Annibal Carrache et le cardinal Odoardo Farnèse

Annibal Carrache et le cardinal Odoardo Farnèse
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 158-201).
ANNIBAL CARRACHE
ET LE
CARDINAL ODOARDO FARNESE

Quand Odoardo vint s’installer au palais Farnèse, il y avait vingt-six ans que les appartemens d’honneur avaient cessé d’être habités. Le cardinal Ranuccio, troisième fils de Pier Luigi, les avait occupés jusqu’à sa mort, en 1565 : on voit encore aujourd’hui son nom gravé en lettres d’or sur un grand nombre de portes du premier étage[1]. J’ai raconté ici même[2] dans quelles circonstances la restauration ou plutôt la réédification du vieux palais de Campo de Fiori avait été confiée à Antonio da San Gallo. Ce premier architecte mourut bien avant d’avoir accompli sa tâche. Michel-Ange après lui, puis Vignola dirigèrent successivement les travaux, mais ce fut à Giacomo délia Porta, un Lombard, qu’échut l’honneur de mettre la dernière main à cette colossale entreprise. Une plaque commémorative rappelle que ce tardif événement se produisit en 1589.

Della Porta se borna sans doute à construire la partie centrale de la façade qui regarde le midi, vers le fleuve, en face du Janicule. Les appartemens situés dans ce corps de bâtiment étaient encore informes au moment où Odoardo parut dans la demeure de ses pères. Sur d’autres points encore, la décoration était demeurée imparfaite. L’urgence de travaux importans s’imposait donc à la sollicitude du cardinal : il ne se déroba pas à ces exigences. Les pièces exposées au Midi furent aménager pour l’usage et d’après les instructions du cardinal Odoardo, comme on peut s’en assurer en jetant les yeux sur l’écusson héraldique qui pare le plafond de l’une d’elles. Au-dessous des lys farnésiens surmontés du chapeau cardinalice, on lit ces deux mots qui équivalent à une signature : Duartes Farnesius. Bien dignes de retenir les regards, ces plafonds travaillés à l’instar de ceux qu’Antonio da S. Gallo, au témoignage de Vasari, avait imaginés. C’est sans contredit une des gloires du palais de Paul III que ces soffites en bois, soutenus et comme suspendus dans l’espace par d’énormes solives. Leurs compartimens monochromes, dont aucune dorure n’altère l’harmonie, gardent une sorte de noblesse altière au milieu des plus grandes profusions de la sculpture. Mais, bien que les plus modernes se rattachent à ceux qui leur ont servi de modèles par des liens intimes, un connaisseur ne saurait un instant les confondre. Si les artistes aux gages du cardinal Odoardo surent conserver à leurs ouvrages une ordonnance rationnelle, ils sont demeurés eux-mêmes, sous le rapport du style et de la composition, fort au-dessous du vieux maître florentin.

Restait une salle éclairée par trois fenêtres, exactement placée au-dessous de la loggia du second étage. Aucun document n’autorise à affirmer qu’elle ait été voûtée par Vignola ou par Giacomo della Porta, bien que l’hypothèse soit vraisemblable. Il se peut que ce travail ait été exécuté sous les yeux d’Odoardo et que ce dernier eût dès lors décidé de faire intervenir la peinture dans la décoration de la salle. Les fresques étaient depuis longtemps à la mode en Italie ; presque tous les palais romains en possédaient ; il est naturel que le jeune Farnèse ait songé à en introduire dans le sien. Ce qui témoigne en faveur de son bon goût c’est qu’il ne s’adressa ni à Federigo Zuccari, un des décorateurs de Caprarola, ni au cavalier d’Arpino, ni à aucun des peintres qui se trouvaient à Rome. Les Farnèse jetèrent les yeux sur un jeune Bolonais que le duc de Parme avait eu l’occasion de rencontrer dans la ville ordinaire de sa résidence et dont la réputation était parvenue jusqu’à Rome : j’ai nommé Annibal Carrache.

Il est presque superflu de rappeler que le siècle qui finissait avait vu la peinture italienne passer par les différens degrés qui séparent l’adolescence de la vieillesse. Seule l’école vénitienne soutenait encore dans le monde la réputation de la péninsule. Partout ailleurs, du Nord au Midi, les artistes, abandonnant sans y prendre garde les traditions éblouissantes des primitifs et des renaissans, inclinaient de plus en plus vers les pratiques d’un réalisme sans élévation, ou tombaient dans les excès du maniérisme, plus misérable encore.

Le nom des Carrache est attaché, dans l’histoire de l’art, à une tentative de réaction contre ces tendances malheureuses. Louis Carrache avait vu le jour en 1555. C’était un artiste persévérant et convaincu plutôt qu’inspiré qui, pour régénérer l’art, crut qu’il fallait, de toute nécessité, se consacrer respectueusement à l’étude des maîtres. Il entreprit de longs voyages pour aller chercher au dehors des modèles que Bologne ne pouvait lui offrir. À Venise, le Tintoret lui conseilla de déposer ses pinceaux. Louis avait de la ténacité dans le caractère : il persévéra, revint dans sa patrie et y commença des travaux appréciés. Il avait deux cousins un peu plus jeunes que lui : Augustin, né en 1557 et Annibal, né en 1560. Augustin avait commencé par être graveur, mais son intelligence prompte le portait à tout embrasser, à tout étudier, à tout connaître. Il avait une facilité générale qui lui permit d’aborder la musique, l’astronomie, la philosophie aussi bien que les arts plastiques. Par-dessus tout, il se piquait d’être beau parleur et se plaisait à disserter sur tous les sujets. Annibal ne laissait pas percer des dons aussi universels. Lui-même avoue dans ses lettres qu’il ne sait pas rendre tout ce qu’il ressent, mais il sentait profondément. La nature l’avait doué, en outre, d’une facilité singulière pour reproduire par le dessin les formes qui se présentaient à ses regards. On le destinait au métier d’orfèvre, mais son père dut reconnaître bien vite que la Providence lui réservait de plus nobles destinées, et Louis, frappé de ses dispositions précoces, le prit avec lui. Louis était la modestie en personne. Au lieu de vouloir retenir le jeune homme sous sa direction, il lui conseilla bientôt de voyager, comme il avait fait lui-même. Annibal partit et sa première station fut Parme.

À peine arrivé dans cette ville, le voyageur, qui avait vingt ans, s’éprit d’une belle passion pour le Corrège. Il exhala son enthousiasme dans la correspondance qu’il entretenait avec Louis. Malvasia cite intégralement deux de ses lettres qui portent respectivement les dates du 18 et du 28 avril 1580. La grande coupole du duomo avait fait une profonde impression sur l’esprit du jeune Bolonais. « Ses puttini, écrit-il, vivent et rient avec une grâce et une vérité telles qu’il faut rire et s’égayer avec eux, » et plus loin : « Je suis enchanté de cette candeur et de cette pureté, qui sont vraies et non vraisemblables, naturelles, non artificielles et forcées. » Et il s’attendrit en pensant aux malheurs du pauvre Antonio Allegri, un si grand homme, en admettant que ce soit un homme — si pure uomo. — Tout entier à son admiration, Annibal aurait voulu la faire partager par son frère aîné. Il pria Louis d’intervenir pour qu’Augustin le rejoignît sans retard. « Nous vivrons en paix, écrit-il…, je lui laisserai dire tout ce qu’il voudra et m’appliquerai à peindre. » Une seconde fois il exprime le même désir, non toutefois sans laisser échapper quelque réticence. « Quand arrivera Augustin, il sera le bienvenu et nous nous appliquerons à étudier toutes ces belles choses ; mais, pour l’amour de Dieu, sans disputes entre nous et sans tant de subtilités et de discours, que nous cherchions à nous assimiler tant de belles choses ! » Ces dernières paroles serviront dans la suite à dissiper une partie des obscurités amassées sur les relations des deux frères. Il n’y a pas de preuves qu’Augustin ait rejoint Annibal à Parme. Peut-être ne se rencontrèrent-ils qu’à Venise, où le plus jeune des Carrache se rendit peu après afin d’étudier Titien dans ses principales productions.

Les deux voyageurs revinrent à Bologne les yeux remplis de ce qu’ils avaient vu au dehors. Impatiens de se distinguer, ils entreprirent avec le concours de Louis la décoration des palais Fava et Magnani. Ce fut comme une révélation. La réputation des Carrache, après avoir triomphé des jalousies locales, se répandit dans la péninsule tout entière. Encouragés par le succès, ils fondèrent dans leur ville natale l’Académie des Desiderosi, d’où sont sortis le Dominiquin, Guido Reni, l’Albane, le Guerchin et d’autres artistes de grand mérite. J’imagine que cette école se forma sous l’inspiration de Louis, qui avait longtemps réfléchi sur les principes susceptibles de servir de fondemens aux beaux-arts. Augustin dut se charger du rôle de pédagogue, pour lequel son savoir et sa parole facile le désignaient naturellement. Quant à Annibal, il se borna sans doute à prêcher d’exemple. Les disciples dessinaient le nu, ils assistaient à des leçons sur l’anatomie, l’architecture, la perspective. Ils entendaient discourir sur l’histoire et la mythologie. Leur esprit s’enrichissait de connaissances variées et de données exactes. L’école était extrêmement éclectique. Il ne s’ensuit pas qu’on doive prendre au pied de la lettre un sonnet célèbre composé par Augustin en l’honneur de Niccolo dell’Abbate. Les historiens du XVIIe siècle ont supposé et ceux du XIXe admettent encore, que les Carrache avaient entrepris d’arracher son secret à chacun des grands maîtres de l’âge précédent afin de composer, avec leurs divers procédés, une manière nouvelle qui, participant du talent de chacun d’eux, devait fatalement atteindre la perfection. Que Louis ait appuyé son génie timide sur l’imitation d’autrui, cela est admissible ; qu’Augustin se soit complu à formuler la théorie de l’éclectisme, rien n’est moins invraisemblable ; mais ce qui est hors de doute, c’est qu’Annibal ne doit pas sa gloire à la pratique que lui prête le Bernin. M. de Chantelou raconte, en effet, dans son Journal, qu’en revenant de Saint-Germain et discourant de la peinture, Bernin loua extrêmement Annibal, disant « qu’il avoit ramassé en lui la grâce et le dessin de Raphaël, la science et l’anatomie de Michel-Ange, la noblesse et la façon de peindre du Corrège, le coloris de Titien, l’invention de Jules Romain et d’André Mantegna ; et de la manière des dix ou douze plus grands peintres, qu’il en avait formé la sienne, comme si, passant par une cuisine où elles fussent chacune dans un pot à part, il en aurait mis dans le sien, qu’il aurait sous le bras, une cuiller de chacun. » Ce sont là des jugemens formulés après coup, ils ne résistent pas à une critique sérieuse et à l’examen des œuvres.

De ce que les Carrache se soient proposé l’étude des grands maîtres qui les ont précédés, on ne saurait équitablement les blâmer. Il faut toujours être l’élève de quelqu’un. Les plus illustres peintres du cinquecento furent, pour la plupart, les disciples respectueux d’artistes plus anciens. Raphaël et Michel-Ange ont subi dans une certaine mesure la règle commune. Pour ce qui regarde les Carrache, ayant reconnu que Bologne ne comptait aucun peintre vivant dont ils pussent suivre les leçons avec profit, ils se résignèrent à remonter aux sources. Leurs tendances semblent judicieuses ; s’ils n’ont pas complètement réussi, leur échec relatif provient de causes particulières. Louis doit s’en prendre à son insuffisance, Augustin à sa versatilité. Si ce dernier eût borné son ambition à rester peintre, il aurait probablement excellé dans son art. Il en va tout autrement d’Annibal. La nature lui avait départi le don inné de l’imitation. Son tempérament le conduisait au naturalisme ; ses dessins, par leur fermeté, montrent l’homme qui possède l’instinct des formes. En effet, il saisissait sans effort le caractère essentiel des choses : il fut caricaturiste original, il fut bon paysagiste. D’autre part, il adorait son art et ressentait l’enthousiasme pour tout ce qui est beau ou lui paraissait tel. Mais il vivait à la fin du XVIe siècle et il travaillait pour les hommes de son temps.

Si les tableaux religieux d’Annibal ont perdu le secret de nous émouvoir, pourquoi s’en étonner ? N’en est-il pas ainsi de tous les ouvrages du même genre peints en Italie à cette époque ? Pendant une longue suite de générations, la peinture religieuse avait été toute la peinture. Pour guide unique, pour unique principe, elle avait eu la foi, une foi simple, ardente, irraisonnée, irréprochable. C’est le sentiment chrétien qui a engendré la plupart des scènes qui nous ravissent chez les Primitifs, malgré l’inexpérience de quelques-uns d’entre eux. Puis, sous l’influence de l’humanisme paganisant, le genre profane avait reparu dans la peinture, y avait marqué sa place, jusqu’au jour où, devenu conquérant, il avait fait sentir son action dans le domaine religieux lui-même. Dès lors, le détail pittoresque va se développant ; le sujet principal est de plus en plus sacrifié à l’accessoire. Les compositions religieuses descendent peu à peu du ciel sur la terre. Il est vrai que ce que la peinture perd en profondeur, elle le gagne en étendue. C’est alors que l’idée, maîtresse d’elle-même, l’emporte définitivement sur le sentiment dans les préoccupations des artistes : c’est aussi le temps où la main, disposant de toutes les ressources de la technique, devient une esclave docile au service de la pensée. Léonard de Vinci compose sa Cène, c’est-à-dire la plus dramatique des compositions religieuses dans son adorable simplicité ; Michel-Ange crée sa terrible épopée biblique dans les voûtes de la Sixtine ; Raphaël, enfin, peint cette sublime page de philosophie transcendante qu’on appelle la Dispute du Saint-Sacrement. Coïncidence singulière ! Ces trois œuvres colossales apparaissent au moment où, en Italie, laïques et clercs sont à moitié païens. La peinture suivait d’assez loin l’évolution des idées et des mœurs : on s’aperçoit néanmoins de l’influence de la civilisation sur les artistes. Quoi qu’on en dise, les Vierges de Raphaël ne gardent presque plus rien de mystique ; elles ne sont divines que par leur incomparable beauté, leur chasteté, leur maternité : on n’est pas tenté de prier en les regardant. Buonarotti va plus loin : il introduit systématiquement le nu et les élémens de la sculpture païenne au milieu de ses sibylles et de ses prophètes, et Vasari, son admirateur et son ami, avoue qu’en peignant le Jugement Dernier, « l’intention de cet homme unique n’a été que de représenter la composition du corps humain dans ses proportions parfaites et ses attitudes si diverses. » Le Corrège et Titien prennent les sujets religieux comme des thèmes féconds pour leurs variations pittoresques et naturalistes ; il faut la lumière du premier et le magique coloris du second pour couvrir l’absence de l’idée et du sentiment religieux dans leurs plus célèbres tableaux d’église. Encore une génération et l’on verra Paul Véronèse promener le Christ dans les palais de Venise, au milieu des grands seigneurs vêtus de soie et des nobles dames couvertes de bijoux et de perles. Que dire des débiles contemporains de ce grand coloriste, des impuissans imitateurs de Michel-Ange, empruntant des sujets aux Evangiles et à la Légende des saints pour prodiguer sur leurs toiles des exhibitions de gymnastes et d’acrobates déséquilibrés ?

Cependant le Concile de Trente avait restauré le sentiment catholique en Italie. Par un effort énergique, l’Église était parvenue à ressaisir l’empire des âmes. Mais, pour réussir dans cette difficile entreprise, elle avait dû composer avec le siècle. Si la réforme s’opéra, ce fut par degrés, dans la mesure du possible. Il fallut se résigner à tolérer ce qu’on ne pouvait empêcher sans péril. Se pliant aux exigences du temps, Rome ne se montra inflexible que sur l’intégrité du dogme et sur l’autorité du pape, points essentiels ! Pourvu qu’on s’abstînt de les discuter, l’Église témoigna d’une grande tolérance. Le clergé rajeuni, fortifié par l’infusion d’un sang nouveau, entreprit l’instruction des fidèles par ses écrits et ses sermons ; mais, dans la pratique, il se montra infiniment plus exigeant sur la doctrine que sur les œuvres. Il s’appliqua surtout à obtenir que les classes supérieures de la société offrissent l’exemple du respect de la religion, et que les convenances fussent observées de tous : à défaut de la piété sincère, il parut se contenter, en maintes circonstances, des apparences de la ferveur. De là l’exagération des signes extérieurs de la foi. Les cérémonies du culte revêtirent une magnificence propre à frapper les imaginations. Les églises italiennes se remplirent d’ornemens accessoires, attributs sensibles d’une dévotion à la fois formaliste et mondaine. Bon gré, mal gré, la peinture suivit le mouvement. Une heureuse révolution purgea les compositions religieuses des motifs profanes qui les dégradaient trop souvent ; la décence y reparut : le nu en fut presque exclusivement banni. Mais la peinture religieuse ne cessa d’être incrédule ou indifférente que pour devenir futile et dévote.

Les artistes jouissent rarement d’une indépendance absolue : celle des peintres de ce temps, sitôt qu’ils touchaient aux sujets sacrés, était fort précaire. Non seulement ils devaient se soumettre au goût généralement discutable de leurs patrons, mais la surveillance ecclésiastique leur imposait une sévère contrainte. Enfin, comme les tableaux religieux étaient destinés à parer les autels et non à enrichir des musées, les peintres étaient tenus de se conformer à la décoration intérieure des temples. Or, c’était l’époque où le style dit des jésuites transformait les anciennes églises, quand il ne présidait pas à l’édification des nouvelles. Quel effet auraient produit des panneaux comme ceux de Fra Angelico ou de Lorenzo da Credi dans les chapelles à la mode ? L’ornementation des nefs exigeait des compositions pompeuses, des scènes pittoresques et dramatiques, des mouvemens passionnés. C’est à produire des œuvres de ce genre que les artistes s’ingénièrent avec des aptitudes diverses. Ils réussirent à charmer plusieurs générations d’hommes : voilà leur excuse ! Mais, si cette peinture à effet exigeait beaucoup d’art, elle exclut trop souvent l’émotion. Or, « si votre cœur n’est pas ému, dit quelque part le docteur Faust, vous ne trouverez pas le chemin du cœur des autres. » La critique moderne, qui a fait une étude comparative des ouvrages sortis de la main des hommes, s’est prononcée contre un genre qui lui a paru avoir perdu sa raison d’être. Reste à savoir si son jugement est sans appel.

C’est en abordant des sujets d’un autre genre qu’Annibal devait acquérir ses véritables titres à notre admiration. La peinture profane offrait aux artistes un champ illimité qu’ils pouvaient parcourir avec plus d’indépendance. Or, le génie du plus jeune des Carrache avait précisément besoin de liberté pour s’épanouir. Délivré de contraintes gênantes, les dons qu’il avait reçus de la nature purent se donner carrière. Il se révéla sous un jour tout nouveau, avec une originalité qu’on ne soupçonnait pas.

Malvasia prétend, dans sa Felsina Pittrice, qu’il conservait comme un trésor une lettre dans laquelle le duc de Parme, Ranuccio, invitait Louis Carrache à se rendre auprès de son frère le cardinal et à emmener Annibal avec lui. Louis aurait répondu par un refus, ne voulant pas quitter son pays où, en dépit du proverbe, il était prophète, pour risquer sa réputation sur un théâtre étranger. Il aurait, en conséquence, écrit au duc pour le remercier et le prier d’agréer qu’Augustin le remplaçât. Cette lettre n’a malheureusement pas été transcrite dans la Felsina, et Malvasia s’est montré trop peu scrupuleux dans ses écrits pour qu’on accueille ses assertions les yeux fermés.

Une lettre d’Annibal, publiée récemment par le comte Francesco Malaguzzi, fixe d’une façon indubitable un certain nombre de points importans. Il en ressort, par exemple, qu’Odoardo avait fait, antérieurement au mois de juillet 1595, une offre très honorable au plus jeune des Carrache, et que celui-ci s’était engagé à entrer au service du cardinal, à la fin de l’été romain, c’est-à-dire vers le mois d’octobre de cette même année. Au moment où Annibal acceptait la proposition de Farnèse, il était surchargé de travaux, dont quelques-uns avaient un tel caractère d’urgence qu’il entreprit de les mener à bonne fin avant son départ. Il se réserva la faculté de terminer les autres à Rome, ou de revenir, pour remplir ses engagemens, à la collaboration de son frère et de son cousin. Une confrérie de Reggio avait obtenu qu’il peignît pour elle un Saint-Roch. Ne sachant comment satisfaire aux pressantes réclamations des confratelli, Annibal leur proposa de laisser le tableau à Louis, « comme au peintre, écrit-il, que je crois en conscience être le premier de la ville. » Les intéressés ne l’entendirent pas ainsi. Ils répondirent en confessant que le cardinal Farnèse méritait à la vérité de passer avant tout le monde ; ils n’en insistaient pas moins pour que le panneau fût terminé par Annibal dont la modestie ne pouvait faire oublier le talent.

Ces détails autorisent à penser que le Bolonais se rendit à Rome dans les derniers mois de l’année 1595. Baglione, le premier écrivain qui ait entrepris de donner une suite aux Vies de Vasari, écrit qu’Annibal fut reçu avec distinction par le cardinal Odoardo, qui lui donna un logement dans son palais. Le docte Bellori ajoute que Farnèse lui alloua dix écus par mois, sans compter le pain et le vin pour deux jeunes gens : c’était, paraît-il, le traitement affecté aux gentilshommes qui composaient la cour du cardinal.

Les Carrache étaient de véritables artistes : leur principale préoccupation ne consistait pas à se procurer à tout prix des commandes rémunératrices. Les contemporains s’accordent surtout à vanter le désintéressement excessif d’Annibal. Il n’avait passé aucun contrat, pour le tableau de Saint-Roch, avec la confraternité de Reggio. Pourquoi se serait-il montré plus prévoyant au moment d’entrer au service du cardinal Farnèse ? Les recherches auxquelles je me suis livré pour découvrir chez le notaire des Farnèse, aussi bien que dans l’Archivio Notarile du Capitole, un acte quelconque relatif aux peintures du palais de Campo de’Fiori, sont restées infructueuses. Il convient donc d’admettre, jusqu’à preuve du contraire, que le cardinal n’exigea aucun devis des travaux qu’il confiait au peintre bolonais et que celui-ci s’en remit, dans une certaine mesure, à la générosité de son nouveau patron. Les archives de Modène contiennent d’autre part la preuve indirecte qu’Annibal ne s’était pas transporté à Rome dans le seul dessein de peindre la galerie à laquelle son nom reste attaché, mais plutôt pour servir le cardinal et exécuter les ordres que Sa Seigneurie voudrait bien lui donner. C’était une place avec un traitement fixe qu’on lui proposait et qu’il accepta. Il va sans dire que le traitement mensuel ne pouvait être exclusif d’une rémunération plus large, selon la nature des travaux exécutés.

Bellori rapporte dans ses Vite de Pittori, Scultori ed Architetti qu’Annibal commença par peindre pour Odoardo une Chananéenne qui fut placée dans la chapelle du palais. Le même auteur ajoute que, tout en se préparant à l’œuvre capitale de la Galerie, l’artiste entreprit la décoration du cabinet de travail du cardinal. Cette dernière assertion est très acceptable. Il eût fallu, en effet, que Carrache fît preuve d’autant de présomption qu’il avait de modestie pour aborder, sans études préliminaires approfondies, un ouvrage aussi considérable que les fresques de la Galerie. Le simple bon sens l’engageait à réfléchir longuement et à s’entourer de documens avant de broyer ses couleurs. À quoi pouvait-il mieux employer ses loisirs qu’à la décoration d’une pièce secondaire ? En poursuivant ce travail, il se faisait la main, en quelque façon, sans exposer sa réputation d’étranger à de dangereux hasards. La médiocrité relative de ces peintures constitue un autre argument en faveur de la version de Bellori, acceptée par Malvasia et conforme aux brèves indications de Baglione.

Il y avait alors, parmi les beaux esprits de Rome, un Mgr Agucchi, frère de cardinal. Son savoir était réputé quasi universel ; il faisait profession d’adorer les arts ; il était de Bologne. Voilà bien des raisons pour qu’il étendît sa protection sur Annibal. Ce fut peut-être lui qui ménagea la faveur de Farnèse au peintre romagnol. Bellori veut qu’Agucchi ait participé par ses conseils à la décoration du cabinet, du camerino, comme on disait à Rome, — mais il ne dit pas si Carrache sollicita cette collaboration morale ou si elle lui fut imposée. Le camerino est une pièce de moyenne grandeur (9m,40 sur 4m,80) éclairée par deux fenêtres qui donnent sur la cour d’honneur. Il est baigné par une lumière discrète, sauf le matin, dans la belle saison, quand le soleil vient le visiter. Le peintre trouva probablement la voûte ordonnée telle que nous la voyons encore aujourd’hui : c’est un berceau terminé, au-dessus des portes et des fenêtres, par des ogives en bonnets d’évêque qui, à leur tour, engendrent des lunettes. Le peintre entreprit de décorer toute la partie de la voûte qui s’élève au-dessus de la corniche.

Annibal divisa l’espace en un grand nombre de compartimens inégaux et de formes variées, séparés les uns des autres par des cadres de stuc doré. Les plus grands furent réservés, comme de raison, aux compositions scéniques. Au centre de la voûte est un compartiment rectangulaire flanqué de deux ovales, puis deux grandes lunettes se faisant vis-à-vis aux deux extrémités de la chambre, enfin quatre lunettes plus petites au-dessus des portes latérales et des fenêtres. Les autres espaces sont remplis par des stucs simulés en grisaille. Avec des arabesques et des rinceaux, paraissent des amours, des satyres et, aux angles, les quatre vertus cardinales : la Prudence, la Force, la Justice et la Tempérance, attributs naturels d’un prince de l’Église de maison souveraine. Enfin, dans des médaillons, le peintre exposa les lys de la maison Farnèse et d’autres figures allégoriques.

Les trois tableaux principaux sont consacrés à la légende d’Hercule. Par exception, celui du centre est peint à l’huile et sur toile. Le héros est assis sur un rocher ; il s’appuie sur la massue, dans une attitude méditative. À droite, une femme, chastement drapée, lui montre d’un geste le chemin qui, par un âpre escarpement, conduit à la cime où Pégase apparaît ; une seconde femme à gauche, demi-vêtue et vue de dos, étend le bras vers une prairie riante, séjour de la douce volupté. Un vieillard accroupi, le front ceint de laurier, semble attendre la décision d’Hercule pour l’enregistrer sur ses tablettes[3]. Le célèbre apologue de Prodicos, dont parle Xénophon dans les Mémoires de Socrate, a fourni la donnée de cette composition. Le Tasse s’en était déjà inspiré dans la scène où il montre Herminie hésitante entre l’Honneur et l’Amour.

Dans l’ovale ménagé en face des fenêtres, Hercule, en pleine possession de sa force, un genou en terre, porte sur ses épaules le globe céleste qu’il maintient d’une main et fait tourner de l’autre. Deux vieillards sont assis à droite et à gauche ; le premier a une sphère pour attribut, le second des instrumens astronomiques. C’est le fils de Jupiter à l’époque de ses rudes travaux. Hercule, entouré de ses glorieux trophées, paraît dans le second ovale, à demi couché, une jambe étendue, l’autre repliée. En face de lui le sphinx sur une base où sont inscrits ces mots : Πονος του ϰαλος ἡσυχαζειν αιτιος (Ponos tou kalôs hêsuchazein aitios). Le héros a mérité le repos qui lui est accordé ; il peut interroger le destin sans inquiétude.

Les lunettes placées aux extrémités de la pièce célèbrent les actions d’Ulysse. D’un côté, c’est le vaisseau grec passant près de l’île des Sirènes ; celles-ci font entendre leur chant fatal, mais Ulysse a eu soin de boucher avec de la cire les oreilles de ses compagnons, et lui-même, désirant jouir sans péril de l’enivrante musique, s’est fait solidement attacher au mat du navire. Annibal l’a représenté au moment où, captivé par la mélodie, il fait des efforts désespérés, mais inutiles, pour se détacher, tandis que Minerve, qui lui a inspiré le stratagème, se tient en arrière, étendant sur son favori un bras tutélaire. — De l’autre côté, le fils de Laërte reçoit des mains de Circé la coupe magique. Déjà ses compagnons, victimes de leur imprudence, sont changés en bêtes ; l’un d’eux se vautre au premier plan, avec une tête de pourceau. Homère raconte, au dixième chant de l’Odyssée, qu’Ulysse accepta le perfide breuvage, mais après y avoir subtilement mêlé le suc d’une plante salutaire que les dieux appellent μῶλυ (môlu). Afin de remédier à l’insuffisance de la peinture, impuissante à représenter des actions successives dans une même composition, Annibal fait intervenir Mercure qui, se glissant derrière Ulysse, invisible pour tous, dépose l’antidote dans la coupe.

Dans l’une des lunettes, en face des fenêtres, Amphinomos et Anapos emportent leurs parens sur leurs épaules pour les soustraire aux feux de l’Etna. La piété filiale protège les deux jeunes gens qui traversent sains et saufs la campagne embrasée. On aperçoit dans l’autre les Gorgones endormies et Méduse, la plus belle des trois, surprise dans son sommeil et exposée aux coups de Persée, pour s’être audacieusement comparée à Pallas. Le héros a saisi la tête de Méduse et, sans la regarder, il se dispose à lui trancher le col. Minerve et Mercure assistent le vengeur dans cette difficile entreprise.

Annibal n’aborda pas sans préparation la décoration du camerino ; ses nombreux dessins l’attestent à l’évidence. Au XVIIe siècle, Carlo Maratta, Bellori, le chanoine Vittoria possédaient en assez grand nombre des cartons et des études de ces peintures. Angéloni avait réuni dans son atelier vingt dessins relatifs à la seule composition de l’Hercule soutenant le monde. Tons ces documens ne sont pas perdus ; le Louvre en a recueilli quelques-uns. La Royal Scottish Academy conserve une belle étude de l’Ulysse recevant des mains de Circé le breuvage empoisonné. Ce n’est donc pas en improvisant que Carrache peignit le cabinet ; il lui fallut un persévérant effort pour obtenir le résultat qu’il se proposait.

On ne découvre pas de prime abord la raison de ce labeur acharné. Le cabinet est de proportions restreintes ; la décoration ne soulevait aucun problème épineux ; les compositions scéniques occupent une partie seulement de l’espace ; quant aux sujets adoptés plus ou moins librement par le peintre, ils ne semblent pas, à première vue, compliqués outre mesure. L’apparence, sous ce dernier rapport, est, paraît-il, trompeuse. Bellori nous avertit charitablement que ces fresques comportent une leçon cachée qui échappe au vulgaire. Elles exigent, écrit-il, « un spectateur attentif et ingénieux dont le jugement ne réside pas seulement dans la vue, mais dans l’intelligence. Ils font injure à la beauté, ceux qui, en face des œuvres des plus excellens artistes, se contentent d’y jeter les yeux et ne regardent que les couleurs et l’or, comme si, dans les cérémonies, ils s’en tenaient à la richesse et à la splendeur de l’appareil. » Pour goûter comme il convient la saveur particulière de ces peintures, il faut considérer d’abord le point central : Hercule entre le Vice et la Vertu. La Vertu l’emporte et le héros n’aura pas sujet de s’en repentir, car, après avoir soutenu le monde sur ses épaules et achevé de durs travaux, il ira se reposer sur ses lauriers. Les autres compositions célèbrent à l’envi le triomphe du Bien et la défaite du Mal : les frères Catanais dont les feux de l’Etna respectent la piété filiale, — Méduse punie de sa folle présomption, — Ulysse échappant par ses ruses et avec l’appui des dieux propices aux séductions des sirènes et aux pièges de Circé ; car, par vertu, il faut entendre, au sens antique et italien du mot : avec le courage et la persévérance, l’habileté et la captation des influences surnaturelles ; par vice, la volupté improductive et la vanité puérile.

Bellori louait fort Annibal d’avoir introduit la philosophie dans ses peintures, à l’exemple de Polygnote, et composé un ouvrage qui convenait scrupuleusement au cabinet de travail d’un grand de ce monde. On comprend désormais pourquoi Annibal a tant peiné. Ce ne fut pas sans une grande fatigue cérébrale qu’il dut s’attacher à des déductions incompatibles avec sa nature. Il se plia sans doute à la direction des prélats lettrés qui faisaient la compagnie du cardinal Farnèse. Il s’efforça de les suivre dans leurs subtilités et d’imprimer à ses figures un caractère allégorique. Les amis de Mgr Agucchi éprouvaient sans doute un plaisir sans mélange à découvrir dans l’attitude et les traits d’Hercule la trace de la lutte que se livraient dans son âme les passions rivales. Ils se pâmaient d’aise à démêler les signes voilés, présages assurés du triomphe de la Vertu, dans la présence du vieillard qui se disposait à célébrer les prouesses du héros et dans le laurier symbolique qui ombrageait le front du futur demi-dieu de son rameau penché.

Le peintre bolonais était parvenu à satisfaire pleinement le cardinal Odoardo : c’était pour lui le principal. Les contemporains ratifièrent, cela est indubitable, le jugement de Farnèse. Malvasia ne nous apprend-il pas que certains critiques n’hésitaient pas à élever les fresques du Cabinet au-dessus de celles de la Galerie ? Il y a beaux jours que les connaisseurs sont revenus sur une opinion aussi peu fondée. Aujourd’hui, ces peintures ont poussé au noir, mais ce n’est pas seulement la fraîcheur qui leur fait défaut ; elles prêtent à des reproches infiniment plus graves. Sans parler de la division de l’espace, qui pourrait être plus heureuse, comment passer condamnation sur la médiocrité des compositions et, pour tout dire, sur la vulgarité des principaux personnages ? C’est à peine si, parmi les figures, on en rencontre une intéressante, celle de Circé. Quelques-unes sont indignes d’un peintre de talent, Méduse, par exemple. Des imperfections de dessin surgissent çà et là. Comparée au corps, la tête de l’Hercule au repos est si petite, que Carrache semble avoir adopté pour cette académie le canon de Lysippe. Les mains que Méduse tend en avant, dans un mouvement de terreur, font invinciblement penser aux mosaïques byzantines. Il n’est pas jusqu’aux stucs simulés qui ne pèchent par leur lourdeur. On les admirait, au seicento, parce que les motifs suggèrent l’illusion du relief ; mais l’art ne peut pas se contenter de ces artifices de trompe-l’œil. On admettra difficilement aujourd’hui que les rinceaux en grisaille constituent des modèles d’élégance et que les personnages en cariatides aient leur raison d’être au sommet de la voûte où, avec la meilleure volonté du monde, on ne découvre pas ce que leurs épaules pourraient bien soutenir.

Je ne trouve aucune excuse valable à ces étranges imperfections. Il est certain qu’Annibal fit de très réels progrès en copiant les marbres antiques ; on chercherait vainement, toutefois, l’académicien des Desiderosi dans le peintre du Cabinet. Peut-être convient-il d’attribuer tout simplement la médiocrité des compositions à l’ingérence des profanes, des amateurs, dans le choix des sujets et dans l’ordonnance des scènes ? Rien n’empêche d’admettre que l’artiste bolonais se soit prêté à contre-cœur aux ingérences importunes des familiers du cardinal ; ou bien, s’il accepta leurs avis de bonne grâce, son génie lui refusait la faculté d’exprimer, à l’aide des couleurs, des idées aussi abstraites et de renfermer tant d’intentions dans une seule composition. Il eût fallu le cerveau d’un Poussin pour suivre Mgr Agucchi dans ses développemens ingénieux. Annibal ne portait pour tout bagage que sa simplicité : il échoua.

Le camerino terminé, Annibal se livra corps et âme à la tâche pour laquelle le cardinal Farnèse l’avait appelé à Rome. Il assumait sans contredit une lourde responsabilité en entreprenant de décorer la principale galerie du palais de Paul III. Ce n’est pas qu’il eût à redouter le voisinage des fresques de l’antichambre ; la médiocrité de l’œuvre de Salviati et des Zuccari ne pouvait contribuer qu’à rehausser la sienne. Mais les autres pièces, avec leurs proportions grandioses, leurs plafonds sculptés, leurs tapisseries éclatantes et toute une profusion de marbres antiques, composaient un appartement d’une rare magnificence, digne de l’édifice auquel le nom de San Gallo et de Michel-Ange est attaché. Il y a des circonstances où il faut vaincre absolument. La création de Carrache devait soutenir victorieusement le parallèle avec les monumens du passé. Toute constatation d’infériorité exposait inévitablement l’artiste aux jalouses et brutales invectives d’un Caravage ; il ne lui restait plus qu’à reprendre le chemin de Bologne avec sa courte honte.

Annibal comprit la gravité de sa situation. Au lieu de se jeter en avant avec ses seules forces, il se recueillit, cherchant à se pénétrer peu à peu des leçons que Rome fournit à ceux qui l’étudient. Bellori rapporte que Carrache fut tout d’abord frappé du grand savoir des anciens et qu’il se livra dans le silence à la contemplation de l’art. Les antiques produisirent une impression durable sur son esprit. Il éprouvait la joie de dessiner les chefs-d’œuvre du Vatican, les statues de marbre et de bronze du palais Farnèse, il démêlait l’influence de la Grèce et de la Rome impériale dans les fresques de Michel-Ange et du Santi. Les réflexions qui s’imposèrent à son esprit, les études profondes auxquelles il se livra, modifièrent radicalement son talent. Dans le camerino, il était resté au-dessous de lui-même : il se surpassa dans la galleria.

Nombre de critiques se donnent de nos jours le tort de juger une composition décorative comme ils feraient d’un simple tableau de chevalet. Quand un peintre contemporain prépare un envoi pour le Salon, il n’obéit d’ordinaire qu’à ses propres convenances. C’est tout au plus si, d’une façon générale, en vue d’obtenir une récompense ou pour se défaire plus avantageusement de sa toile, il se conforme au goût du public ; s’il échoue, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Annibal se trouvait dans une condition bien différente. Il lui fallait, de toute nécessité, contenter le cardinal Farnèse, tenir compte de la nature des lieux, de la situation de la Galerie, de la lumière qui l’éclairait, des matériaux mis à sa disposition. Que de problèmes à résoudre, que d’obstacles à surmonter !

Au moment où le Bolonais s’absorbait dans son travail, il avait déjà son frère auprès de lui. Or, Augustin, par l’étendue de ses connaissances et la variété de ses aptitudes, semblait devoir être pour son cadet un conseiller naturel. Il est probable qu’il fut consulté par Annibal ; mais ses avis furent-ils bien accueillis ? On l’ignore. À ce propos, M. de Chantelou note une curieuse anecdote que lui avait contée le Bernin : elle mérite d’être conservée « Sur cela, il (Bernin) a rapporté un exemple notable d’Annibal Carrache et d’Augustin, lesquels, ayant entrepris de peindre la galerie Farnèse, Annibal se chargea de travailler à la composition des histoires et laissa à son frère Augustin le soin des compartimens et ornemens de la voûte ; que celui-ci en fit un dessin d’une belle entente et magnifique où tout concourait régulièrement à un point de vue qu’il avait même tout tracé sur le lieu. Après quoi, il avait convié Annibal à voir son ouvrage et que celui-ci, qui avait un cervellone grande, a-t-il dit, y étant allé et s’étant mis au lieu où son frère le plaça, il convint d’abord que l’ouvrage était fait pour être vu de ce seul point. L’ayant considéré, il lui dit qu’il était beau extrêmement, mais que pour en avoir le plaisir d’en jouir, il fallait qu’il fît faire un corridor qui conduirait droit à ce lieu-là où serait une belle chaise couverte, de dedans laquelle l’on verrait commodément la distribution qui de tous les autres endroits ne pourrait contenter les yeux ni l’esprit, et n’aurait qu’un mauvais effet. Ce qu’Augustin Carrache ayant entendu et vu que son frère se moquait de lui, il se dépita et lui dit donc de faire l’ouvrage à sa fantaisie, ce qu’Annibal exécuta de la sorte que l’on voit. »

Je ne sais le crédit qu’il convient d’accorder à l’histoire du célèbre cavalière qui n’était pas encore né quand Annibal entra au service de Farnèse ; elle courait probablement les ateliers de Rome, et n’est pas en désaccord avec ce que les historiens racontent du caractère des deux frères. On peut donc admettre avec la tradition, jusqu’à plus ample informé, que l’idée générale fut conçue par Annibal. Les cartons du Louvre renferment, sous le n° 7416, un croquis à la plume d’un haut intérêt. On y voit l’artiste aux prises avec les problèmes complexes qui se posaient à son esprit en face des murailles nues et blanches. On rencontre, au milieu de traits tracés rapidement par une main exercée, la plupart des idées qui ont trouvé place dans l’exécution. D’autres ont disparu ou ont été modifiées. Il s’agit d’un projet relatif à une des extrémités de la galerie. Parmi d’autres ornemens, figure un fond parsemé de fleurs de lys qui a été finalement écarté. Un dessin du Musée de Lille, également à la plume, représente le cyclope Polyphème jouant de la syrinx. La pensée a déjà trouvé son expression et les personnages occupent à peu près la place qui leur, restera, mais tandis que le projet comportait un tableau plus large que haut, celui qui a été exécuté est plus haut que large. Le dessin de Lille contient donc un enseignement ; il prouve qu’Annibal avait déjà arrêté le sujet et la trame de ses compositions picturales avant d’avoir fixé l’importance relative des compartimens. Dans son esprit, les détails prenaient corps concurremment avec le plan général. C’est un point curieux à noter.

Lorsque Annibal entra au service du cardinal Farnèse, la salle qui devait devenir la galleria était probablement déjà construite, avec sa voûte en berceau, ses trois fenêtres et ses trois portes[4]. Il dut constater, non sans surprise, que la fenêtre centrale et la porte d’entrée qui lui fait face n’étaient pas exactement percées au milieu de la paroi, disposition qui laisse de chaque côté des espaces inégaux. Ce défaut, Carrache parvint à le dissimuler si heureusement que, parmi les visiteurs, il en est bien peu qui s’aperçoivent de cette légère altération de la symétrie.

Le peintre commença par séparer idéalement la décoration en deux sections distinctes dont la grande corniche marque la frontière. Dans la partie inférieure, la peinture ne joue qu’un rôle accessoire ; elle envahit tout dans la sphère supérieure.

On pourrait à la rigueur reprocher cette disposition au Bolonais, les peintures étant infiniment mieux placées sur une paroi latérale que dans une voûte. Mais, depuis que Michel-Ange avait peint la voûte de la Sixtine et que Corrège avait couvert de ses fresques la coupole de la cathédrale de Parme, l’usage avait prévalu et on se plaisait à gratifier les églises et les palais d’un genre de décoration qui ne semble convenir qu’à un fumoir pourvu de fauteuils à bascule ou de divans à l’orientale.

À hauteur d’appui, en guise de cymaise, règne une grecque qui fait le tour de la salle. Elle sert, sur les deux faces principales, de soubassement à des pilastres dorés d’ordre corinthien, sur lesquels repose la grande corniche. Entre ces pilastres, s’enfoncent des niches, au nombre de dix, encadrées par des oves et des motifs d’or qui se détachent harmonieusement sur le fond blanc. Les statues en pied, mises par le cardinal à la disposition de Carrache et dont les belles gravures de de Aquila nous ont conservé les silhouettes, trouvèrent place dans les niches. Comme on le voit, ces niches avaient été créées pour les marbres et non les marbres sculptés pour les niches, ce qui est généralement le cas. Les antiques, d’une grande valeur artistique, ont été transportés à Naples, à la fin du XVIIIe siècle. Parmi eux figurait le Faune portant Bacchus qui orne aujourd’hui la salle des chefs-d’œuvre à l’ancien museo Borbonico. Les statues en pied ont été remplacées de nos jours par des bustes modernes dus au ciseau d’élèves de Michel-Ange, provenant de Caprarola. Ils ne remplissent que fort imparfaitement leur office, juchés qu’ils sont sur des socles disgracieux qui auraient fait horreur au cardinal Farnèse et à son peintre. Des coquilles s’arrondissent dans la partie supérieure des niches, puis, au-dessus et au milieu d’ornemens divers, de petits tableaux rectangulaires alternent avec de petites niches rondes où des bustes antiques d’empereurs romains ont fait place à des marbres modernes. Le sujet des petits tableaux est emprunté à la fable ; Arion parcourant les Mers sur un dauphin, — Prométhée animant la statue, — Hercule tuant le Dragon du Jardin des Hespérides, — Prométhée délivré par Hercule, — Dédale et Icare, — la Faute de Callisto découverte, — Callisto changée en Ours, — Apollon recevant la Lyre des mains de Mercure.

Entre le dernier pilastre et le mur opposé, Annibal peignit une sorte de pilastre feint agrémenté de figures symboliques : la Force, la Modération, la Justice, la Charité. Ce pilastre simulé est plus large d’un côté que de l’autre, de façon à dissimuler le défaut de symétrie architectonique dont j’ai parlé plus haut. Des blasons en achèvent la décoration. La licorne, emblème de la maison Farnèse, a fourni le sujet d’une composition dans un compartiment rectangulaire, au-dessus de la porte d’entrée. Au milieu d’un paysage d’une grande simplicité, une jeune fille est assise, tenant dans ses bras le redoutable animal que seule l’innocence parvient à désarmer. Toute cette décoration est d’une noble magnificence. Les statues des héros et des dieux de l’Olympe, alignées sur la cymaise, forment comme la préface des compositions de la voûte, dédiées aux légendes fabuleuses de l’antique mythologie. Les autres ornemens, les peintures ajoutent à l’opulence de cette décoration sans la surcharger.

Annibal avait d’abord songé à étendre aux deux extrémités de la galerie l’ordonnance que je viens de décrire. Le croquis du Louvre (n° 7416), cité plus haut, en fait foi. Le peintre se ravisa, probablement en raison de l’existence et surtout de la position des portes qui s’ouvrent de ce côté. Il supprima, en conséquence, les pilastres, les niches et leurs accessoires et les remplaça par deux grands tableaux qui remplissent l’espace libre et qui semblent reposer sur les épaules d’esclaves peints de la couleur du bronze verdâtre. On se plaît à admirer ces figures caractéristiques.

Les deux tableaux qui se regardent à travers la galerie sont consacrés aux amours de Persée et d’Andromède. C’est, d’un côté, la jeune fille attachée à un rocher et exposée à un monstre marin. On aperçoit les parens éplorés au rivage voisin, mais Persée apparaît dans les airs monté sur Pégase et fond sur le monstre. De l’autre, Phinée et ses compagnons, accourus pour troubler les noces d’Andromède avec son libérateur, sont changés en pierre par Persée, qui se présente tout à coup avec la tête de Méduse. Ces deux compositions offrent une analogie frappante avec l’œuvre de Cellini à la Loggia de Lanzi. Massif à Florence, le Persée devient pesant à Rome. À Rome comme à Florence, on cherche vainement le type traditionnel d’élégance que la mythologie antique prêtait à ce héros. Le peintre bolonais s’inspire à tel point du sculpteur toscan, qu’en dépit de la donnée spéciale de son sujet, il montre Persée, tenant d’une main la tête de Méduse et de l’autre une épée. L’épée est bien à sa place dans la statue florentine, car celui qui la brandit vient de s’en servir pour immoler la gorgone, dont le corps gît inanimé sur le sol ; elle est inutile au palais Farnèse, puisque la tête de Méduse suffit pour arrêter, pour pétrifier Phinée et sa suite. L’Andromède attachée au rocher, de Carrache, offre des affinités plus sensibles encore avec le sujet représenté sur le socle de la statue de Benvenuto. La position respective des différens personnages est presque identique de part et d’autre. Mais Cellini ne disposait que d’un espace restreint et il travaillait avec du bronze. On ne saurait lui reprocher d’avoir usé des libertés compatibles avec les lois qui régissent le bas-relief et d’avoir, par suite, rapproché ses personnages plus qu’il n’était naturel. Carrache, au contraire, avait à sa disposition une surface énorme. Rien ne l’empêchait de composer la scène de la délivrance d’Andromède selon sa fantaisie. En reproduisant presque servilement l’ordonnance du maître florentin, il a commis une erreur de composition qu’aucune circonstance ne justifie ; il a, sans y prendre garde, signalé à l’attention des critiques la source à laquelle il puisait son inspiration.

Au-dessus de la corniche, la peinture exerce un empire absolu et sans partage ; si l’architecture, si la sculpture continuent de jouer un rôle dans la décoration, ce ne sera plus qu’un rôle accessoire ou plutôt relatif et subordonné ; les saillies n’existeront plus désormais qu’en apparence, les enfoncemens ne seront que des trompe-l’œil. Annibal imagina d’abord une sorte de frise architectonique ayant pour objet visible de soutenir la voûte proprement dite. À cet effet, il créa des pilastres, agrémentés de cariatides, et des statues de pierre, entre lesquels alternent symétriquement des tableaux coloriés et des médaillons monochromes imitant le bronze verdâtre. Des ignudi, assis au pied des pilastres, accompagnent ces compositions. Quant au plafond, il se trouve partagé par de fortes arcades qui donnent naissance à des compartimens de dimensions et de formes variées. Dans les angles se détachent sur un coin du ciel des enfans ailés, groupés deux par deux.

Cette distribution de l’espace est bien conçue, logique, conduite avec maestria. Si Annibal s’en était tenu là, il aurait créé un monument vraiment grandiose, mais il redouta la monotonie que pouvait engendrer, selon lui, l’alternance trop régulière et trop répétée des tableaux et des médaillons de la base. Peut-être essaya-t-il d’échapper au reproche que des critiques sévères ont adressé à Michel-Ange relativement aux compartimens de la Sixtine. Pour éviter un mal, il tomba dans un pire. Les quatre tableaux encadrés d’or qui sont censés appuyés sur la corniche, en dépit de la courbure de la voûte, et qui ne se rattachent par aucun lien naturel avec l’ordonnance architectonique environnante, ne peuvent être considérés que comme des hors-d’œuvre. Sans doute ils apportent dans l’ensemble une variété qui enchantait Bellori et les auteurs du temps, mais, quand on songe que cette variété n’est intervenue qu’aux dépens du bon sens, on ne saurait la justifier. Du moment qu’Annibal s’était arrêté à une conception où le rôle de l’architecture était prépondérant, il devait s’y tenir coûte que coûte et rester dans la vraisemblance tout au moins, sinon dans la vérité stricte.

Les peintures qui jaillissent au-dessus de la corniche et se répandent sur toute la surface de la voûte, composent un long poème dont les chants variés et symétriques se déroulent en un rythme puissant. Ce sont des variations multiples sur le thème fécond de la fable. Rares sont de nos jours les visiteurs capables de déchiffrer sans le secours d’un guide cette vieille symphonie restée si jeune et si fraîche sous les caresses du soleil méridional, tant la mythologie est sortie du cadre de l’éducation contemporaine, particulièrement en France. Les Italiens de la Renaissance avaient professé pour l’antiquité classique une sorte de vénération : poètes, grands seigneurs, nobles dames, prélats, politiques même (étrange époque !) se sentaient aussi à l’aise avec les divinités païennes que les anciens eux-mêmes. Il ne leur en coûtait aucun effort pour se mouvoir au milieu des êtres charmans créés par l’imagination antique. À la sincérité de quelques œuvres, on pourrait croire que les artistes du cinquecento partageaient la demi-croyance des contemporains d’Horace. L’Italie tout entière rendait alors un culte passionné à la forme ; la fable livrait au peintre et au sculpteur un champ merveilleux d’inspirations plastiques. Il ne faut évidemment pas chercher à retrouver dans les ouvrages de la Renaissance les types consacrés et le caractère profondément symbolique des créations de l’art hellénique. Les hommes de ce temps n’avaient en général sous les yeux que des monumens de l’époque gréco-romaine ; ils puisaient indistinctement à toutes les sources, dans les chants de Virgile et d’Ovide aussi bien que dans les vers d’Homère et de Théocrite. Mais la représentation des scènes mythologiques, à l’âge d’or de la peinture, ne comporte qu’exceptionnellement ces allusions aux événemens du jour, dont on constate tant d’exemples au château de Versailles. Dans la fable, Le Brun ne se plaisait que trop à chercher l’occasion de rapprochemens ingénieux ; sous son pinceau, l’intervention des dieux ne constitue qu’un artifice destiné à présenter, sous un voile transparent et poétique, l’apothéose de Louis XIV. La mythologie est plus que jamais en honneur au XVIIIe siècle, mais elle a perdu toute gravité ; elle prête à des allusions badines, à des jeux d’esprit, au plus fade des marivaudages : jargon ridicule, il suffit d’un peu de bon sens pour en débarrasser la littérature et l’art. Ne pouvait-on pas en proscrire l’usage sans en abandonner l’étude ?

L’antiquité n’avait pas cessé d’être honorée pour elle-même en Italie, à la fin du XVIe siècle, mais le sentiment qu’elle inspirait avait changé de nature. Il n’y avait plus de place dans la société pour les humanistes de l’âge précédent. Le gouvernement de papes aussi sévères pour leurs sujets que pour eux-mêmes, tels que Paul IV, Pie V, Sixte-Quint, avait rendu le retour de semblables écarts impossible. On continuait à étudier les poètes, les orateurs, les jurisconsultes de la Grèce et de Home, mais leur morale était condamnée sans appel. Les dieux de l’Olympe avaient été relégués dans le domaine exclusif de l’art. Peut-être avaient-ils perdu quelque chose de leur prestige à cet exil ? Ils n’en triomphent pas moins sans conteste dans la galerie du cardinal Farnèse. Ce ne sont pas, il est vrai, leurs gestes héroïques que le peintre romagnol a entendu célébrer : ce n’est pas Mars, ce n’est même pas Minerve qui règne dans ces fresques, mais Vénus, tour à tour mère et victime de l’Amour. Depuis Jupiter jusqu’aux divinités secondaires des sources et des bois ; depuis les héros légendaires jusqu’aux filles de rois, tous subissent le joug commun. Les personnages ne descendent pas de l’Iliade ; ils rappellent plutôt les créations d’Euripide, de Virgile, d’Ovide surtout. Entre le style de Carrache et celui du poète des Métamorphoses il y a de secrètes affinités ; on en découvre aussi avec celui du Tasse. L’époque où peignait Annibal était celle où les écrits du malheureux Torquato exerçaient un empire souverain dans les cours italiennes. Hallam n’a pas tort de rattacher l’ensemble des ouvrages de l’école de Bologne à la Gerusalemme liberata, il aurait pu sans injustice accorder un honneur égal à l’Aminta et au Pastor Fido, ce poème pastoral qui eut, au déclin du XVIe siècle, un succès de librairie sans précédent.

Le Tasse a insinué dans ses vers une grâce subtile, mais les sentimens et les passions qu’il se plaît à peindre sont souvent artificiels : il a enchâssé ses récits, comme Isocrate ses harangues, dans des périodes trop achevées pour être toujours originales ; il a peint la nature, non telle qu’elle se révèle dans sa beauté virginale, mais telle que la concevaient les rêves de son imagination maladive. Il la traite comme les peintres français du XVIIIe siècle, avec plus de sérieux pourtant et moins d’esprit. À ses personnages il infusait je ne sais quelle recherche de passion amoureuse, un arôme de volupté languissante propre à énerver les caractères et à amollir les contours des physionomies. Guido Reni n’a que trop fidèlement suivi ce modèle dangereux : ce fut sans doute la raison des triomphes extraordinaires qu’il remporta de son vivant : là aussi réside le secret de sa chute. Il faut en estimer davantage Annibal de n’avoir subi que superficiellement l’entraînement général. Peintre avant tout, il devait opposer plus de résistance que d’autres artistes à l’influence littéraire. Mais ce fut, à mon sens, l’étude des marbres antiques qui le sauva. Ayant à représenter les divinités et les héros de la Fable, quels guides plus autorisés pouvait-il choisir que les statues, les sarcophages et les bas-reliefs qui remplissaient le palais de Farnèse et les autres édifices de Rome ? On doit regretter qu’il n’ait eu sous les yeux que les copies quelquefois médiocres et souvent restaurées maladroitement des grandes productions de la Grèce, ou même de simples restes de l’art gréco-romain. S’il avait eu la bonne fortune de pouvoir contempler et dessiner les marbres du Parthénon, il est probable qu’il aurait laissé derrière lui des œuvres d’une tout autre portée.

Ce sont, dans la frise, les quatre tableaux à cadres dorés qui commandent l’attention. Censés accrochés à la muraille, ils demeurent étrangers à la construction de la Galerie : c’est donc à juste titre que Carrache les a traités comme des toiles indépendantes, sans recourir, toutefois, à des oppositions trop marquées. Il faut une observation minutieuse pour y relever la présence d’ombres plus accentuées, un usage plus fréquent du clair-obscur. De ces quatre tableaux, trois sont consacrés aux amours de Galatée, la fille de l’Océan paisible aux reflets verdâtres. Le premier montre Polyphème assis sur un rocher au pied duquel le flot vient mourir, dans l’attitude que lui prête Théocrite, dans la onzième de ses idylles. Il joue de la flûte de Pan pour amollir le cœur de la néréide qui, assise avec deux nymphes dans une coquille traînée par un dauphin, semble prêter une oreille attentive à l’étrange mélodie. Tout l’intérêt se concentre sur le cyclope. Sous l’empire de la passion qui le dévore, il s’efforce d’adoucir son aspect farouche. Ce n’est plus le monstre impitoyable, ennemi des mortels, que chante Homère dans l’Odyssée. La pose a quelque chose d’abandonné. Visiblement, il fait des prodiges pour se rendre aimable ; mais c’est en vain que le fils de Neptune cherche à dépouiller sa nature sauvage. S’il n’est pas ridicule, c’est que le sang d’un dieu coule dans ses veines. Il ne réussit qu’à surprendre Galatée au moment où elle prodigue au berger Acis les marques non équivoques d’un amour partagé. La tendresse de Polyphème se change aussitôt en fureur. Le second tableau le présente au moment où il va lancer, contre les amans qui s’enfuient, un énorme quartier de roche. Le géant n’a pas encore eu le malheur de rencontrer l’artificieux Ulysse : son œil unique est largement ouvert, le pauvre Acis va en faire incessamment l’expérience à ses dépens.

Ces deux compositions qui se font vis-à-vis, aux deux extrémités de la galerie, sont traitées avec une simplicité n’excluant ni la noblesse, ni la force ; elles sont dignes de l’antiquité. La première, qui a fait l’objet de longues et patientes études, renferme des beautés de premier ordre.

Le troisième tableau laisse voir Galatée parcourant les mers. La plus belle des néréides, entièrement nue, est assise sur un dauphin dont le corps disparaît en partie sous les eaux ; elle s’abandonne aux bras d’un triton qui la tient étroitement enlacée. Un second triton, en avant, sonne de la conque, tandis que deux nymphes apparaissent en arrière, portées par un monstre marin. Dans l’air, quatre amours, dont l’un décoche une flèche à Galatée, complètent la scène. Cette composition, heureusement ordonnée et judicieusement conduite, a le tort de rappeler, dans la disposition de ses élémens constitutifs, le chef-d’œuvre que Raphaël a exécuté pour Agostino Chigi. Il n’y a pas lieu de revenir sur un parallèle entre deux ouvrages qui n’ont de commun que le sujet et une ordonnance purement extérieure.

Le quatrième et dernier grand tableau représente l’Aurore enlevant Céphale. Tous deux sont emportés à travers l’espace dans un char d’or traîné par deux chevaux blancs. Céphale résiste, mais il résiste mollement et surtout silencieusement, car le bruit de la lutte n’a pas le pouvoir de réveiller le vieux Tithon, le mari.

Cette composition fait pendant à la Galatée parcourant les mers, mais elle soutient mal la comparaison. La plupart des peintures comprises dans les compartimens placés au-dessus des fenêtres, le cèdent d’ailleurs à celles qui leur font vis-à-vis. Il n’est pas difficile de découvrir la raison de cette infériorité. Carrache n’imaginait pas que les hommes arriveraient avec le temps à transformer la lumière en instrument docile, et que la galerie qu’il décorait pourrait, certains soirs, être éclairée, sans métaphore, a giorno. En véritable artiste, il devait se préoccuper de mettre en évidence, c’est-à-dire dans le jour le plus favorable, ses créations favorites. Il relégua, par conséquent, les autres dans la partie de la voûte où les yeux se reposent avec le moins de complaisance. Le reste de la frise est occupé par des tableaux coloriés, au nombre de quatre, et par huit médaillons monochromes que séparent des pilastres ornés de statues de marbre en chiaroscuro. Des cadres rectangulaires enferment les médaillons ; quant à l’espace vide, il est rempli dans le haut par des amours couchés, modelés avec désinvolture, l’attitude de l’un d’eux rappelle un des traits les plus chers à Téniers.

Les tableaux présentent des scènes mythologiques traitées avec une liberté vraiment païenne. C’est d’abord un groupe intime composé d’Hercule et d’Omphale. Celle-ci est appuyée sur la massue. Le héros, lui, joue du tambour de basque. Placé en arrière, l’Amour « le regarde et sourit de la métamorphose[5]. » Puis apparaît Anchise qui, après avoir enlevé un cothurne à Vénus, est en train de détacher l’autre, prélude d’un dénouement sur la nature duquel il est difficile de se faire illusion quand on a lu l’inscription placée sur un escabeau voisin, le fameux Genus undè latinum. On aperçoit ensuite Jupiter attirant Junon dans ses bras. Le père des dieux est représenté avec le type traditionnel que les statues antiques ont consacré. Viennent enfin Diane et Endymion. Comme Armide auprès de Renaud, la déesse des bois, jusqu’alors insensible aux traits de l’Amour, s’est enflammée tout à coup pour un bel adolescent : « elle admire ses grâces et demeure penchée sur son front,… d’un souffle amoureux elle rafraîchit l’air qu’il respire[6]. »

Voici les sujets des médaillons : Orphée, qui après avoir obtenu la délivrance de sa chère Eurydice, la condamne pour son imprudence à retourner dans le royaume des Ombres ; Jupiter qui, cette fois, trahit la foi conjugale et prend la forme d’un taureau pour enlever Europe ; le dieu Pan capturé par Cupidon ; Salmace obtenant des dieux de voir son corps uni pour toujours à celui du bel Hermaphrodite qui dédaignait son amour, — le peintre a saisi le moment où les deux corps s’entrelacent pour se fondre l’un dans l’autre ; — Pan qui, poursuivant la nymphe Syrinx, au moment où il croit la saisir, ne serre dans ses bras que des roseaux palustres : cum prensam sibi jam Syringa putaret — corpore pro Nymphæ calamos tenuisse palustres ; Léandre, qui passait chaque soir l’ilellespont pour rejoindre Héro, sa maîtresse, et trouva une nuit la mort au milieu des flots ; Apollon qui écorche Marsyas, le divin inventeur de la flûte, coupable d’avoir défié Phébus et sa lyre ; Borée, enfin, qui enlève Orythie.

Les grands médaillons qui jouent dans la composition décorative le rôle de bas-reliefs de bronze verdâtre, sont peints avec une maestria sans égale. Mais que dire des ignudi qui, avec les putti, encadrent ces médaillons ? Ces adolescens assis au pied des pilastres simulés, ont de tout temps excité l’admiration. Moins caractéristiques, mais aussi moins tourmentés et plus humains que ceux de la Sixtine, ils remplissent admirablement leur emploi, qui est de reposer le regard. On reconnaît l’influence que les marbres antiques exercèrent sur le génie d’Annibal, dans le mâle dessin des corps, dans l’élégance et la fermeté des lignes ; mais l’expression idéale des têtes révèle que le peintre n’était pas insensible au genre de beauté complaisamment décrit dans les poésies pastorales du temps ; quelques-uns de ces jeunes hommes pourraient soutenir avantageusement la comparaison avec les bergers du Pastor Fido.

Les enfans, groupés par deux aux quatre angles de la voûte, représentent l’Amour profane et l’Amour céleste. Le plafond proprement dit comprend un certain nombre de tableaux encadrés, de formes et de dimensions variées. La fameuse Bacchanale est au centre. Elle figure la marche triomphale de Bacchus et d’Ariane. C’est une dramatique histoire que celle de la fille de Minos et de Pasiphaé. Elle s’était éprise de Thésée, et ce fut elle qui lui procura le fil conducteur à l’aide duquel il put sortir du labyrinthe. Reconnaissance ou amour, Thésée l’enleva, mais peu après, il s’éprenait de Phèdre, propre sœur d’Ariane, et abandonnait sans pitié sa bienfaitrice dans l’île de Naxos. Lasse de pleurer, la malheureuse avait fini par s’endormir, lorsque Bacchus la vit et conçut pour elle une passion violente. Il suffit aux dieux de se montrer pour faire oublier les héros, surtout les héros ingrats. Quoique la beauté de Bacchus affectât une langueur tout asiatique, ses yeux laissaient échapper une flamme dévorante et subtile qui effaça en un moment toutes les autres images dans le cœur de la fille de Minos. Elle oublia Thésée, Phèdre et leurs coupables amours ; elle ne vit plus que Bacchus et l’épousa.

En peignant la marche triomphale des deux amans, Annibal est resté fidèle à la tradition antique. Il avait d’abord introduit dans le cortège un éléphant sur lequel Bacchus était monté : Ariane suivait son consolateur dans un char traîné par des tigres[7]. Le peintre abandonna cette première idée. Plusieurs études, conservées à l’Albertine de Vienne et au Louvre, marquent les étapes par lesquelles il passa avant de formuler la décision contenue dans le magnifique dessin à la sanguine qui a servi à la confection du carton final.

Bacchus figure au premier plan, assis sur un char d’or traîné par deux tigres. Il est nu, avec une peau de panthère nouée autour du cou, et le thyrse à la main. Son attitude décèle une irrémédiable mollesse, son visage une grâce efféminée et le plaisir de vivre. Ariane est près de lui, sur un second char auquel deux chèvres sont attelées. En avant, et peut-être un peu trop séparé du premier groupe, le cortège habituel du dieu. Le vieux Silène, ventru et aviné, est juché sur son âne, soutenu à grand’peine par des satyres ; il échange un regard libertin avec une femme couchée au premier plan ; son visage est, paraît-il, le portrait d’Augustin Carrache. Autour du Silène se meut une troupe de satyres et de bacchantes en proie au délire dionysiaque. On distingue un Pan avec une outre sur les épaules, une femme jouant éperdument des cymbales, un satyre dont la main agite une baguette, un autre satyre qui souffle dans une conque de toute la force de ses joues gonflées. Tous ces personnages offrent une variété d’attitudes, une originalité d’expressions incomparables ; ils marchent, ils se démènent avec une intensité de vie qui a été rarement surpassée. Des amours accompagnent, envolant, le cortège du dieu et achèvent d’animer la scène. — Annibal a travaillé longtemps et amoureusement à perfectionner ce grand tableau, destiné à concentrer l’attention du spectateur. La composition respire, à un haut degré, le souffle de l’antiquité. On sent que le peintre s’est attaché à suivre avec passion les leçons qui se dégageaient des bas-reliefs et des sarcophages qu’il avait sous ses yeux.

Il faut déplorer qu’Annibal ait cédé à la tentation de placer au premier plan deux figures purement décoratives qui, étrangères au sujet, ne contribuent qu’à en troubler l’harmonie. Il y a là une faute de goût imputable au temps où vivait le maître plutôt qu’au maître lui-même. Sans cette fausse note, la composition serait à peu près parfaite.

À droite et à gauche de la Bacchanale, sont deux tableaux représentant Pan qui offre à Diane la laine de ses troupeaux et Pâris qui reçoit des mains de Mercure la pomme du jardin des Hespérides. Dans le premier de ces tableaux, le dieu des campagnes rend à une divinité supérieure l’hommage dû à son rang ; Diane apparaît dans les airs tenant l’arc d’une main, agréant de l’autre le présent qui lui est fait. Dans le second, le berger Paris est assis sur une pierre, lorsque Mercure se montre à lui, tombant en quelque sorte du ciel par une chute perpendiculaire ; la main du dieu tendue en avant tient le fruit qui doit engendrer tant de discordes. Ces deux peintures remplissent à merveille leur rôle décoratif, en jetant des deux côtés de la Bacchanale une note apaisée ; mais elles présentent un mérite intrinsèque fort inégal. Le Pan ne retient l’attention par aucune qualité spéciale. Il en est tout autrement du Pâris et Mercure. Sans parler de la figure du berger dont les traits rendent bien la beauté idéale départie au séduisant ravisseur d’Hélène, le paysage baigne dans une atmosphère d’une admirable transparence. La lumière, filtrant à travers des nuages vaporeux qui voilent à demi l’azur, se répand sur la campagne en la parant de colorations d’une douceur infinie où le violet domine. Dans ce jour déclinant, les lointains se détachent avec une grande netteté, comme il arrive dans le voisinage des montagnes italiennes, où l’air est, à certaines heures, merveilleusement limpide.

Aux deux extrémités opposées du plafond, le peintre a voulu donner au spectateur l’illusion d’une voûte supérieure pleine d’ombre où le regard va se perdre ; mais afin d’atténuer un contraste trop brusque, il a placé en avant, et d’une façon assez arbitraire d’ailleurs, un petit tableau qui représente, d’un côté, le Rapt de Ganymède et de l’autre Apollon et Hyacinthe avec des satyres assis sur la corniche.

D’unanimes applaudissemens accueillirent l’inauguration de la Galerie. Les envieux durent dissimuler leur déconvenue. La renommée de Carrache, confinée jusqu’alors dans l’enceinte de Bologne et des villes voisines, franchit ces étroites limites et se répandit au loin. Des pays étrangers on vint étudier ses ouvrages. Il serait facile d’établir, pièces en main, l’influence directe des peintures du palais Farnèse sur l’art français au XVIIe siècle. Resterait à décider si cette action a été salutaire ou nuisible au développement de notre génie national. Ce sont des digressions qui n’ont pas leur place ici. Cependant, la réaction, comme en toutes choses ici-bas, a fini par se faire jour. À un engouement excessif a succédé un dédain qui ne l’est pas moins. S’il fallait adopter le sentiment qui l’emporte à l’heure actuelle, on serait tenté de reléguer l’œuvre entière d’Annibal parmi les vieilleries démodées. Mais les historiens, comme les philosophes, savent le cas qu’il faut faire des jugemens portés par une génération sur ses devancières. Le procès que l’on a intenté de nos jours, à l’école de Bologne est, avant tout, un procès de tendance. Ce n’est pas par l’examen des pièces qu’on procède : on prononce sous l’impulsion d’une idée préconçue. Admettant a priori que les chefs de cette école partent de principes erronés, la critique conclut logiquement que leurs efforts ne peuvent aboutir qu’à un avortement. Elle condamne en bloc les ouvrages de ces maîtres, comme si, dans l’école de Bologne, tous les peintres se ressemblaient, comme si les Carrache formaient une unité indivisible en trois personnes, comme si, enfin, il n’y avait aucune distinction à faire dans l’œuvre d’Annibal.

Ce qu’on peut d’abord affirmer, c’est qu’au point de vue de la conception générale, Annibal s’est montré le digne continuateur des grands artistes de la Renaissance. Sous la voûte de la Galerie, il a déployé les qualités de l’architecte aussi bien que celles du peintre, ou plutôt il a prouvé qu’il possédait les dons multiples nécessaires à un véritable décorateur. D’une salle nue, informe, il a fait un monument dont les parties sont en harmonie entre elles et avec le tout. Il a judicieusement divisé l’espace, accordé aux peintures proprement dites la part qui leur convient, ordonné les saillies et les enfoncemens de façon à produire l’illusion. La voûte semble-t-elle quelque peu pesante et surchargée, les pilastres, les hermès de pierre surgissent pour nous rassurer ; ils sont assez forts pour soutenir l’édifice. Si dans la courbure de cette voûte paraît quelque profusion, elle ne laisse pas d’avoir sa raison d’être. Le premier mérite d’une œuvre décorative est de répondre à la destination du lieu qu’elle est appelée à embellir. Or, Annibal avait reçu l’ordre de préparer une salle de fêtes pour un des plus riches, un des plus puissans personnages de la cour romaine. Là, aux jours de réception, devait se presser une société d’élite, des grands seigneurs superbes dans leurs costumes à l’espagnole, de nobles dames couvertes de joyaux, des dignitaires de l’Église imposans sous la pourpre ou le manteau violet. A de tels hôtes, il fallait un cadre à part. Si on doit s’étonner de quelque chose, c’est qu’Annibal ait résisté à la tentation d’étaler sur les murs des compositions à grands spectacles. Il ne perdit jamais de vue qu’il travaillait à Rome dans le palais de San Gallo. Au-dessus des pompes modernes, il voulut faire planer les dieux dans leur antique simplicité. Il ne se montra prodigue que dans les parties purement décoratives ; les scènes qu’elles encadrent se distinguent par une indéniable sobriété. C’est ainsi qu’il réussit à répondre aux désirs d’Odoardo, sans transiger avec les lois immuables de l’art.

En vue de rendre parfaites ses grandes compositions, Annibal n’épargna aucun effort. Il ne prenait la brosse qu’après avoir arrêté tous les détails. Malvasia rapporte que le maître ne faisait aucun cas de ses dessins ; que la plupart de ses cartons furent détruits aussitôt qu’ils cessèrent d’être utiles. En dépit de ces hécatombes, un grand nombre de précieux matériaux ont survécu. Angeloni raconte dans son Historia Augusta que lui-même était parvenu à réunir dans son atelier plus de six cents dessins relatifs à la Galerie, tous de la main d’Annibal. Voilà l’homme que certains critiques contemporains accusent d’avoir tiré vanité du grand nombre de ses productions ! Au milieu du XVIIe siècle, Carlo Maratta et Bellori montraient encore aux étrangers quelques superbes pièces ; les autres avaient été dispersées. Le banquier Jabach en fit entrer tout un lot dans sa collection. Elles passèrent de son cabinet dans celui de Louis XIV ; c’est ainsi qu’elles font maintenant partie du patrimoine artistique de la France. Le Louvre possède une série hors de pair. Les plus beaux numéros sont exposés dans les salles ouvertes au public ; on garde les autres dans les cartons où j’ai pu les étudier à loisir, grâce à la complaisance de M. Lafenestre et de Chennevières[8]. Quelques épaves enfin ont été recueillies dans les différentes collections de l’Europe : à Vienne, à Florence, à Rome, à Lille.

La multiplicité de ces documens authentiques permet de suivre le maître dans les différentes phases de la laborieuse gestation de ses œuvres. Chez lui pourtant, la première pensée était toujours vive, originale : elle se traduisait en expressions caractéristiques. Quelquefois il préludait par des croquis à la plume vivement exécutés au moment où la silhouette d’un personnage, le contour d’une scène se présentaient à son esprit. La collection Corsini, à Rome, possède une esquisse de ce genre. On y voit représenté, avec une extrême sobriété de détails, Polyphème jouant de la syrinx. Le groupe des nymphes, au pied du rocher, quoique à peine indiqué, a déjà revêtu sa forme définitive ; l’attitude du cyclope, sa physionomie sont arrêtées. La disposition de la scène ne changera plus. Il semble que la composition se soit présentée du premier coup à l’esprit d’Annibal, avec ses élémens essentiels. Le Louvre conserve dans ses cartons un autre croquis à la plume, plus instructif encore[9]. Il concerne le cortège dionysiaque de la Bacchanale. Au milieu de traits jetés à la hâte, apparaît un groupe de personnages qui dansent ou jouent de divers instrumens. La jeune femme vêtue en Sciosciaria et le faune qui s’avance, un bâton à la main, percent déjà. On surprend le peintre en train de chercher sa pensée. Les élémens se présentent en foule à son esprit. Ce qui frappe dans cette pochade c’est le mouvement, l’entrain, la vie, qualités qu’on retrouve à un haut degré dans la fresque.

Venait ensuite le travail de la composition. Il s’agissait d’ordonner la scène, de distribuer les personnages, de déterminer leur attitude, de les placer enfin dans le cadre qui pouvait le mieux les faire valoir. Ce travail donnait lieu à de nombreux essais, à des tâtonnemens qui se révèlent à nos yeux sous forme d’études à la plume, à la pierre noire, au crayon rouge, aux deux crayons, avec ou sans rehauts de couleur. Annibal recourait aux procédés les plus divers pour exprimer ses idées. C’est une étape qu’il ne franchissait que pas à pas, en dépit de sa facilité, avec des arrêts, des incartades, des retours en arrière. Le Polyphème jouant de la flûte de Pan, le Pâris et Mercure sont le fruit de longues méditations. La Bacchanale ne s’est dégagée que lentement des voiles qui l’enveloppaient dans le cerveau de l’artiste. Ces efforts n’étaient pas dépensés en vain. Les compositions qui ont absorbé la plus grande somme de travail comptent parmi les meilleures de la Galerie. Les figures principales furent aussi l’objet de recherches persévérantes. Quelques-unes paraissent avoir été étudiées avec passion. Les témoignages sont à portée de notre regard : ce sont des académies conduites avec une mâle énergie, avec une sûreté de main incomparable. Toutes celles que le Louvre possède ont été exposées, à peu d’exceptions près, et c’est à juste titre, car elles constituent, sans contredit, des modèles du genre[10]. La renommée de Carrache gagnerait à ce que les personnages eussent été exécutés dans la fresque avec un égal brio.

Quand le maître était enfin satisfait de son œuvre, il arrêtait jusqu’aux moindres détails dans un dessin définitif qui servait à la confection du carton. Un de ces dessins est parvenu jusqu’à nous : c’est une sanguine de la galerie des Uffizi[11]. Là, dans un petit espace, se trouvent réunis tous les éléments qui figurent dans la Bacchanale. Rien n’y manque, hormis la couleur. Les personnages sont non seulement dessinés avec le plus grand soin, mais modelés en perfection. Le dessin résume, comme de raison, toutes les études antérieures. Il est mis au carreau, c’est-à-dire qu’il est partagé en carrés égaux par des lignes géométriques, procédé qui permettait de transporter mécaniquement la composition sur le carton en grandeur d’exécution que l’on décalquait ensuite sur le mur. Le carton de la Bacchanale a disparu. Carlo Maratta en possédait un morceau, celui qui renfermait le cortège de Silène.

Annibal, est-il besoin de le dire ? travaillait presque toujours d’après nature. La campagne romaine, les montagnes de la Sabine lui fournissaient à profusion des modèles pour ses personnages. Sur cette terre latine par excellence, les types classiques se perpétuent à travers les siècles. Les ancêtres ont été chantés par les poètes bucoliques ; les descendans continuent à inspirer le génie des artistes. Malvasia raconte (et il n’y a aucune raison de révoquer son assertion en doute) comment Annibal s’y prit pour peindre les esclaves de bronze verdâtre qui paraissent soutenir sur leurs épaules les tableaux consacrés aux amours de Persée et d’Andromède. Il concevait d’abord une attitude répondant à l’objet qu’il se proposait ; il en faisait plusieurs esquisses ; puis il déshabillait son modèle et dessinait chacun des membres. Ce travail terminé et l’ensemble une fois établi, il transportait la figure sur le carton en se bornant au trait. Il plaçait ensuite le modèle dans l’endroit précis choisi pour la peinture. Alors, mais alors seulement, il relevait sur le carton les lumières et les ombres, de façon à surprendre en quelque sorte le secret de la nature. Il agissait aussi consciencieusement pour l’exécution des motifs simulant les stucs ; il modelait des figurines en terre glaise, afin de donner aux personnages le relief de la statuaire et non une apparence conventionnelle.

C’étaient des peines infinies, qui ne parvenaient pas à lasser l’ardeur de l’artiste. On a prétendu qu’Annibal ne s’était pas marié de peur de ne pouvoir se livrer corps et âme à la peinture ; l’histoire de sa vie autoriserait presque à le croire. Tel était son respect pour l’art qu’il n’hésitait jamais à détruire les parties exécutées lorsqu’elles lui paraissaient imparfaites. Le cas échéant, il recommençait plusieurs fois le même travail.

Il n’appartenait qu’au seul Michel-Ange de peindre, sans aucun concours étranger, la voûte de la Sixtine. Annibal ne tenta pas d’accomplir une tâche au-dessus de ses forces. On a déjà noté qu’il recevait quotidiennement au palais Farnèse la nourriture pour lui et deux jeunes gens ; c’étaient ses aides, à coup sûr. Avec l’assentiment du cardinal, il fit venir à Rome son frère Augustin. Le Dominiquin et d’autres artistes bolonais participèrent probablement aux travaux de la Galerie. Malvasia va beaucoup plus loin ; il affirme que Louis Carrache se rendit, à la demande de son cousin, dans la ville des papes et qu’il retoucha toutes les peintures. Retoucher des fresques ! L’assertion est audacieuse. En composant son important ouvrage de la Felsina Pittrice, Malvasia a constamment obéi au désir de relever le mérite des peintres romagnols et surtout de ceux qui ont fait de Bologne leur résidence habituelle. L’amour du clocher, chez lui, obscurcit le jugement. De parti pris, le critique sacrifie Annibal aux deux autres Carrache. Il confesse, à la vérité, dans un autre passage de son livre, que Louis ne passa que douze jours à Rome, du 31 mai au 12 juin 1602. On ne comprend pas que l’écrivain ait laissé échapper cet aveu ou que l’aveu ne l’ait pas conduit à se corriger. Comment, en effet, l’aîné des Carrache s’y serait-il pris pour remanier en douze jours le travail de plusieurs années ? J’ai même de fortes raisons de douter que l’ignudo qui accompagne le médaillon de Syrinx soit de sa main, comme le veut la tradition.

Augustin collabora effectivement à la décoration de la galerie. Les historiens s’accordent à reconnaître qu’il a peint la Galatée parcourant les mers et l’Aurore enlevant Céphale. À examiner avec attention ces tableaux, on reconnaît aussitôt que leur coloris ne se retrouve pas ailleurs. Ce sont des oppositions de tons qui, étant donné le mode adopté par le peintre, constituent des dissonances inattendues. Seul, parmi les nombreux personnages de la galerie, le triton qui enlace Galatée a les cheveux franchement noirs. Cette couleur a été certainement choisie en vue de produire un contraste piquant avec la blonde capellatura de la Néréide. L’Aurore enlevant Céphale soulève des remarques non moins frappantes. Le ciel d’un bleu intense, presque égyptien, tranche crûment avec les chevaux dont les croupes d’une blancheur de neige se détachent en vigueur. Là aussi éclatent des oppositions préméditées auxquelles il semble qu’Annibal dédaignait de recourir. Voilà des raisons de nature à accréditer l’opinion des écrivains du XVIIe siècle. Mais de ce qu’Augustin a peint ces tableaux, s’ensuit-il qu’il les ait conçus et dessinés ? Bellori n’est pas de cet avis. La National Gallery de Londres possède les cartons de la Galatée parcourant les mers et de l’Aurore enlevant Céphale. M. Edward Poynter, l’éminent président de la Royal Academy, a bien voulu les faire photographier à mon intention. Je les ai étudiés attentivement ; j’ai comparé les photographies aux fresques. Cet examen me conduirait à conclure contre Bellori. L’attitude de Galatée aux bras du triton marque une langueur à laquelle les autres femmes de la Galerie ne succombent pas. Elle apparaît moins simple, moins antique, moins sculpturale. Le mouvement des bras, la position des doigts qui retiennent la draperie offrent sur le carton, aussi bien que dans la fresque, un caractère particulier de recherche. L’arrangement de la chevelure, l’expression du visage, le sourire dégagent une grâce apprêtée qui rappelle la beauté et les séductions d’Armide. Sous le peintre, on devine un lettré fort au courant de la littérature à la mode. Quant à l’ordonnance générale, est-il nécessaire de rappeler les analogies qu’elle présente avec la fresque que Raphaël a consacrée au même sujet dans une des salles de la Farnesina ? Ces analogies témoignent d’une certaine sécheresse d’invention dont il serait inique d’accuser Annibal, mais qui peut plus justement être imputée à son frère. L’Aurore enlevant Céphale, infiniment plus médiocre, prête à moins d’observations que la Galatée ; toutefois, comme les deux tableaux se font pendant, que les historiens ne les séparent pas, que les deux cartons sont dessinés d’une manière analogue et qu’ils ont subi les mêmes vicissitudes, il y a des raisons de croire que les deux compositions ont le même père et qu’il n’est autre qu’Augustin.

C’est peu après avoir achevé cet ouvrage, que l’aîné des deux frères trouva le moyen de se brouiller avec le second. Malvasia accuse naturellement Annibal d’avoir provoqué la rupture, par jalousie, parce que les amis de Farnèse avaient laissé échapper ce jugement : le graveur a vaincu le peintre. Allégation arbitraire, qui ne repose sur aucun fondement sérieux ! On se souvient que, dès leur adolescence, les deux frères ne s’entendaient qu’à demi, malgré leur mutuelle affection. Annibal, écrivant de Parme au chef de la famille, lui parlait du penchant qui entraînait son aîné à épiloguer sur toutes choses. Élégant, beau parleur, Augustin se plaisait dans la société des courtisans. Annibal, au contraire, était simple dans ses goûts et ombrageux à l’égard des grands. Son art lui procurait des jouissances intimes qui lui suffisaient. Il explique les raisons de la brouille dans une lettre à son cousin. C’est, dit-il, « l’insupportable faconde d’Augustin qui, n’étant jamais satisfait de ce que je faisais, trouvant toujours un cheveu dans l’œuf, me cassait la tête, s’attaquait à tout, et, conduisant sans cesse sur le pont (l’échafaudage) nouvellistes et courtisans, me dérangeait et en arrivait à ne pas travailler et à empêcher les autres de travailler. » Cette explication porte tous les caractères de la franchise : elle mérite d’être acceptée. C’est, à n’en pas douter, parce que tous les torts étaient de son côté, qu’Augustin se résigna si docilement à s’éloigner et que le cardinal le laissa partir, tout en lui remettant des lettres de recommandation pour le duc de Parme.

Il est moins facile d’établir la part prise par d’autres artistes aux travaux de la galerie. Le Dominiquin aurait peint sur les dessins d’Annibal, à ce qu’assure Bellori, le tableau représentant la Jeune Fille et la Licorne. Les petits tableaux, au-dessus des niches, seraient également dus au pinceau de Zampieri ; soit ! Rien ne s’oppose non plus à ce que l’Albane et d’autres élèves de Carrache aient exécuté les ornemens purement décoratifs. Quant aux stucs des parois latérales, ils décèlent une main si maladroite qu’on doit, ce semble, en laisser la responsabilité aux simples manœuvres.

Restent les deux tableaux consacrés aux amours de Persée et d’Andromède. La tradition est formelle à leur égard ; ils auraient été conçus, dessines et peints par Annibal. La concordance des témoignages ne me paraît pas concluante. Plus je les examine et moins je constate d’affinités entre ces compositions et celles qui les environnent. J’ai déjà relevé une sorte de filiation illégitime, quoique indéniable, entre elles et l’œuvre de Cellini, exposée sous la Loggia de Lanzi. La figure d’Andromède, par exemple, dans le premier tableau, présente un dessin essentiellement arbitraire, un coloris blafard qui surprend. Les parens et les amis, sur le rivage voisin, expriment leur douleur d’une façon théâtrale, baroque. La scène qui se déroule dans le second tableau n’est pas dénuée de mérite, j’en conviens, mais combien peu elle se rattache aux autres fresques ! Dans cette salle qui ne laisse voir aucun coin du ciel, la table renversée, l’agitation des personnages engendrent des sensations qu’on ne ressent qu’en cet endroit. Je n’ose pas tirer de ces observations la conclusion que la paternité d’Annibal doive être révoquée en doute ; je me borne à livrer les réflexions qui précèdent aux enquêtes futures de la critique. Il y a là un problème d’autant plus difficile à résoudra qu’aucun dessin de ces tableaux ne semble avoir été conservé.

Le coloris constitue peut-être le plus puissant attrait de ces fresques. Les trois fenêtres orientées au midi répandent dans la vaste nef, pour peu que le ciel soit serein, une lumière d’une qualité spéciale, d’une extrême légèreté qui dut frapper Annibal dans les heures où il méditait sur l’entreprise confiée à ses soins. L’air transparent et limpide qui se jouait dans la voûte lui commandait l’emploi de couleurs chaudes mais discrètes, l’exclusion des tons trop éclatans. Carrache reconnut ces exigences du milieu, et il s’y soumit, comme se soumet un maître. Ce que remarque encore aujourd’hui un visiteur attentif, c’est qu’aucune note discordante ne vient troubler l’harmonie des couleurs, malgré la variété presque infinie des nuances. Ce ne sont pas seulement les teintes diverses qui s’accordent les unes avec les autres, mais la tonalité générale de la fresque qui demeure en rapport intime avec l’atmosphère ambiante. Annibal a banni de parti pris les couleurs qui ne se rencontrent qu’accidentellement dans la campagne latine, où l’automne même n’inflige à la nature aucune révolution violente. La palette du peintre semble envahie par les multiples dérivés du jaune et du vert, qui forment en réalité le fond des colorations naturelles à l’air libre. Si les modifications du blanc apparaissent de tous côtés, c’est que l’architecture et la statuaire ont fourni à la décoration ses élémens constitutifs. Le bleu est, sauf exception, réservé aux ciels, mais ces ciels, généralement clairs, sont partout semés de nuages blancs et légers qui répandent sur le paysage un jour lumineux, quoique indirect. Les ombres sont à peine indiquées par des affirmations peu sensibles, sauf dans les tableaux encadrés de la frise ; mais là même le peintre s’est interdit de recourir aux effets voulus de clair-obscur, qui abondent dans ses toiles à l’huile. Les femmes sont presque toutes blondes, selon la tradition antique ; bien que la chevelure des hommes affecte en général des tons plus foncés, elle n’en tire pas moins sur le blond. Ainsi Annibal, renonçant de gaieté de cœur à la tentation d’éblouir les yeux et de flatter les sens par l’étalage des couleurs éclatantes si chères aux Vénitiens qu’il avait étudiés chez eux, n’a même pas recherché l’applaudissement de la foule par le moyen des contrastes à la mode. Jusqu’au bout, il prétendit rester fidèle au mode qu’il avait adopté.

Telle est la galerie Farnèse. Bellori attribue aux peintures un sens allégorique qui échappe au vulgaire. Il est pour certains critiques d’inexplicables grâces d’état : il ne leur en coûte rien pour prêter à un ouvrage d’art une portée que nul ne soupçonnait et à l’artiste des intentions qu’il n’a jamais eues. Dans les enfans ailés qui se détachent sur le ciel bleu aux angles de la voûte, Bellori discerne la source vive d’où dérivent les autres compositions. C’est l’Amour céleste qui lutte contre l’Amour terrestre, allégorie que le peintre aurait empruntée à Platon pour en tirer, comme d’un thème inépuisable, d’instructives variations de philosophie et de morale. Là où le commun des visiteurs n’aperçoit que des formes plastiques, l’ingénieux archéologue démêle un plaidoyer en faveur de la vertu. Sa perspicacité découvre partout des apologues, aussi bien dans les amours de Jupiter que dans les aventures de Galatée et de l’Aurore. La fureur du cyclope sert à relever les fâcheux effets de la jalousie ; la Bacchanale ne procède que du désir de mettre les ivrognes en garde contre leur détestable passion. Ainsi les scènes les plus libres, les compositions les plus profanes constitueraient simplement de hardis stratagèmes imaginés par le peintre, dans la louable intention de corriger les mœurs de ses contemporains. Bellori avoue, il est vrai, qu’Annibal ne s’est pas montré aussi logique dans la Galerie que dans le Cabinet, et il ajoute avec regret que Carrache s’est attaché au lieu plus encore qu’à son sujet. Réjouissons-nous de ce qui chagrinait le docte critique. Si Annibal eût été contraint une seconde fois de suivre pas à pas la voie tracée par les beaux esprits de son temps, il aurait encore plus misérablement échoué que la première. Mais il fit valoir, selon toute apparence, les exigences décoratives pour échapper à un contrôle indiscret. La grandeur de l’entreprise assura l’indépendance de l’artiste. En présence d’un ouvrage aussi vaste et partant aussi compliqué, les donneurs de conseils durent hésiter et perdre leur belle assurance. Annibal satisfit peut-être leur vanité en recourant dans certains cas à leur érudition. Il pouvait les consulter sans péril sur le choix des sujets et la convenance de certains détails. Il se réserva d’ordonner les scènes à sa guise et de les distribuer selon sa fantaisie, quitte à laisser un Bellori tirer de son œuvre la leçon qu’elle ne comportait pas. C’est cette liberté qui permit à Carrache de s’élever dans la Galerie, selon l’expression de Nicolas Poussin, au-dessus de lui-même. Délivré de l’ingérence importune des lettrés, affranchi par la nature même de son travail du joug tyrannique de la convention, il put mettre librement en œuvre les dons précieux que Dieu lui avait départis et les ressources qu’il devait à des études persévérantes. Ne nous étonnons donc pas qu’il ait si complètement aussi.

La décoration de la Galerie fut très probablement achevée dans le courant de l’année 1600 ; c’est du moins ce qui semble ressortir de la présence de cette date inscrite en larges caractères romains — MDC — au-dessus de la corniche, à l’une des extrémités de la salle, exactement sous le tableau de Polyphème jouant de la syrinx. C’est d’ailleurs au printemps de cette même année que Ranuccio Ier vint à Rome pour y épouser Margherita Aldobrandini, petite-nièce du pape régnant. Il fit à cette occasion quelque séjour au palais Farnèse. Les négociations de ce mariage avaient été très habilement conduites par le cardinal Odoardo. On conçoit que ce dernier ait fait ce qui dépendait de lui pour que son frère aîné trouvât dans la vieille demeure de sa famille une résidence digne de lui, et c’eût été une délicate attention de lui réserver la satisfaction de faire pour la première fois aux Romains les honneurs du salon des fresques.

Si l’hypothèse que ces argumens semblent accréditer est exacte, quatre années et non dix, comme certains auteurs l’ont avancé sans preuves, auraient suffi à Carrache pour mener à bien la tâche confiée à ses soins. On est tenté de reconnaître que cet espace de temps était très suffisant, quand on se rappelle que Michel-Ange avait peint en quatre ans les voûtes de la Sixtine.

Bien des gens s’émerveillent qu’un prince de l’Église n’ait pas craint de faire exécuter chez lui, à la fin du XVIe siècle, des peintures aussi peu en harmonie avec la charge dont il était revêtu. Leur étonnement augmente lorsqu’ils apprennent que la cour pontificale présentait sous Clément VIII un spectacle de dignité auquel l’illustre historien protestant, Léopold Ranke, s’est plu à rendre hommage. Mais ce qui achève de les confondre c’est que Giovanni Dolphin, l’ambassadeur vénitien, ait pu appeler le cardinal Odoardo « un ange du paradis » dans un document officiel destiné à l’instruction de la Seigneurie. Le caractère de l’homme paraît au premier abord en désaccord manifeste avec celui des fresques. Cependant tout s’explique dans l’histoire pour ceux qui se donnent la peine d’approfondir. L’évolution de l’art, on l’a souvent remarqué, ne précède presque jamais, n’accompagne même pas exactement, elle suit d’ordinaire l’évolution des mœurs et des idées. Nous en avons un exemple sans sortir de notre sujet. Guglielmo della Porta, le sculpteur, avait été chargé après la mort de Paul III d’élever un tombeau à la mémoire de ce grand pape. Le monument fut terminé en 1576 ; il a trouvé place dans la basilique vaticane, à gauche de la chaire de Saint-Pierre. Primitivement, le socle supportait quatre statues allégoriques ; l’une d’elles, la plus achevée sans contredit, celle de la Justice, avait un baudrier pour tout vêtement. Personne ne fut d’abord choqué de trouver une figure aussi profane à quelques pas du tombeau des apôtres : vingt ans plus tard, sa nudité fit scandale. Afin de couper court à des commentaires injurieux, le cardinal Odoardo commanda au fils de Guglielmo, Teodoro della Porta, d’habiller la statue : on lui infligea une chemise de plomb qui n’a pas cessé depuis lors de voiler une partie de ses formes. Or, cette adjonction eut lieu en 1595, l’année même où Farnèse appelait Annibal à Rome. Non seulement le code de la bienséance est changeant et mobile de sa nature, mais ses articles comportent des nuances insaisissables pour qui ne la pas observé de près.

Cependant, comme l’esprit public se montrait de plus en plus sévère à l’égard des nudités, celles de Carrache engendrèrent sans doute, à un moment donné, des scrupules dans l’esprit d’Odoardo. Aux observations des censeurs, le cardinal pouvait répondre, il est vrai, par l’ingénieuse interprétation de Bellori et dégager une leçon de morale des scènes les plus risquées de sa Galerie. Les autorités ecclésiastiques ne recouraient-elles pas parfois à des subterfuges de ce genre pour tolérer la lecture des livres équivoques restés en faveur dans la société italienne ? Il se peut que Farnèse en ait d’abord usé de la sorte, mais l’heure arriva où il jugea qu’il lui convenait de consentir quelque léger sacrifice aux bienséances. La tradition romaine admet que les tableaux de la Galerie ont été amendés à une époque fort ancienne ; c’est en effet ce qui advint. Comparez la fresque de la Galatée parcourant les mers avec le carton de la National Gallery ; vous noterez qu’une légère draperie blanche se dessine dans la fresque sous la main du triton, tandis que le carton en est affranchi.

La draperie a donc été peinte après coup, mais quand ? Avant 1653 sans contredit, car cette année vit paraître les gravures que Carlo Cesi venait d’exécuter d’après les peintures de la Galerie, et l’estampe consacrée à la Galatée est de tout point conforme à la fresque, telle qu’elle se présente à nos yeux. Le cardinal Odoardo mourut, à la vérité, en 1626 ; on pourrait donc admettre, sans invraisemblance, que la grave décision de voiler la nudité provocante de la néréide fut prise après sa mort. L’hypothèse ne repose pourtant pas sur un fondement bien solide. Odoardo est en effet le dernier Farnèse qui ait fait sa résidence habituelle du palais de Campo de’Fiori. Les ducs de Parme, propriétaires de l’édifice, séjournaient naturellement dans leurs États. Qui aurait osé prendre, dans ces conditions, la responsabilité de porter une main téméraire sur des peintures que les Romains n’avaient plus qu’exceptionnellement l’occasion de voir ?

Ici se place une anecdote qui, si elle était accueillie sans réserve, jetterait un jour défavorable sur le caractère du cardinal Odoardo. Elle apparaît pour la première fois dans le livre de Baglioni. Annibal ayant accompli sa tâche à la satisfaction générale, s’attendait à recevoir une récompense proportionnée tant à son mérite qu’à l’opulence de son patron. Il comptait sans un certain don Juan qui jouissait de la faveur de Farnèse. Ce courtisan, pour montrer qu’il prenait les intérêts de son maître, aurait fait remettre à Carrache cinq cents écus dans une soucoupe. Bellori se borne à ajouter quelques traits supplémentaires à ce récit. Odoardo se disposait, paraît-il, à récompenser dignement son peintre ordinaire quand le gentilhomme espagnol, de son vrai nom Don Juan de Castro, intervint avec un à-propos dont la mémoire du cardinal ne doit lui savoir aucun gré. Supputant ce qu’Annibal avait reçu sous toutes les formes depuis son arrivée à Rome, il engagea Farnèse à lui allouer une gratification extraordinaire de cinq cents écus, ce qui fut fait. Carrache était le désintéressement en personne ; il n’en fut pas moins frappé au point le plus sensible de son être ; mais il avait l’âme trop haute pour protester. Il se tut et dévora silencieusement le mortel affront. Telle est la relation que l’histoire a enregistrée sans en vérifier l’exactitude. À la distance qui nous sépare des événemens, et en l’absence de documens authentiques, il est bien difficile de se prononcer. Il semble avéré, comme on l’a vu, qu’aucun contrat n’était intervenu entre le grand seigneur et l’artiste : celui-ci était entré purement et simplement au service du cardinal, et recevait un traitement mensuel : c’était se mettre à la discrétion de son puissant patron. Voici d’autre part un extrait du Journal du voyage du cavalier Bernin en France rédigé par M. de Chantelou : « Je lui ai dit, écrit Chantelou, en parlant de Bernini que l’injustice et l’ignorance prévalaient souvent à Rome : que l’on en avait eu une preuve au traitement que reçut Annibal Carrache, pour récompense de son ouvrage du palais Farnèse, qui est sans doute le plus beau qui soit à Rome après ceux de Raphaël et qui, dans le temps qu’elle fut peinte, ne pouvait valoir moins de 20 000 écus, et dont il n’eut néanmoins pour tout payement que cinq cents écus d’or, sans parler de l’injure qui lui fut faite, préférant à lui qui a été incomparable, les barbouilleurs, quand il fut question de peindre la salle à qui Clément VIII a donné son nom. L’abbé Bulti a dit qu’il pensa devenir fou du traitement qu’il avait reçu au sujet de cette galerie, que le cardinal Farnèse lui ayant une fois mandé qu’il allait chez lui le voir, il répondit à cette ambassade qu’il viendrait quand il voudrait, que la porte de devant serait ouverte, mais qu’il sortirait par la porte de derrière, et en même temps qu’il le verrait arriver. » Ce passage indique suffisamment que la ladrerie du cardinal Odoardo était restée légendaire. D’autres traits de la vie de ce dignitaire de l’Église semblent d’ailleurs attester qu’il n’avait pas hérité la libéralité proverbial de son grand-oncle. On admettait à Rome, au XVIe siècle, qu’Annibal était tombé dans une humeur noire qui aurait abrégé ses jours. Malvasia rapporte qu’après l’achèvement de la Galerie, le cardinal Farnèse voulut lui faire peindre, dans la salle des gardes de son palais, les faits et gestes de son père, le duc Alexandre. Annibal aurait également reçu de son patron l’offre séduisante de refaire les fresques de l’église du Gésù. Fatigué, dégoûté, le peintre aurait opposé à ces propositions un double refus.

Une curieuse correspondance échangée entre le duc de Modène et son agent à Rome, répand quelque lumière sur les dernières années d’Annibal. Elle a pour nous l’avantage inappréciable d’établir avec évidence quelle était exactement la situation faite au grand artiste dans la ville des papes. Les lettres dont il s’agit sont encore inédites. On les conserve dans les archives de l’État à Modène. Elles commencent en janvier 1604 et se poursuivent jusqu’au mois de mai 1607. Carrache y est uniformément qualifié de « peintre du cardinal Farnèse. » Le cardinal, en parlant de lui, dit : mio pittore ; il lui donne des ordres. Donc, à n’en pas douter, Annibal est demeuré, la Galerie terminée, au service de son protecteur ; il peint ce que celui-ci lui ordonne de peindre. Farnèse fait des cadeaux avec les toiles de Carrache ; il offre au cardinal d’Esté, en mai 1604, une Assomption de la Vierge exécutée par son peintre. À cette même époque, Virginio Roberti, agent du duc de Modène, annonce à ses maîtres que le cardinal Farnèse a fait restaurer, par il suo pittore, un portrait fort gâté du duc Alphonse de Ferrare, ouvrage de Titien. Le souverain de Modène écrit, le 19 février 1605, au cardinal Odoardo une lettre où je relève ces lignes : « J’estime beaucoup les ouvrages d’Annibale Carachia, serviteur de Votre Seigneurie Illustrissime. »

Cette lettre avait trait à un tableau que le duc désirait faire exécuter par Carrache et, au lieu d’écrire directement au peintre, c’est au cardinal qu’il s’adresse pour obtenir d’abord son consentement. Farnèse répond le 12 mai : « Quand Annibal Carrache sera remis d’une maladie mortelle qu’il a eue les jours passés, et qui lui interdit encore la peinture, Votre Altesse sera servie… dans ses désirs, et cela arrivera dans un mois, les médecins espérant que dans cet espace de temps Carrache sera tout à fait valide. » Le duc, en chargeant son agent de suivre l’affaire, lui donna les instructions nécessaires. Le tableau devait représenter la Nativité de la Vierge, avoir telle largeur et telle hauteur, la toile étant destinée à prendre place sur un autel qui recevait la lumière à main gauche. La commande fut faite à Annibal, qui l’accepta, et s’engagea formellement à livrer le tableau pour la fête de la Nativité (le 8 septembre suivant). Mais la Nativité se passa sans que la promesse reçut son exécution. Carrache avait éprouvé un violent accès de goutte. Le 12 avril 1606, le cardinal Farnèse écrit au duc de Modène. Il lui exprime son regret que le travail soit resté en souffrance ; lui-même n’a rien demandé à son peintre depuis un an ; à la suite de l’attaque de goutte, ce dernier est tombé dans un tel état de mélancolie que rien n’a pu l’engager à reprendre ses pinceaux. Le tableau n’est pas encore achevé l’année suivante. Fabio Masetti, le nouvel agent de Modène, le déclare dans une lettre datée du 26 mai 1607. Carrache a reçu un dernier avertissement : Si la Nativité n’est pas livrée dans un délai de deux mois, le duc y renoncera définitivement. Masetti se hâte, d’ailleurs, d’ajouter que, depuis sa maladie, Carrache ne fait plus rien qui vaille. Par le fait, le tableau ne fut jamais terminé.

Ainsi Annibal ne rompit pas avec son puissant patron, après qu’il eut mis la dernière main à la décoration de la Galerie ; il demeura au palais Farnèse comme par le passé. Loin de refuser des travaux qui auraient pu ajouter à sa gloire, il exécute toutes les commandes ; ne va-t-il pas jusqu’à restaurer un tableau de Titien ! Cette attitude démontre bien que, s’il éprouva une déception, le déplaisir fut passager, et que, s’il fut offensé dans sa dignité, son ressentiment ne lui conseilla aucune démarche décisive. Ce ne fut pas le traitement indigne du cardinal Farnèse qui le conduisit au tombeau, mais la goutte et l’hypocondrie. Il est consolant de constater que le dernier des grands cardinaux Farnèse n’a pas terni la gloire de sa maison et la sienne propre, par un trait odieux d’avarice. Il y avait alors, entre un prince de l’Église de maison souveraine et un peintre quelque distingué qu’il fût, une distance incommensurable ; néanmoins, on apprend avec plaisir que le grand seigneur n’était pas tout à fait indifférent au sort de l’artiste. On a calomnié Odoardo en le peignant sous les tristes couleurs de la dureté et de l’ingratitude ; ce n’est pas la première fois que la malignité publique, s’emparant d’un simple incident, l’a transformé en un événement considérable. Annibal mourut malheureux ; mais ses misères dérivent de l’humaine fragilité. Il s’éteignit doucement le 16 juillet 1609. Les Romains reconnaissais lui réservèrent une sépulture dans le Panthéon d’Adrien ; il y dort depuis près de trois cents ans, à quelques pas de son inoubliable devancier, Raphaël Santi.

Ferdinand de Navenne.
  1. Le frère de ce Ranuccio, le cardinal Alessandro était vice-chancelier de l’Église. Il habitait, en cette qualité, le magnifique palais de S. Giorgio, plus connu aujourd’hui sous le nom de Cancelleria.
  2. Voyez les Origines du palais Farnèse à Rome, dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1895.
  3. L’original se trouve actuellement au Musée de Naples. La copie du palais Farnèse a poussé au noir : elle est aujourd’hui à peu près indéchiffrable.
  4. Cette salle a 20m,14 de longueur sur une largeur de 6m,20.
  5. Jérusalem délivrée, chant XVI.
  6. Ibid., chant XIV.
  7. Voir un curieux dessin conservé dans les cartons du Louvre, sous le n° 7-184.
  8. Dès l’année 1866, M. Eugène Guillaume, alors directeur de l’École des Beaux-Arts, indiquait, dans une conférence, ceux des dessins du Louvre qui méritaient d’être gravés ou photographiés pour les besoins de l’enseignement. Or, sur les soixante et un dessins qu’il désignait, dix sont d’Annibal Carrache et ils se rapportent presque tous aux peintures du palais Farnèse. — C’est également sur les conseils de M. Guillaume, que la maison Braun a reproduit les principaux dessins d’Annibal exposés au Louvre.
  9. C’est le n°1-185.
  10. Voir notamment les études exposées sous les n° 150,158 et 161.
  11. Ce dessin est exposé sous le no 770.