Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Correspondance, article 2

CORRESPONDANCE.

Extraits de diverses lettres adressées au Rédacteur des
Annales, relativement au problème de la tractoire.[1]
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Extrait d’une lettre de M. Servois, professeur aux
écoles d’artillerie
.

Fontaine se trompait certainement, quand il prenait pour une tractoire la courbe décrite par un point circulant librement autour d’un centre mobile ; mais ferons-nous le procès à Huygens qui est, je crois, l’inventeur de la tractoire proprement dite, parce qu’il a pris cette courbe pour celle des tangentes égales ? Qu’entend-on par traîner, trahere, d’où traction et tractio ? il me semble que celui qui traîne un fardeau, s’arrêtant, le fardeau doit s’arrêter ; en conséquence, dans le mouvement de traction, proprement dit, la vitesse imprimée ne se continue pas, mais est, à chaque instant, détruite par le frottement. Alors la courbe décrite ne doit-elle pas être la courbe aux tangentes égales ?

La Fère, le 13 juillet 1814.
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Extrait d’une lettre de M. Argand.

À la lecture de l’énoncé du problème de la tractoire, il m’a paru que ce problème pouvait se résoudre par le simple principe que, si tous les points d’un système reçoivent une impulsion commune, il n’y aura rien de changé dans leur mouvement relatif. Si, en effet, on conçoit que tout le système soit emporté d’un mouvement égal et contraire à celui du point ce point demeurera immobile dans l’espace ; donc le mouvement absolu du point ne pourra être qu’un mouvement circulaire uniforme autour de ce point or, en combinant ce mouvement circulaire uniforme avec le mouvement uniforme et rectiligne du point on obtient en effet une cycloïde ordinaire.

Mais, si l’on suppose que le frottement détruise à chaque instant la vitesse qu’acquerrait le mobile s’il n’y avait point de résistances (ce qui est le cas le plus fréquent dans la nature) ; le mouvement du mobile à un instant quelconque sera le même que si était l’instant initial, où l’on suppose que le point commence à se mouvoir, le corps étant immobile. Or, dans l’instant initial, la verge qui joint les points et est tangente à la courbe ; donc dans ce cas la courbe est celle des tangentes égales ; résultat contraire à celui que vous avez obtenu. Il ma paru, Monsieur, que le raisonnement de la page 316, par lequel vous avez cherché à établir que la tractoire ne pouvait pas être la courbe aux tangentes égales (raisonnement qu’au surplus vous n’avez pas présenté comme une démonstration rigoureuse), il m’a paru, dis-je, que ce raisonnement n’était point exact dans l’endroit où vous dites que la suppression des résistances, revenant à l’introduction d’une force dirigée dans le sens du mouvement, n’aurait d’autre effet que de faire varier la tension ou compression de la verge ; car ceci semble supposer tacitement que le sens du mouvement est celui de la verge, ce qui, en général, n’est pas et ne peut être en particulier qu’autant que la tractoire est la courbe aux tangentes égales.[2]

Paris, le 20 octobre 1814.
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Extrait d’une lettre de M. Français, professeur à
l’école royale de l’artillerie et du génie.

Quant aux objections faites contre nos solutions du problème de la tractoire, je ne pense pas qu’on doive les regarder comme très-sérieuses. Ce ne sont pas, en effet, des objections indirectes qui peuvent détruire les conséquences d’une solution fondée sur des principes exacts. Il faut attaquer directement ou les équations fondamentales ou la manière dont les conséquences en ont été déduites ; et, d’après la discussion de M. Dubuat, il me paraît que nos solutions ne souffrent plus le moindre nuage.

Metz, le 11 d’octobre 1814.
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Extrait d’une lettre de M. Dubuat, professeur à l’école
royale de l’artillerie et du génie.

J’ai conféré avec M. Français sur le problème de la tractoire. Nous voudrions connaître, d’une manière plus précise, les objections de MM. Servois et Argand. Il paraît que ces Messieurs ne nient pas que la tractoire ne soit en général une cycloïde ; mais ils pensent que, dans quelques cas, cette tractoire peut être une courbe à tangentes égales. Si, en généralisant le problème de la tractoire, on suppose que le point entraîné soit animé de forces accélératrices quelconques, nul doute qu’alors la tractoire ne puisse devenir une courbe à tangentes égales, ou même telle courbe que l’on voudra. Vous l’avez prouvé, Monsieur, dans le IVe volume des Annales. (pag. 317 et suiv.). Je me permettrai cependant, à cet égard, une observation sur la solution du problème énoncé. Vous posez, pour cette solution, les quatre équations

(1)
(2)

desquelles vous concluez les forces indéterminées et

Il me semble que les deux premières équations devraient être écrites comme il suit :

car, outre les forces qu’on suppose agir sur le point entraîné, il faut tenir compte de l’équation de condition (3), c’est-à-dire, des forces dues à cette équation ; forces dont vous avez vous-même donné l’expression (pag. 313). La quatrième équation n’est pas, à proprement parler, une équation de condition ; car le point entraîné n’est pas assujetti à se mouvoir sur la courbe à tangentes égales : ainsi il n’y a pas de forces dans cette équation qui n’est donnée qu’à posteriori, et qui doit résulter de la valeur des forces et

Au reste, cette observation ne change rien à la question principale qui est de savoir si la tractoire simple est une cycloïde ou une courbe à tangentes égales.

Cette incertitude ou ce doute sur la légitimité des solutions des problèmes de mécanique pouvait avoir lieu au temps de Clairaut, ou même au temps de Dalembert : il n’y avait point alors de méthode vraiment générale pour résoudre les problèmes ; mais aujourd’hui, et depuis la publication de la Mécanique analitique de Lagrange, la solution d’un problème de mécanique ne doit plus être considérée que comme une application des formules générales du mouvement et de l’équilibre d’un système quelconque. Ces formules contiennent des termes ou des forces qui sont donnés quand on a les équations de condition ou de définition du système. Le reste de la solution n’est plus qu’une affaire de calcul ; c’est ainsi que, dans la géométrie analitique, une courbe étant définie par son équation, la recherche des tangentes normales ou rayons de courbure de la courbe, ne consiste qu’à substituer, dans des formules connues, des valeurs données par l’équation de cette courbe. Il ne devrait donc plus y avoir ni différence d’opinions ni différence de méthodes pour mettre un problème de mécanique en équation : cette mise en équation est une chose facile pour tous les problèmes ; et, en suivant à cet égard la marche tracée par Lagrange, non seulement on est dispensé de la recherche du principe qui peut servir à la solution d’un problème donné ; mais on est encore à l’abri des erreurs auxquelles conduit quelquefois l’application du principe. Voici un exemple singulier de ces erreurs.

S’il est un principe général et adopté par tous les auteurs de mécanique, c’est bien certainement celui-ci : Une force peut être supposée agir en un point quelconque de sa direction. Ce principe est énoncé dès les premières pages de tous les traités élémentaires ; on le trouve également dans la Mécanique céleste, dans la Mécanique analitique ; et, à la page 34 de sa Mécanique, M. Poisson s’exprime ainsi : « Si une force donnée agit au point suivant la direction on peut lui substituer une force égale et de même direction, appliquée au point que je prends au hasard sur la ligne et que je suppose lié au point par la droite inflexible  ». La démonstration ou la preuve vient ensuite, et elle n’admet aucune restriction. Cependant, d’après la définition du moment d’une force, par rapport à un plan, donnée page 49, l’auteur dit, page 67 : « ce moment, dépend du point d’application de la force ». Il semblerait donc que, dans ce cas au moins, c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit des moomens des forces par rapport à un plan, le principe que le point d’application d’une force peut être pris au hasard sur sa direction, n’a plus lieu ; car, en l’admettant, le moment d’une force par rapport à un plan est une expression vague qui peut devenir tout ce qu’on voudra. Mais non, le principe est général, et l’auteur s’en sert pour trouver les conditions de la stabilité de l’équilibre des corps flottans (pag. 411 du 2.me vol.). Il substitue aux pressions verticales de l’eau, qui s’exercent sur tous les points de la surface du corps qui y flotte, des forces motrices, agissant sur tous les élérnens matériels de ce corps, dirigées en sens contraire de la gravité et égales, pour chaque molécule, au poids d’une molécule d’eau du même volume. L’auteur parvient de cette manière aux conditions déjà connues de la stabilité de l’équilibre des corps flottans ; mais supposons ces conditions inconnues et qu’il s’agisse de les trouver, on pourra, en faisant l’usage du principe en question, s’y prendre d’une infinité de manières qui conduiront à autant de résultats différens. Car, 1.o en ne déplaçant pas les points d’application des pressions verticales de l’eau, et en les laissant à la surface du corps, on aura, pour la somme des ces momens de forces, par rapport au plan horizontal du niveau de l’eau, une somme double de l’expression trouvée par M. Poisson ; 2.o en déplaçant les points d’application, ce qu’il y a de plus simple, c’est de les porter tous sur le plan horizontal du niveau de l’eau ; la somme des momens sera alors nulle ; 3.o enfin, en déplaçant encore les points d’application, pour les porter au hasard sur les verticales correspondantes, la somme des momens sera aussi prise au hasard ; et dès lors les conditions de la stabilité seront tout ce qu’on voudra.

Metz, le 11 décembre 1814.
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Extraits de deux lettres adressées au Rédacteur des
Annales, relativement au pendule à point de suspension
mobile
[3].
Extrait d’une lettre de M. Argand.

Les mêmes considérations qui m’ont conduit, Monsieur, à trouver qu’abstraction faite des résistances et de toutes forces étrangères, la tractoire doit être une cycloïde, me semblent pouvoir être également appliquées à la question du pendule dont le point de suspension est entraîné horizontalement d’un mouvement rectiligne et uniforme. Si l’on suppose, en effet, que tout le système soit entraîné d’un mouvement égal et contraire à celui du point ce point se trouvant alors immobile dans l’espace, le pendule deviendra un pendule simple ordinaire, dont il ne sera plus question ensuite que de combiner le mouvement connu, avec un mouvement du système égal et contraire à celui qu’on aura supposé commun à toutes ses parties.

La solution de M. Dubuat ne paraît pas s’accorder complètement avec ce résultat. Il trouve pour un maximum indépendamment de la vitesse du point de suspension ; tandis qu’il est évident, même sans calcul, que la gravité étant donnée, on peut prendre la vitesse assez petite pour que le pendule ne s’écarte de la verticale qu’aussi peu qu’on voudra, et qu’alors le maximum de sera très-près de

J’observe que, dans le pendule simple, on peut imprimer au poids une vitesse telle qu’elle ne lui fasse pas parcourir une demi-circonférence d’un même côté de la verticale, auquel cas le maximum sera compris entre et J’observe, en second lieu, qu’on peut lui faire dépasser la demi-circonférence ; alors, le poids tournant constamment autour du point de suspension, il y aura nécessairement pour une infinité de positions qui répondront au maximum

Entre ces deux degrés de vitesse, il en existe un qui fait parcourir au poids une demi-circonférence précise d’un côté de la verticale ; mais alors il doit employer un temps infiniment grand à parvenir à cette verticale.

D’une autre part, on peut imaginer que le point de suspension et le poids reçoivent tous deux une impulsion absolue telle que l’impulsion relative soit celle qui convient au dernier cas dont je viens de parler. Je conjecturerais que c’est à ce cas que se rapporte la solution de M. Dubuat ; du moins les figures qu’il a données, son résultat d’un maximum constant pour tous les cas, et l’existence d’une asymptote, s’accordent fort bien avec les diverses suppositions qu’on peut faire sur les différentes impulsions absolues ; mais je n’en puis dire davantage dans une matière sur laquelle je n’ai peut-être pas des notions suffisamment approfondies.

Si vous trouvez, Monsieur, que ces observations soient fondées, je pense que l’estimable géomètre qu’elles concernent ne sera pas fâché de les connaître ; et je vous prierai de lui en communiquer la substance, si vous en avez l’occasion.

Paris, le 20 octobre 1814.
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Extrait d’une lettre de M. Dubuat, professeur à
l’école royale de l’artillerie et du génie.

Je vous suis très-obligé, Monsieur, de la communication que vous avez bien voulu me faire des observations de M. Argand sur la solution que j’ai donnée du problème de dynamique proposé à la page 320 du 4.me volume des Annales. Je conviens que cette solution n’est qu’un cas particulier, et que j’ai choisi la constante d’intégration telle que le problème soit susceptible d’une solution complète et finie. Voici la solution générale, qui suppose que la position d’un pendule simple à centre fixe est donnée en fonctions du temps.

Les coordonnées du point mobile de suspension étant et celles du point entraîné les équations différentielles de condition sont, en nommant la vitesse constante du point de suspension

Il est facile d’en conclure les équations

qui sont celles du mouvement du pendule, sa longueur et sa masse étant prises pour unités, la gravité étant représentée par et l’indéterminée étant la tension de sa verge. L’élimination de donne

Soit si l’on substitue ces valeurs dans l’équation précédente deviendra à cause de et

dont l’intégrale est

La constante se détermine par la condition qu’à l’origine du mouvement le pendule est dans la situation verticale, ce qui donne et par conséquent La vitesse angulaire est donc, à l’origine du mouvement, égale à la vitesse donnée moins la vitesse du pendule suivant l’axe des mais celle-ci étant nulle, ce qu’il est facile de prouver, par les équations de condition et par des raisonnemens analogues à ceux des pages 333 et 334 du IV.me volume des Annales, il en résulte que la valeur de à l’origine du mouvement, se réduit à

Substituant cette valeur dans l’intégrale ci-dessus, et faisant on trouve ce qui donne, pour l’équation différentielle entre et

équation qui est aussi celle du mouvement d’un pendule simple à centre fixe, dont la longueur est 1, et dont la vitesse au point le plus bas est

Cela posé, soit l’expression de la vitesse angulaire en fonction du temps ; on aura, à cause de et de

Telle est la solution générale ; voici présentement quelques cas particuliers. 1.o Si le radical est imaginaire ; il n’y a donc pas de vitesse angulaire, et le pendule reste en repos. Mais si sans être nul, est très-petite par rapport à le cosinus variable est toujours très-près de l’unité, afin que la quantité sous le radical soit positive ; est donc toujours très-petit, en sorte que l’abscisse diffère très-peu de l’abscisse et que l’ordonnée diffère très-peu de l’unité. Le pendule entraîné par son point de suspension, reste donc toujours, comme M. Argand le remarque, très-voisin de la verticale.

2.o Si la vitesse est telle que ou si l’amplitude verticale de l’oscillation du pendule simple est égale au diamètre ; l’équation différentielle entre et est intégrable ; et on peut avoir les expressions de et en fonction du temps sous une forme finie quoique transcendante : c’est le cas que j’ai développé à la page 55 de ce volume ; les calculs doivent y être corrigés d’après la solution générale précédente.

3.o Enfin, si l’amplitude verticale de l’oscillation est égale au rayon, ou si l’équation entre et prend cette forme très-simple mais elle n’est pas intégrable.

Metz, le 11 décembre 1814.

  1. Voyez les pages 305, 311 et 332 du 4.me volume de ce recueil.
  2. C’est précisément ce que j’ai supposé et dû supposer, non tacitement, mais d’une manière très-expresse. J’ai dit, ou du moins voulu dire : admettons que, suivant le système qu’on nous oppose, la tractoire puisse quelquefois, soit par le frottement, soit par la résistance du milieu, soit enfin par tout autre obstacle de nature à agir dans la direction du mouvement, devenir la courbe aux tangentes égales, la suppression de ces obstacles, revenant à l’introduction d’une nouvelle force, également dirigée dans le sens du mouvement, n’aurait d’autre effet que de comprimer la verge sans changer la route décrite par le mobile, laquelle conséquemment devrait encore être la courbe aux tangentes égales ; or, nous venons de voir qu’alors elle ne l’est pas ; donc elle ne saurait l’être non plus dans le premier cas.
    J. D. G.
  3. Voyez la page 55 de ce volume.