Anniversaire de la naissance de Shakspeare

Anniversaire de la naissance de Shakspeare
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Texte établi par Jacques Crépet, Louis Conard, libraire-éditeurJuvenilia, Œuvres posthumes, Reliquiæ. I (p. 217-222).

Anniversaire de la naissance de Shakspeare


A M. le Rédacteur en chef du Figaro

Monsieur,

Il m’est arrivé plus d’une fois de lire le Figaro et de me sentir scandalisé par le sans-gêne de rapin qui forme, malheureusement, une partie du talent de vos collaborateurs. Pour tout dire, ce genre de littérature "frondeuse" qu’on appelle le "petit journal" n’a rien de bien divertissant pour moi et choque presque toujours mes instincts de justice et de pudeur. Cependant, toutes les fois qu’une grosse bêtise, une monstrueuse hypocrisie, une de celles que notre siècle produit avec une inépuisable abondance se dresse devant moi, tout de suite je comprends l’utilité du "petit journal". Ainsi, vous le voyez, je me donne presque tort, d’assez bonne grâce.

C’est pourquoi j’ai cru convenable de vous dénoncer une de ces énormités, une de ces cocasseries, avant qu’elle fasse sa définitive explosion.

Le 23 avril est la date où la Finlande elle-même doit, dit-on, célébrer le trois-centième anniversaire de la naissance de Shakspeare. J’ignore si la Finlande a quelque intérêt mystérieux à célébrer un poète qui n’est pas né chez elle, si elle a le désir de porter, à propos du poète-comédien anglais, quelque toast malicieux. Je comprends, à la rigueur, que les littérateurs de l’Europe entière veuillent s’associer dans un commun élan d’admiration pour un poète que sa grandeur (comme celle de plusieurs autres grands poètes) rend cosmopolite ; cependant, nous pourrions noter en passant que, s’il est raisonnable de célébrer les poètes de tous les pays, il serait encore plus juste que chacun célébrât, d’abord, les siens. Chaque religion a ses saints, et je constate avec peine que jusqu’à présent on ne s’est guère inquiété ici de fêter l’anniversaire de la naissance de Chateaubriand ou de Balzac. Leur gloire, me dira-t-on, est encore trop jeune. Mais celle de Rabelais ?

Ainsi voilà une chose acceptée. Nous supposons que, mus par une reconnaissance spontanée, tous les littérateurs de l’Europe veulent honorer la mémoire de Shakspeare avec une parfaite candeur.

Mais les littérateurs parisiens sont-ils poussés par un sentiment aussi désintéressé, ou plutôt n’obéissent-ils pas, à leur insu, à une très petite coterie qui poursuit, elle, un but personnel et particulier, très distinct de la gloire de Shakspeare ?

J’ai été, à ce sujet, le confident de quelques plaisanteries et de quelques plaintes dont je veux vous faire part.

Une réunion a eu lieu quelque part, peu importe où. M. Guizot devait faire partie du comité. On voulait sans doute honorer en lui le signataire d’une pauvre traduction de Shakspeare. Le nom de M. Villemain a été inscrit également. Autrefois, il a parlé, tant bien que mal, du théâtre anglais. C’est un prétexte suffisant, quoique cette mandragore sans âme, à vrai dire, soit destinée à faire une drôle de figure devant la statue du poète le plus passionné du monde.

J’ignore si le nom de Philarète Chasles, qui a tant contribué à populariser chez nous la littérature anglaise, a été inscrit ; j’en doute fort, et j’ai de bonnes raisons pour cela. Ici, à Versailles, à quelques pas de moi, habite un vieux poète qui a marqué, non sans honneur, dans le mouvement littéraire romantique ; je veux parler de M. Emile Deschamps, traducteur de Roméo et Juliette. Eh bien ! monsieur, croiriez-vous que ce nom n’a pas passé sans quelques objections ? Si je vous priais de deviner pourquoi, vous ne le devineriez jamais. M. Emile Deschamps a été pendant longtemps un des principaux employés du ministère des Finances. Il est vrai qu’il a, depuis longtemps aussi, donné sa démission. Mais, en fait de justice, messieurs les factotums de la littérature démocratique n’y regardent pas de si près, et cette cohue de petits jeunes gens est si occupée de faire ses affaires qu’elle apprend quelquefois avec étonnement que tel vieux bonhomme, à qui elle doit beaucoup, n’est pas encore mort. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que M. Théophile Gautier a failli être exclu, comme mouchard. (Mouchard est un terme qui signifie un auteur qui écrit des articles sur le théâtre et la peinture dans la feuille officielle de l’État.) Je ne suis pas du tout étonné, ni vous sans doute, que le nom de M. Philoxène Boyer ait soulevé maintes récriminations. M. Boyer est un bel esprit, un très bel esprit, dans le meilleur sens. C’est une imagination souple et grande, un écrivain fort érudit, qui a, dans le temps, commenté les ouvrages de Shakspeare dans des improvisations brillantes. Tout cela est vrai, incontestable ; mais hélas ! le malheureux a donné quelquefois des signes d’un lyrisme monarchique un peu vif. En cela, il était sincère, sans doute ; mais qu’importe ! ces odes malencontreuses, aux yeux de ces messieurs annulent tout son mérite en tant que shakspearianiste. Relativement à Auguste Barbier, traducteur de Julius Cœsar, et à Berlioz, auteur d’un Roméo et Juliette, je ne sais rien. M. Charles Baudelaire, dont le goût pour la littérature saxonne est bien connu, avait été oublié. Eugène Delacroix est bien heureux d’être mort. On lui aurait, sans aucun doute, fermé au nez les portes du festin, lui, traducteur à sa manière de Hamlet, mais aussi le membre corrompu du Conseil municipal ; lui, l’aristocratique génie, qui poussait la lâcheté jusqu’à être poli, même envers ses ennemis. En revanche, nous verrons le démocrate Biéville porter un toast, avec restrictions, à l’immortalité de l’auteur de Macbeth, et le délicieux Legouvé, et le Saint-Marc Girardin, ce hideux courtisan de la jeunesse médiocre, et l’autre Girardin, l’inventeur de la Boussole escargotique et la souscription à un sou par tête pour l’abolition de la guerre.

Mais, le comble du grotesque, le nec plus ultra du ridicule, le symptôme irréfutable de l’hypocrisie de la manifestation, est la nomination de M. Jules Favre, comme membre du Comité. Jules Favre et Shakspeare ! Saisissez-vous bien cette énormité ? Sans doute, M. Jules Favre est un esprit assez cultivé pour comprendre les beautés de Shakspeare, et, à ce titre, il peut venir ; mais, s’il a pour deux liards de sens commun, et s’il tient à ne pas compromettre le vieux poète, il n’a qu’à refuser l’honneur absurde qui lui est conféré. Jules Favre dans un comité shakspearien ! Cela est plus grotesque qu’un Dufaure à l’Académie !

Mais, en vérité, Messieurs les organisateurs de la petite fête ont bien autre chose à faire que de glorifier la poésie. Deux poètes, qui étaient présents à la première réunion dont je vous parlais tout à l’heure, faisaient observer tantôt qu’on oubliait celui-ci ou celui-là, tantôt qu’il faudrait faire ceci ou cela ; et leurs observations étaient faites uniquement dans le sens littéraire ; mais, à chaque fois, l’un des petits humanitaires leur répondait : "Vous ne comprenez pas de quoi il s’agit."

Aucun ridicule ne manquera à cette solennité. Il faudra aussi tout naturellement fêter Shakspeare au théâtre. Quand il s’agit d’une représentation en l’honneur de Racine, on joue, après l’ode de circonstance, les Plaideurs et Britannicus ; si c’est Corneille qu’on célèbre, ce sera le Menteur et le Cid ; si c’est Molière, Pourceaugnac et le Misanthrope. Or, le directeur d’un grand théâtre, homme de douceur et de modération, courtisan impartial de la chèvre et du chou, disait récemment au poète chargé de composer quelque chose en l’honneur du tragique anglais : "Tâchez de glisser là-dedans l’éloge des classiques français, et puis ensuite, pour mieux honorer Shakspeare, nous jouerons Il ne faut jurer de rien ! " C’est un petit proverbe d’Alfred de Musset.

Parlons un peu du vrai but de ce grand jubilé. Vous savez, monsieur, qu’en 1848 il se fit une alliance adultère entre l’école littéraire de 1830 et la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre. Olympio renia la fameuse doctrine de l’art pour l’art, et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples, n’ont cessé de prêcher le peuple, de parler pour le peuple, et de se montrer en toutes occasions les amis et les patrons assidus du peuple. "Tendre et profond amour du peuple ! " Dès lors, tout ce qu’ils peuvent aimer en littérature a pris la couleur révolutionnaire et philanthropique. Shakspeare est socialiste. Il ne s’en est jamais douté, mais il n’importe. Une espèce de critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, l’homme du trône et de l’autel, en homme de subversion et de démolition. Nous sommes familiarisés avec ce genre de supercherie. Or, monsieur, vous savez que nous sommes dans un temps de partage, et qu’il existe une classe d’hommes dont le gosier est obstrué de toasts, de discours et de cris non utilisés, dont, très naturellement, ils cherchent le placement. J’ai connu des gens qui surveillaient attentivement la mortalité, surtout parmi les célébrités, et couraient activement chez les familles et dans les cimetières pour faire l’éloge des défunts qu’ils n’avaient jamais connus. Je vous signale M. Victor Cousin comme le prince du genre.

Tout banquet, toute fête sont une belle occasion pour donner satisfaction à ce verbiage français ; les orateurs sont le fonds qui manque le moins ; et la petite coterie caudataire de ce poète (en qui Dieu, par un esprit de mystification impénétrable, a amalgamé la sottise avec le génie), a jugé que le moment était opportun pour utiliser cette indomptable manie au profit des buts suivants, auxquels la naissance de Shakspeare ne servira que de prétexte :

I° Préparer et chauffer le succès du livre de V. Hugo sur Shakspeare, livre qui, comme tous ses livres, plein de beautés et de bêtises, va peut-être encore désoler ses plus sincères admirateurs ;

2° Porter un toast au Danemark. La question est palpitante, et on doit bien cela Hamlet, qui est le prince du Danemark le plus connu. Cela sera d’ailleurs mieux en situation que le toast à la Pologne qui a été lancé, m’a-t-on dit, dans un banquet offert à M. Daumier.

Ensuite, et selon les occurrences et le crescendo particulier de la bêtise chez les foules rassemblées dans un seul lieu, porter des toasts à Jean Valjean, à l’abolition de la peine de mort, à l’abolition de la misère, à la Fraternité universelle, à la diffusion des lumières, au vrai Jésus-Christ, législateur des chrétiens, comme on disait jadis, à M. Renan, à M. Havin, etc., enfin à toutes les stupidités propres à ce XIXe siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères.

Monsieur, j’ai oublié de vous dire que les femmes étaient exclues de la fête. De belles épaules, de beaux bras, de beaux visages et de brillantes toilettes auraient pu nuire à l’austérité démocratique d’une telle solennité. Cependant, je crois qu’on pourrait inviter quelques comédiennes, quand ce ne serait que pour leur donner l’idée de jouer un peu Shakspeare et de rivaliser avec les Smithson et les Faucit.

Conservez ma signature, si bon vous semble ; supprimez-la, si vous jugez qu’elle n’a pas assez de valeur.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments bien distingués.