Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 08/Variétés, article 1

VARIÉTÉS.

Synonymie Mathématique.

Par un Abonné.
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§. I.
Géomètre, Mathématiciens.

L’histoire est une fable convenue, a dit Fontenelle ; et Fontenelle a dit vrai. Quoiqu’il paraisse hors de doute, par exemple, que c’est de l’Inde que les connaissances humaines se sont répandues en Égypte, et qu’il ne soit pas même certain que l’Inde ait été leur premier berceau, il n’en pas moins officiellement admis dans notre Europe que les sciences exactes, en particulier, ont dû leur naissance aux débordemens annuels du Nil, à la suite desquels on était obligé de rétablir les limites des héritages, que la crue des eaux avait fait disparaître ; et comme il fallait pour cela mesurer les terres, il était tout simple que les hommes chargés de ce soin prissent ou reçussent le nom de Géomètres.

Telle fut, suivant l’opinion commune, la faible origine de ces sciences devenues depuis si imposantes par leur étendue, leur profondeur et l’universalité de leurs applications ; elles ne tardèrent pas de recevoir la dénomination de sciences mathématiques, c’est-à-dire, de sciences par excellence, de sciences qui doivent être enseignées ; mais, dès la plus haute antiquité, ceux qui se livrèrent à leur culture n’en furent pas moins indistinctement appelés Géomètres et Mathématiciens. Il parait même que la première de ces qualifications avait la préférence sur l’autre ; aussi voyons-nous que Platon, qui avait écrit à l’entrée de son école : Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre, appelait le créateur et le conservateur de l’univers l’Éternel géomètre ; et nous voyons aussi qu’Apollonius, qui sans doute ne s’était jamais occupé à mesurer des terres, était, de son vivant même, surnommé le Grand Géomètre.

À la renaissance des lettres, en Occident, ceux qui se mirent les premiers à cultiver, bien ou mal, quelques branches des sciences exactes, ne tardèrent pas à acquérir une sorte d’influence et de considération, par cela même qui aurait dû la leur faire refuser, dans un état de civilisation plus perfectionné ; je veux dire par leur application à l’étude de l’astrologie et à la divination. Leur crédit fut d’autant plus grand que ces prétendus géomètres étaient alors en assez petit nombre. Les grands et les princes, souvent plus curieux de ce qui est rare que de ce qui est bon, voulurent donc avoir leurs mathématiciens, comme ils ont eu, à d’autres époques leurs fous, leurs nains, leurs perroquets, leurs singes, etc. ; et dès-lors le mot mathématicien ne fut plus guère que la désignation d’un emploi à la cour.

Aujourd’hui que les sciences exactes se sont, en quelque sorte, popularisées ; aujourd’hui que ceux qui les cultivent sont en assez grand nombre, et ne se mêlent plus, en aucune sorte, de prédire l’avenir, les princes ne se soucient guère de les retenir près d’eux, et de les traîner à leur suite ; en quoi il n’y a peut-être pas un très-grand malheur, ni pour les uns ni pour les autres. Il n’y a donc plus de mathématiciens, du moins dans le sens qu’on attachait à ce mot il y a deux siècles ; mais, il y a toujours des géomètres ; c’est-à-dire, des hommes qui cultivent librement les sciences exactes, pour leur propre gloire et l’utilité publique.

Ainsi, bien que le mot mathématicien réveille dans l’esprit des idées plus grandes et plus nobles que celles que rappelle le mot géomètre ; bien que la géométrie soit aujourd’hui une bien moindre partie des sciences exactes qu’elle ne l’était autrefois ce dernier mot a néanmoins de nouveau prévalu sur l’autre, comme au temps de Platon. Aujourd’hui, ceux qui cultivent les sciences exactes, fussent-ils même tout-à-fait étrangers à la géométrie, ce qui se pourrait en toute rigueur, se traitent généralement entre eux de géomètres ; et celui qui les appelle des mathématiciens semble, en quelque sorte y annoncer par là qu’il ne l’est pas lui-même.

Il est remarquable, au surplus, que, malgré cela, nos mesureurs de terres ont persisté à conserver le titre de géomètres mais il y a si loin de ces géomètres là aux autres que l’identité de qualification ne saurait jamais devenir une source d’équivoque. Chez les uns ce mot est l’indice d’une masse de connaissances acquises et d’une application constante à les étendre encore : chez les autres, au contraire, c’est tout simplement le nom du métier qu’ils exercent ; et ces sortes de géomètres sont, en général, aussi mauvais mathématiciens que la plupart des mathématiciens du XVI.e siècle étaient mauvais géomètres.

Si jamais les sciences exactes cessent d’être aussi universellement cultivées qu’elles le sont aujourd’hui ; si, dans quelques siècles, ceux qui en seront les dépositaires se mêlent encore ; comme fois, de vouloir prédire l’avenir ; ce qui, à la rigueur, ne serait pas impossible ; il pourra prendre de nouveau aux princes la fantaisie d’avoir leurs mathématiciens ; mais on ne saurait être le géomètre de personne,

§. II.
Fort, Habile.

Quel est le plus fort de Lagrange ou de Laplace, me demandait il y a quelques années, un homme de lettres, purement homme de lettres ? ⎼ J’étais fort tenté de lui demander, à mon tour, qui avait été le plus fort de Corneille ou de Racine, de Charron ou de Montaigne, de Larochefoucault ou de Labruyère, de Massillon ou de Bourdaloue, de l’Hôpital ou de Daguesseau, de Cochin ou de Patru, de Buffon ou de Viq-d’Azir, de Montesquieu ou de Rousseau ; il aurait sans doute pris ma riposte pour une mauvaise plaisanterie ; et pourtant je n’aurais eu là aucun tort dont il ne m’eût donné le premier l’exemple.

On est fort dans un art où le succès est bien plutôt dû à un long exercice ou à une certaine aptitude corporelle qu’aux qualités de l’esprit ; on est habile dans une science ou, au contraire, la supériorité tient beaucoup moins à l’habitude qu’elle n’est le fruit de la méditation et d’une disposition spéciale de l’entendement.

On dit très-bien, à la vérité, d’un étudiant qu’il est plus fort qu’aucun de ces condisciples ; et cela, quel que soit d’ailleurs le genre d’étude auquel il se livre ; mais ceci, loin de déroger à la règle, semble bien plutôt la confirmer. On ne s’exprime ainsi, en effet, que parce qu’on suppose que celui dont on parle a le jugement trop peu mûr encore pour être en état de penser de lui même ; et que tout son travail a dû simplement se réduire à se rendre familières les choses qui lui ont été enseignées, telles qu’on les lui a enseignées, et sans aucun mélange de ses propres idées.

À y regarder de plus près, il semble, au reste, que, pour une convenable application des épithètes de fort et d’habile, il soit nécessaire d’avoir quelque égard au plus ou au moins d’importance et d’utilité de la science ou de l’art auxquels on les applique. Ainsi, par exemple, on dit d’un escamoteur qu’il est très-fort et d’un chirurgien qu’il est très-habile, bien que l’escamoteur et le chirurgien ne réussissent, l’un et l’autre, que par l’adresse de la main, jointe à beaucoup de pratique. On dit, à l’inverse, un fort joueur d’échecs et un habile général, bien qu’il faille quelquefois plus de force de tête pour se tirer avec l’honneur d’une partie d’échecs que pour s’assurer le gain d’une bataille. Ce ne peut donc être que parce qu’ils regardent les sciences exactes comme un objet futile, que les gens de lettres disent de ceux qui s’y distinguent, qu’ils y sont forts.

Mais, il paraît qu’à égalité d’importance et d’utilité, la distinction établie en premier lieu reprend tous ses droits.

Il arrive assez communément que les compositeurs, même les plus habiles, ne sont forts sur aucun instrument ; tout comme les plus forts calculateurs ne sont pas d’ordinaires les plus habiles géomètres.


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