Annuaire encyclopédique/1868/Économie politique




Économie politique
1868


ÉCONOMIE POLITIQUE. Si les grands travaux sur l’économie politique continuent a être peu importants et peu nombreux, par contre les brochures pullulent et une foule de publicises s’efforcent à l’envi de répandre la lumière sur les questions spéciales à l’ordre du jour. Il nous serait impossible ici même d’énumérer toutes ces brochures ; le titre seul des écrits de tout genre publiés chaque année en France, sur des questions économiques, occupe près de 50 pages dans l'Annuaire de la librairie Guillaumin. Parmi les questions qui, en 1867 et au commencement de 1868, ont provoqué le plus grand nombre de brochures, figurent en premier lieu les intérêts agricoles sur lesquels la cherté de l’année dernière et l’enquête ouverte par le gouvernement ont vivement appelé l’attention. L’administration a public une dizaine de volumes contenant une partie des dépositions faites dans cette enquête, et cette publication est loin d’être terminer. C’est ensuite l’association ouvrière qui a le plus préoccupé les publicistes. Des brochures, fondées sur des points de vue très-divers, et intéressantes à plus d’un titre, ont été publiées sur ce sujet, principalement par MM. Mouheau, Barat, Cavard, Paixhans, Jules Duval, Pelletier, Reitlinger, Rozy. Nous ne ferons que mentionner les écrits sur le prêt à intérêt, sur les assurances, ainsi que sur les sels. Ces derniers ont été l’objet d’une enquête dont les résultats ont été publiés en trois volumes in-4o ; mais nous appellerons l’attention sur la question de la circulation monétaire et fiduciaire, sur laquelle a été ouverte également une enquête dont trois forts volumes in-4o ont été publiés, et sur les nombreuses brochures qu’elle a provoquées.

Ces écrits ont moins porté sur la question des banques, qui a été à peu près épuisée l’année dernière, que sur celle de l’unité monétaire. Depuis longtemps on sent le besoin d’unifier les monnaies des diverses nations commerçantes, et la plupart des gouvernements ont fait preuve de dispositions très-conciliantes à ce sujet. La question a été posée nettement l’année dernière par l’Autriche, qui désirait adopter, sous certaines conditions, le système monétaire français, et une conférence monétaire internationale où furent représentées vingt-deux États fut réunie a Paris dans les mois de juin et de juillet 1867. Cette conférence s’est prononcée d’une manière générale pour le système français, qui est déjà admis en Italie, en Belgique, en Suisse, dans l’état pontifical, en Grèce et dans plusieurs républiques de l’Amérique du sud, et qui, si on adoptait pour unité la pièce de cinq francs au lieu du franc, pourrait facilement s’appliquer, en Autriche où cette pièce vaut à peu près deux florins, en Angleterre où elle vaut le cinquième de la livre sterling, aux États-Unis d’Amérique où elle se rapproche beaucoup du dollar. Mais il se présente pour cette adoption une grave difficulté pratique ; c’est le double étalon admis légalement en France, la loi déclarant que le franc représente un certain nombre de grammes d’argent et de même un nombre fixe de grammes d’or. Or l’expérience des vingt dernières années surtout a prouvé que le rapport entre la valeur de l’argent et de l’or est loin d’être stationnaire, que le système du double étalon est mauvais et qu’il serait préférable en tous points d’adopter l’or comme étalon unique. Mais il est impossible de conserver à la fois le franc ou les cinq francs comme unité monétaire et de l’exprimer par un multiple exact du gramme en or, la pièce d’or de cinq francs pesant 1,61290 grammes. Ce système n’est donc pas conciliable avec le système métrique. Aussi la conférence international s’est-elle séparée sans résultat, et les propositions les plus diverses ont elles été faites pour lever cette difficulté. Plusieurs d’entre elles, et théoriquement ce sont les plus raisonnables, tendent à substituer au franc une unité nouvelle qui se composerait d’un nombre exact de grammes en or ; mais il est clair qu’un tel changement éprouverait des difficultés pratiques presque insurmontables. Peut-être, cependant, pourrait-il s’opérer de lui-même par le moyen proposé par M. Courcelle-Seneuil dans le Journal des économistes (avril 1868). Suivant cet écrivain, on pourrait créer à côté des monnaies nationales qui existent dans les divers pays, une monnaie internationale en or, appelée unité et pesant 2 grammes. Cette monnaie, subdivisée en dixièmes et centièmes, aurait cours légal de même que les autres ; les commerçants la préfèreraient bien vite aux monnaies communes, et quand elle serait devenue peu à peu d’un usage général, rien n’empêcherait d’abolir ces dernières.

L’ensemble de la science économique a donné lieu à quelques publications intéressantes. L’un des auteurs des Varia, M. de Metz Noblat, a résumé sous le titre les Lois économiques, in-8o, un cours fait à la faculté de droit de Nancy. L’auteur est de l’école catholique et a envisagé de ce point de vue les grands faits économiques, sur lesquels il ne diffère d’ailleurs que dans certains détails des autres économistes. C’est au point de vue religieux aussi que s’est placé le P. Felix, dans son appréciation éloquente des doctrines économiques et de leur insuffisance vis-à-vis des plaies de la société moderne : l’Économie devant le christianisme, in-18. L’ouvrage de M. Gomès, député aux cortès de Portugal, Essais sur la théorie de l’économie politique et de ses rapports avec la morale et le droit ne tient guère ce que promet le titre. La plus grande partie du livre est consacrée à la réfutation de la théorie de Macléod ; quelques pages seulement traitent, dans le sens spiritualité, des rapports de l’économie politique avec le droit et la morale. Les Entretiens populaires sur l’économie politique de M. Martinelli et le Petit manuel d’économie politique de M. Rondelet ont principalement pour but de vulgariser la science. Mentionnons encore deux reproductions importantes d’ouvrages plus anciens : Franklin, Essais de morale et d’économie politique, traduits de l’anglais et annotés par M. Laboulaye, et l’édition des œuvres complètes de Rossi par la librairie Guillaumin.

Entre les ouvrages qui traitent des généralités de la science et ceux qui ont en vue des questions toutes spéciales, nous en trouvons quelques-uns qui appartiennent aux deux catégories, en ce sens qu’ils appliquent les principes généraux à un certain nombre de questions actuelles. À cet ordre appartient avant tout Liberté et socialisme de M. Courcelle-Seneuil, 1868, in-8o. M. Courcelle-Seneuil s’est placé avant tout au point de vue de la liberté industrielle ; il pense que tous les maux que l’on a attribués jusqu’ici à la concurrence illimitée ne proviennent que des difficultés de la transition entre le régime économique ancien et le régime économique nouveau ; que tous ces inconvénients disparaîtront quand la liberté sera complète et qu’on s’y sera habitué, que notamment il n’y a rien à changer au système général de la propriété, aux rapports entre le capital et le travail, et que c’est à tort que certains philosophes ont rêvé une transformation sociale destinée à modifier profondément la condition des classes laborieuses. Il nous est impossible de souscrire complètement a ces conclusions, mais nous reconnaissons que l’ouvrage de M. Courcelle-Seneuil, qui n’est nullement hostile aux classes ouvrières et qui accepte les associations de production et de crédit, est plein de réflexions justes, de recommandations salutaires et d’excellents conseils. Le livre de M. d’Esterno, Des privilégiés de l’ancien régime en France et des privilégiés du nouveau, 2 vol. in-8o, soulève de même une foule de questions variées, quoique sous un point de vue très-différent. Les privilégiés de l’ancien régime étaient les grands propriétaires fonciers ; les privilégiés du nouveau sont représentes par l’aristocratie financière, industries le, commerciale, administrative de l’époque. L’auteur fait voir dans une série de pages pleines de verve et d’esprit comment, par suite du bouleversement opéré par la révolution dans la position des anciens privilégiés, les intérêts agricoles, que ces privilégiés représentaient en partie, ont été de plus en plus négligés, tandis que toutes les faveurs législatives et administratives ont comblé les propriétaires mobiliers, les industriels, les hommes de loi, les fonctionnaires. Les grands monopoles financiers, dont quelques-uns, tels que le crédit foncier, le crédit agricole, ont pris l’agriculture pour prétexte, sont décrits et critiques de main de maître. L’action exercée par l’administration dans les comices agricoles et les concours régionaux est réduite à sa juste valeur, et l’auteur raconte à ce sujet un certain nombre d’incidents du plus haut comique. Le premier volume, publié en 1867, est consacré plus spécialement à la situation de l’agriculture vis-à-vis des capitalistes et des industriels ; dans le second qui a paru en 1868, l’auteur s’occupe de l’éducation, des officiers ministériels, de la magistrature, de la justice civile et criminelle, de la morale publique et des fonctionnaires.

Parmi les livres spéciaux, nous mentionnerons d’abord ceux qui ont trait à la question sociale : L'Ouvrier de huit ans par J. Simon, description des misères de l’enfance dans les manufactures ; la Femme pauvre au xixe siècle, de Mademoiselle Daubié, livre plein de renseignements curieux sur la situation malheureuse des femmes obligées de travailler pour vivre ; de l’état social des classes ouvrières, par M. Leroy-Beaulieu, ouvrage couronne par l’Académie des sciences morales et politiques. — Sur les questions économiques proprement dites, nous citerons : P. A. Boutron, Théorie de la rente foncière, travail couronné il y a dix ans déjà par la même académie ; Le Hardy de Beaulieu, la propriété et la rente dans leurs rapports avec l’économie politique et le droit public, justification de la propriété au nom de la morale et de l’intérêt social ; Courcelle-Seneuil, la Banque libre, excellent résume des discussions qui ont eu lieu dans les dernières années sur la question des banques ; Clement Juglar, du change et de la liberté d’émission. L’auteur est, comme M. Courcelle, partisan de la liberté des banques ; mais son livre est destine principalement£ faire voir l’influence que le cours du change exerce sur les opérations des banques, et il cite & ce sujet un nombre prodigieux de faits et de chiffres ; Wolowski, les Banques d’Angleterre et Écosse, ouvrage contenant beaucoup de renseignements précieux ; Colas de la Noue, du prêt à intérêt, à Rome, en Judée, dans le droit canonique, le droit barbare et les coutumes féodales, d’après les ordonnances des rois de France, le Code Napoléon, les lois de 1807 et de 1850, suivi d’une étude sur les législations étrangères ; Detourbet, la loi de 1807 et la liberté du taux de l’intérêt.

Nous avons à signaler un ouvrage historique important : lHistoire de l’impôt en France, par M. Clamageran. C’est une histoire financière complète de la France, faite en partie sur des documents inédits et dont il n’a paru jusqu’ici que deux volumes in-8o. Le premier expose l’histoire de l’impôt depuis l’époque romaine jusqu’à l’ordonnance de 1439 ; le second s’arrête en 1683, au moment de la mort de Colbert. M. Moreau de Jonnès a publié : État économique et social de la France, depuis Henri IV jusqu’à Louis XIV, 1580 à 1715. M. Levasseur a donne la suite de son histoire des classes ouvrières et du travail industriel en général, sous le titre : Histoire des classes ouvrières en France depuis 1789 jusqu’à nos jours, 2 vol. in-8o. M. Calmon a publié les deux premiers volumes d’une ' Histoire parlementaine des finances de la Restauration. La science économique elle-même a été l’objet de deux ouvrages historiques ; l’un de M. Horn, lÉconomie politique avant les Physiocrates, reproduction considérablement modifiée et augmentée d’un mémoire couronné par l’académie des sciences morales et politiques sur les travaux de Boisguilbert ; l’autre de M. G. de Puynode, Études sur les principaux économistes (Turgot, Adam Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say et Rossi).

À l’étranger les publications ont été peu nombreuses. En Allemagne nous citerons Wiss, das Gesetz, etc. (la loi de la population et les chemins de fer), ouvrage basé principalement sur l’étude détaillée du développement de la population et des chemins de fer aux États-Unis d’Amérique ; Karl Marx, das Kapilal, t. ler ; l’auteur appartient à l’école socialiste et critique vivement, et même avec amertume, les théories de l’économie politique vulgaire ; il insiste beaucoup sur le développement historique des faits économiques, mais il est difficile de voir, dans ce premier volume de 784 pages sur le capital, où l’auteur veut en venir, et malgré ses formes prétentieuses et sa terminologie affectée, il ne semble guère innover que par la substitution de mots nouveaux aux mots anciens ;

Oppenheim, Die Natur, etc. La nature du crédit et du capital ; le baron de Hock, Die Finanzen, etc, les finances et l’histoire financière des États-Unis d’Amérique, exposé détaillé et très-consciencieux de la situation financière des États-Unis, dans le passé et le présent. En Italie, M. Sbarbaro a publié : Sulla filosofia della Richezza, in-8°; et M. Majorana Catalabianco, Trattato di econimica politica. En Portugal, M. Serzedello a donné Os bancos, etc, sur les banques et les principes qui régissent l’émission et la circulation des billets.

Aucune publication nouvelle ne s’est jointe à notre connaissance aux journaux et autres publications périodiques dont l’économie politique est spécialement l’objet. Parmi les travaux qui ont paru dans ces recueils, nous ne citerons que les articles publiés par M. Abel Lemercier dans le Journal des Économistes (décembre 1867 et mai 1868), dans lesquels un chef de bureau à l’enregistrement de Paris reconnait que l’impôt de l’enregistrement est susceptible d’améliorations nombreuses qu’il indique, et que la perception des droits sur l’actif des successions, sans déduction du passif, est une iniquité. La société d’économie politique à encore débattu de nombreuses questions sans les éclairer, beaucoup. Dans une discussion sur les octrois, dont la plupart des membres ont demandé avec raison l’abolition, M. de Lavergne a proposé pour les remplacer un moyen qui nous semble peu heureux. Il veut que l’on partage le produit de l’octroi, dans une ville quelconque, en quatre parties égales ; la première disparaît trait par la suppression des frais de perception et par des réductions sur les dépenses ; pour le second quart, l’état abandonnerait à la ville le principal de l’impôt fonder jusqu’à due concurrence ; le troisième quart serait pris sur les centimes additionnels à la contribution directe et mobilière ; le quatrième sur les centimes additionnels aux trois autres contributions directes. La société s’est occupée à plusieurs reprises des questions de paupérisme, de population, de salariat, de coopération, et il s’est manifesté a ce sujet entre les points de vue généraux une divergence qu’au sein de la société même on a essayé de caractériser par les mots de vieille et de jeune économie politique. Mais les partisans de la jeune économie, qui acceptent dans son entier le mouvement coopératif et qui ne craignent pas même de se dire socialistes, paraissent être les moins nombreux. Parmi les questions débattues entre les deux partis, la plus importance a été celle du salariat. On s’est demandé si dans l’industrie la forme actuelle des entreprises qui suppose un patron capitaliste et des ouvriers salariés, doit subsister toujours, ou si la tendance, du progrès n’est pas de substituer partout l’association à cette forme vieillie. Nous sommes tout à fait de l’avis de ceux qui ont soutenu cette dernière opinion, bien que nous ne pensions pas que le but de la réforme soit précisément de supprimer le salariat, qui subsistera nécessairement dans certains emplois, mais que ce but est d’assurer à chacun le fruit complet de son travail. A. Ott.