, le moine qu’il a amené. Je jurerais sur les saints que tous les quatre sont de faux témoins ! » — Consternation de Gérard. — Il commence à se repentir ; mais il ne peut plus reculer. « Sire, dit-il à Naimes, vous avez grand tort de m’accuser de la sorte. Je ne sais pourquoi vous me haïssez si fort. — Par ma foi, répond Naimes, c’est pour votre méchanceté. Il n’y a pas longtemps vous vouliez être un de nos pairs. Grand Dieu ! quel conseiller vous auriez fait. Sur ma parole, j’aimerais mieux avoir un poing coupé ! » P. 282-284.

L’empereur met fin à ce violent débat. Il somme de nouveau les otages de Huon de le lui livrer ; mais Naimes veut que l’empereur parte pour Bordeaux avec une nombreuse suite de ses barons, qu’il fasse tirer Huon de sa prison, qu’il l’interroge et prenne pitié de lui, s’il l’en trouve digne. — L’empereur se rend à cet avis. — Son départ. — Son arrivée à Bordeaux. — Gérard veut le précéder pour lui préparer une réception convenable. — « Certes, non, dit Naimes, vous n’irez pas. » — L’empereur ne le permet pas non plus. — Étonnement des bourgeois de Bordeaux, qui ne s’expliquent pas la venue de Charlemagne et de ses barons. — Un grand dîner est servi. — Du fond de sa prison, Huon entend le bruit causé par les nouveaux hôtes de son palais : il en demande la raison à son geôlier. — « C’est l’empereur et ses barons qui vous viennent juger ; vous serez pendu avant la nuit. » — À la fin du repas, le duc Naimes, qui pleure, se lève brusquement, heurte la table, et, du choc, renverse toutes les coupes. — « Pour Dieu, Naimes, qu’avez-vous donc, dit l’empereur, que vous répandez ainsi mon vin ? — J’en ai bien sujet, répond Naimes. N’y-a-t-il pas de quoi devenir fou à vous voir tellement assoté ? Par le corps Dieu ! à quoi songez-vous ? Êtes-vous venu à Bordeaux pour boire du vin ou du claret, et n’en avez-vous pas assez en France ? Pensez donc, empereur, qu’il s’agit ici de juger un de vos douze pairs. Quand nous aurons mangé outre mesure et bu jusqu’à nous enivrer, comment saurons-nous parler de mort d’homme ? Par le Seigneur qui fut mis en croix ! il n’est céans si haut baron qui ne perde mon amitié s’il continue à boire. — À votre gré, répond l’empereur, et qu’on nous ôte ces nappes. » Puis il ordonne qu’on amène le prisonnier. P. 284-288.

Huon paraît devant Charlemagne avec sa femme et le vieux Jérôme. Tous trois ont les fers aux pieds. Huon accuse Gérard de trahison : « depuis la mort d’Abel, on n’entendit jamais parler d’un tel frère. » Puis il raconte à l’empereur comment il s’est acquitté de son message, et l’aide qu’il a reçue du petit roi Oberon, et son mariage avec Esclarmonde, et son retour, et le guet-apens de Gérard. « On peut voir encore au côté de Jérôme, dit-il, la plaie que lui fit le traître en lui enlevant la barbe et les dents de l’amiral Gaudisse. » À ces mots, Jérôme se lève et montre sa plaie. — Huon achève son récit et propose de combattre contre Gérard et contre Gibouart. — Gérard refuse : il ne peut accepter le combat contre un frère. — « L’entendez-vous, le traître ? dit Naimes, comme il sait bien couvrir sa méchanceté ! » Mais l’empereur n’est pas convaincu. Il veut les quatre dents et la barbe de Gaudisse. — « On me les a volées, répond Huon. — Mais je vous avais défendu, dit l’empereur, de retourner dans votre pays sans m’avoir parlé : avant la nuit vous serez pendu et traîné. » — Huon répond que s’il est à Bordeaux, ce n’est point de son gré. Il demande à être jugé selon le droit. Naimes se joint à lui, et l’empereur consent au jugement. P. 288-294.

Pendant que les pairs se réunissent pour délibérer sur son sort, Huon s’assied près d’un pilier avec sa femme et le vieux Jérôme. — C’est Gautier, un parent de Ganelon et de Hardré, qui est entendu le premier : il juge que Huon a mérité la mort. — Avis contraire de Henri de Saint-Omer, qui opine pour la mort du traître Gérard. — Avis de Baudoin, comte de Flandres : il veut que l’empereur pardonne aux deux frères et les réconcilie. — Avis du comte de Châlon : il s’en rapporte à la décision du duc Naimes, et tous répondent : « Ainsi soit-il. » — Le vieux duc garde le silence. P. 294-297.

Lamentations d’Esclarmonde : Si Huon doit mourir, si Dieu permet une telle injustice, elle reniera la foi chrétienne et retournera à Mahomet. P. 297-298.

Le duc Naimes ne sait à quel moyen recourir pour sauver Huon. Il essayera du moins de retarder le jugement. « Juste empereur, dit-il à Charles, rappelez-vous en quel pays doit être jugé un pair de votre maison. — C’est pour sauver Huon que vous parlez ainsi, dit Charlemagne, mais cela ne lui servira de rien. — Sire, continue le duc, si vous ne savez où nous devons juger un pair, je vous le dirai : c’est à Saint-Omer, à Orléans ou à Paris. Si donc vous voulez faire justice, ordonnez que Huon soit conduit dans l’une de ces trois villes, car personne ne le jugera ici. » — L’empereur irrité jure, par sa barbe, qu’il ne dînera qu’une fois avant la mort de Huon, puis il s’écrie : « Allons, qu’on dresse la table. » — Mouvement de joie de Gérard. — Douleur de Huon, d’Esclarmonde et de Jérôme. Ils ont entendu le serment de Charlemagne, et tous trois se croient près de leur fin. Mais avant la nuit Charlemagne manquera à son serment, si Dieu aide Oberon qui est en ce moment à table avec ses chevaliers. Il pleure, et ses hommes lui demandent la cause de ses larmes : « C’est qu’il me souvient, dit-il, d’un malheureux, de Huon que j’ai tant aimé. Il est de retour en France et jamais ne se trouva en si grand danger, car Charlemagne vient de jurer sur sa barbe de le faire mourir ; mais, par celui qui fut mis en croix, il en a menti ! J’irai au secours du jeune bachelier. Je souhaite que ma table soit à l’instant transportée auprès de celle où Charles doit dîner, et qu’elle soit plus haute de deux grands pieds. Je souhaite que sur la table soit mon hanap, mon cor d’ivoire et mon haubert, et que cent mille hommes m’accompagnent, ou plus encore, s’il est besoin. » P. 298-302.

Les souhaits d’Oberon sont accomplis sur l’heure, à la grande surprise de Charlemagne et des barons, qui se croient enchantés. — Jérôme a reconnu le haubert, le hanap et le cor : il rend l’espérance à Huon. — Arrivée d’Oberon. — Il fait garder par ses hommes toutes les portes de la ville et se rend au palais. — En passant près de Charlemagne il le heurte si rudement de l’épaule qu’il lui fait tomber sa coiffure de la tête. « Qui est ce nain, dit Charles, qui me heurte ainsi et ne daigne m’adresser la parole ? Sainte Marie, qu’il est beau ! Voyons quel est son dessein. » — Comme il parle ainsi, Oberon s’approche de Huon, le fait lever, le délivre de ses fers par un souhait, ainsi qu’Esclarmonde et Jérôme, les fait asseoir près de lui à sa table, prend son hanap, le remplit par un signe de croix, le donne à la dame qui y boit, puis à Huon, puis à Jérôme. Après quoi il dit à Huon : « Ami, levez-vous, portez ce hanap à Charlemagne et offrez-lui à boire en signe de paix. S’il refuse, je le lui ferai payer cher. » — Charlemagne l’entend et ne sait que penser, ni que dire. — Huon lui présente le hanap. L’empereur le prend, mais aussitôt le vin disparaît. « C’est un enchantement, dit Charles. — Non, dit Oberon, c’est un effet de votre méchanceté. Nul ne peut boire dans ce hanap, s’il n’est sans péché mortel. Or, j’en sais un que vous avez commis il y a longtemps et dont vous ne vous êtes jamais confessé. N’était la crainte de vous faire honte, je vous le rappellerais ici.[2] » — Effroi de Charlemagne. — Huon donne le hanap au duc Naimes, qui y boit à longs traits ; mais aucun des barons n’y peut toucher qu’il ne se tarisse à l’instant. — Oberon appelle le duc Naimes et le fait asseoir près de lui. Puis, s’adressant à Charlemagne, le petit roi lui parle ainsi : « Voici Huon que vous avez déshérité ; c’est à grand tort que vous l’avez dépouillé de son royaume, car il est plein de loyauté. Il s’est acquitté de votre message ; je vous en donne l’assurance. C’est avec mon aide qu’il a tué l’amiral Gaudisse ; c’est à mes yeux qu’il lui arracha quatre dents machelières et lui coupa sa barbe blanche. Voilà le traître Gérard, auquel je vais faire avouer son forfait. » — Il l’appelle, et Gérard s’avance, tremblant comme la feuille au vent. Oberon l’adjure de confesser son crime, et Gérard en fait l’aveu ; mais il accuse Gibouart d’en avoir conçu le projet. — « Vous serez pendus tous deux, dit Oberon. Roi Charlemagne, ajoute-t-il, vous venez d’entendre comment Gibouart et Gérard en ont usé loyalement envers Huon ! Ils seront pendus, et, avec eux, l’abbé et son moine pour leur faux témoignage. — Certes, dit Charlemagne, ils l’ont bien mérité. — Sire, dit Naimes, vous pouvez juger maintenant si c’est un péché que de condamner à tort un honnête homme. » — Tous les barons se signent. — Huon implore la pitié d’Oberon en faveur de son frère ; c’est Gibouart, à ses yeux, qui est le vrai coupable. Mais Oberon ne se laisse point fléchir, et, sur un souhait du nain, sa sentence est exécutée. Ce que voyant, Charles tout effrayé s’écrie : « Cet homme est Dieu ; s’il le voulait nous serions tous mis à mort. — Non, je ne suis pas Dieu, dit Oberon, je ne suis qu’un homme en chair et en os. Mon nom est Oberon, je suis né à Monmur et j’eus pour père Jules César, à qui l’on doit les grands chemins qu’il fit faire avec tant d’art. » Puis il apprend à l’empereur le nom de sa mère et la cause pour laquelle il est resté nain. Il a toujours aimé le droit, dit-il, et la bonne foi et la loyauté. De là son amitié pour Huon. — Il réconcilie Huon avec l’empereur et lui fait rendre le duché de Bordeaux. Après quoi il lui dit : « Huon, dans trois ans d’ici vous viendrez à Monmur, où vous hériterez de mon royaume et de mon pouvoir. Dieu m’a permis de m’en dessaisir ainsi à ma volonté. Vous porterez couronne d’or en tête et laisserez votre héritage à Jérôme, qui l’a bien mérité, car il vous a servi de cœur et loyalement. » — Huon promet d’obéir. — Oberon ajoute : « Ami, écoute-moi : Je ne veux plus rester en ce monde ni demeurer en féerie ; je veux m’en aller là-haut, en paradis, car notre Seigneur m’en a envoyé l’ordre, et ma place est marquée à sa droite. Je te défends sur ta vie, garde-toi de l’oublier, de jamais entrer en lutte avec Charlemagne. Il est ton seigneur ; tu lui dois foi et hommage. » — Huon promet encore obéissance. Alors Oberon donne l’accolade à Charlemagne, lui recommande Huon, qu’il embrasse, et disparaît. — L’empereur retourne à Paris. Huon reste à Bordeaux, où son premier soin est de réparer les pertes de l’abbaye de Saint-Maurice, de lui faire don d’une riche terre et de lui choisir un nouvel abbé.


  1. Ce duc Eudes n’est autre que l’oncle de Huon. On ne sait trop pourquoi il s’appelle ici Eudes, quand tout à l’heure Oberon l’a appelé Macaire, en prenant soin d’ajouter qu’en France, avant son apostasie, il portait le nom de Guillaume.
  2. L’auteur de Tristan de Nanteuil a été moins discret qu’Oberon. Voici ce qu’on lit dans son poëme :

    Le peché fu orribles, on ne le sot néant,
    Mais ly aucun espoirent, et tous ly plus sachant,
    Que se fut le peché quant engendra Rolant
    En sa sereur germaine, se va on esperant ;
    Car il n’est nul qu’au vrai vous en voit recordant,
    Mais ensement le vont plusieurs signiffiant.

    (Ms. de la Bibl. imp., 75535, fol. 311 v°).