Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 01/Trigonométrie, article 2

TRIGONOMÉTRIE.


Analise complète d’un problème de trigonométrie
rectiligne.
Solution d’une difficulté qui a été proposée sur la théorie
des triangles semblables ;
Par M. Suremain-de-Missery, ci-devant officier d’artillerie,
membre de plusieurs sociétés savantes.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

1. On démontre aisément que deux triangles qui ont deux côtés respectivement proportionnels, et l’angle opposé à l’un de ces côtés égal, de part et d’autre, sont semblables, si l’angle opposé à l’autre côté est de même espèce dans chacun.

Car, soient les côtés d’un triangle, et les angles opposés ; les côtés d’un autre triangle, et les angles opposés ; et supposons qu’on ait, à la fois, et de même espèce que . Ces deux triangles donnent respectivement :

donc, puisque , on aura :

 ;

et puisqu’on a d’où , on pourra en conclure :

 ;

et de là :

ou  ;

mais, si et sont de même espèce, sans être égaux, on ne peut avoir  ; on a donc exclusivement et, par conséquent, les triangles proposés sont semblables comme équiangles.

Cette proposition donne naturellement lieu au problème suivant :

2. Connaissant les angles et les côtés d’un triangle, déterminer les angles , et les côtés d’un autre triangle qui soit tel qu’on ait : , étant un nombre donné ?

Ce problème présentant quelques circonstances remarquables qui n’ont jamais été discutées, nous allons le résoudre avec tout le détail que sa nature comporte.

On connaît , et l’on demande  ; or, si l’on connaissait on trouverait aussitôt et  ; tout se réduit donc à déterminer en fonction des données, ce qu’on fera ainsi qu’il suit :

Les deux triangles donnent respectivement :

d’où on tire, en se rappelant que et que

,
,

Retranchant ces deux équations l’une de l’autre, il vient :

équation qui revient à

Égalant donc successivement chacun de ces facteurs à zéro, on a,

[1] ;

d’où on tire :

 :

telles sont les deux racines qui doivent résoudre la question proposée.

3. La première est toujours positive.

La seconde peut être positive, négative ou nulle, suivant que est ou  ; ou, ce qui revient au même, suivant que est ou .

Sur quoi nous remarquons que, si est aigu, peut être ou  ; mais que, si est droit ou obtus, doit être nécessairement  ; donc, si est aigu, peut être, ou  ; tandis que, si est droit ou obtus, doit être nécessairement On raisonnerait de même pour .

Supposons successivement

1.o Si est on a  ; donc peut être aigu, obtus ou droit, et est nécessairement aigu.

Dans la figure 1, on a et obtus.

Dans la figure 2, on a et aigu.

Dans la figure 3, on a et droit.

2.o Si est on a <  ; donc peut être aigu, obtus ou droit, et est nécessairement aigu.

Dans la figure 4, on a et obtus.

Dans la figure 5, on a et aigu.

Dans la figure 6, on a et droit,

3.o Si on a aussi  ; donc ou son égal est nécessairement aigu.

Dans la figure 7, on a et ou aigu.

Quant à l’angle , il peut être aigu, obtus ou droit, soit qu’on ait ou  ; mais celà ne nous intéresse point, comme on le sentira, en construisant les valeurs de ce que nous ferons ci-après. Seulement, si cet angle est droit ou obtus, les deux autres et se trouveront par là nécessités à être aigus.

Revenons présentement à nos racines. .

4. La valeur , toujours positive, répond à un triangle semblable à et qui remplit les conditions du problème. Je dis semblable à  ; car on a , d’où , ce qui entraîne la similitude.

5. Cette valeur est facile a construire ; si, en effet, (fig. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7), sur la direction de la droite et à partir du point , on porte une longueur  ; que, sur la direction de la droite et à partir du même point, on porte une longueur  ; en menant cette dernière droite aura pour expression et, par conséquent, sera le triangle cherché, semblable au triangle

6. La valeur , positive si est répond à un triangle en général dissemblable à mais qui remplit, comme le premier, les conditions du problème. Je dis, en général dissemblable à  ; car ce dernier triangle donne , d’où  ; ainsi, suivant que sera aigu, obtus ou droit ( fig. 1, 2, 3), sera respectivement et, par conséquent, , sera , ou  ; or, dans les deux premiers cas, le triangle ne sera pas semblable au triangle et, dans le troisième cas, il lui sera semblable ; donc, ce dernier cas n’étant que la limite commune des deux autres, il est vrai de dire que le triangle , dans lequel , est en général dissemblable à

7. Cette valeur étant toujours supposé est facile à construire ; si, en effet (fig.1 et 2), on abaisse du point une perpendiculaire sur le côté prolongé s’il est nécessaire ; que l’on porte ensuite le segment en sens contraire ; et qu’enfin, par le nouveau point , on mène une nouvelle droite  ; on aura une nouvelle droite qui sera la différence (fig. 2) ou la somme (fig. 1 ) des segmens, suivant que la perpendiculaire tombera en dedans ou en dehors du triangle donné On aura donc, en nommant cette nouvelle droite , et partant . Or si, sur la direction de la droite à partir du point , on prend une longueur  ; que, sur la direction de la nouvelle droite et à partir du même point, on porte une longueur  ; qu’enfin on mène on aura cette dernière droite et, par conséquent, sera le triangle cherché, dissemblable à

8. La valeur , négative si est répond à un triangle qui remplit, non les conditions même du problème, mais d’autres conditions un peu différentes, et telles que au lieu d’être serait En effet, dans cette nouvelle hypothèse, il faudra prendre, non plus , mais  ; et par conséquent, non plus , mais  ; ce qui revient à changer simplement le signe de  ; exécutant donc ce changement, dans les racines déjà obtenues, elles deviendront, pour le problème dont il s’agit ici :

;

c’est-à-dire qu’elles ne différeront que par le signe, de celles qui répondent au premier problème.

9. La valeur , relative au premier problème, où l’on a fait négative si b est < a, doit donc, étant prise avec un signe contraire, résoudre le second problème, où l’on a fait Cette valeur répond à un triangle , en général dissemblable à et qui remplit les conditions du premier problème, excepté que est au lieu d’être Je dis en général dissemblable à  ; car ce dernier triangle donne , d’où  ; ainsi, suivant que sera aigu, obtus ou droit (fig.4, 5, 6), sera et par conséquent sera  ; or, dans les deux premiers cas, le triangle n’est pas semblable au triangle et, dans le troisième, qui n’est autre chose que la limite commune de ces deux-là, il lui est semblable ; donc il est vrai de dire qu’en général il lui est dissemblable.

10. Cette valeur , étant est facile à construire ; si, en effet, on opère (fig. 4 et 5), comme il a été dit (fig. 1 et 2 ), on aura une nouvelle droite  ; et en faisant cette droite parce qu’elle tombe à l’opposé de on aura , et partant  ; or, si l’on continue, comme dans les figures 1 et 2, on aura semblablement une droite , correspondante à la nouvelle droite , et dont l’expression sera  ; d’où il suit que sera le triangle cherché, dissemblable à .

11. La valeur , nulle si ne répond à aucun triangle , dissemblable à ou, si l’on veut, répond à un triangle dissemblable évanouissant : cela est évident ( fig. 7. )

12. Résumons ;

Pour le problème où, connaissant les côtés et les angles d’un triangle, il s’agit de déterminer les côtés et les angles d’un autre triangle, qui soit tel qu’on ait : et , étant un nombre donné ; voici, relativement à la détermination de les seules valeurs qui satisfassent à la question, telle qu’elle a été proposée :

1.o Si est et obtus (fig.1), on a,

.

2.o Si est et aigu (fig.2), on a encore,

.

3.o Si est et droit (fig.3), on a,

.

4.o Si est et obtus (fig.4), on a seulement,

.

5.o Si est et aigu (fig.5), on a encore,

.

6.o Si est et droit (fig. 6), on a,

ou.

7.o Si, enfin, (fig. 7), on a seulement,

.

Et, pour le problème analogue où, connaissant les côtés et les angles d’un triangle, il s’agit de déterminer les côtés et les angles d’un autre triangle qui soit tel qu’on ait : et , étant un nombre donné ; voici, relativement à la détermination de les seules valeurs qui satisfassent à la question, telle qu’elle a été proposée :

1.o Si est et obtus (fig. 4), on a seulement,

;

2.o Si est et aigu (fig. 5), on a encore,

;

3.o Si est et droit (fig. 6), on a,

ou.

et, dans chacun des quatre autres cas (fig. 1, 2, 3, 7), on n’a aucune valeur de qui satisfasse à la question.

13. On voit que les deux problèmes ont les mêmes racines, ou , lorsque est droit, et partant  ; parce qu’alors on a, tout à la fois, et

On voit encore que la racine , du premier problème, racine négative lorsque est ne satisfait point aux conditions précises de ce problème, excepté cependant dans le cas où l’angle est droit ; puisqu’alors elle devient , valeur qui satisfait au problème (fig. 6).

On voit, enfin, que la racine , du second problème, racine négative si est ne satisfait point aux conditions précises de ce problème, même dans le cas où l’angle est droit ; puisqu’alors elle devient , valeur qui ne satisfait point à ce problème (fig.3).

14. D’Alembert et les autres géomètres qui l’ont suivi, enseignent que, lorsqu’une équation a deux racines, l’une positive et l’autre négative, la première résout la question dans le sens le plus direct et le plus immédiat que son énoncé puisse présenter, tandis que la seconde ne la résout qu’en modifiant cet énoncé, de manière à rendre additif ce qui était soustractif, et vice versa. Cependant, l’on voit ici deux racines, l’une positive et l’autre négative qui, l’une et l’autre, résolvent deux questions dans le sens le plus direct et le plus immédiat que leur énoncé présente, savoir : les racines

.

qui toutes deux résolvent également le premier et le second problème lorsqu’on suppose et droit, et les résolvent sans qu’il soit nécessaire de rien changer à leur énoncé. On voit donc que le principe posé par d’Alembert souffre des exceptions, et qu’ainsi la théorie des quantités négatives, relativement aux racines des équations, n’est pas encore suffisamment établie, comme l’avaient déjà soupçonné de très-bons analistes[2].

15. Après avoir déterminé le côté venons à la détermination des angles et

Pour le premier problème ; on voit, par les constructions qui donnent les valeurs de

1.o Que, si le triangle cherché est semblable au triangle donné (fig. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7), on a,

 ;

2.o Que, si le triangle cherché est dissemblable au triangle donné (fig. 1 et 2), on a,

 ;

d’où, à cause de , on déduit,

.

Pour le second problème ; on voit, par les constructions qui donnent les valeurs de

1.o Que, si le triangle cherché est semblable au triangle donné (fig, 6), on a,

 ;

2.o Que, si le triangle cherché est dissemblable au triangle donné (fig.4 et 5), on a,

,

d’où, à cause de , on déduit,

.

16. Observons que, si, au lieu de porter en sens contraire le segment comme on l’a fait ( fig. 1, 2, 4, 5, 7 ), on portait en sens contraire l’autre segment  ; et deviendraient négatifs en même temps, soit dans les racines,

.

de l’équation du premier problème, soit dans les racines,

.

de l’équation du second ; en sorte que ces racines resteraient toujours les mêmes, comme il était aisé de le prévoir.

Par conséquent, dans cette nouvelle construction, on trouverait aussi les mêmes valeurs pour les angles et ainsi que cela doit être.

17. Après avoir résolu le problème proposé, art. 2, ainsi que l’autre problème qui se trouve lié à celui-là, il est temps d’en venir à l’exposé et à la solution de la difficulté annoncée dans le titre de ce mémoire ; voici en quoi elle consiste :

On a prétendu pouvoir infirmer la démonstration donnée à l’art. 1, par le raisonnement qui suit :

Si deux triangles, et sont tels qu’on ait à la fois : et de même espèce que on aura, comme on l’a fait voir, art. 2,

 ;

divisant les deux membres de cette équation par , il viendra :

 ;

d’où l’on conclura :

.

Or, pour que les triangles soient semblables, il faut qu’on ait  ; donc, puisqu’on a déjà , il suffira de faire d’où  ; et alors la dernière formule deviendra  ; et partant :

 ;

ce qui donne . Il semblerait donc résulter de là que, pour que les deux triangles, soient semblables, il faut que les angles et soient tous deux droits.

18. Mais les détails dans lesquels nous sommes entrés jusqu’ici, mettent dans le plus grand jour tout ce qu’un pareil raisonnement présente de défectueux ; on voit, en effet, qu’en divisant l’équation , ou son équivalente,

par le facteur , qui, égalé à zéro, donne la racine , on élimine cette racine, laquelle répond à un triangle semblable au triangle abc ; et l’on ne conserve que le facteur qui, égalé à zéro, donne la racine , laquelle répond à un autre triangle a’b’c’, en général dissemblable à abc. Cependant, on suppose ensuite semblables ces triangles qui, en général, ne le sont pas ; lors donc que la supposition de cette similitude est introduite dans le calcul, l’algèbre doit redresser cette fausse hypothèse, en indiquant le cas unique où elle peut devenir vraie.

19. Or, ce cas est celui où l’un des angles et est droit ( art.12, n.os 3 et 6 ).

En faisant , dans l’équation nous avons trouvé , d’où nous avons conclu  ; mais c’est qu’alors nous avons tacitement supposé b > a, et partant positif.

Si nous avions supposé et partant négatif, il eût failli faire, dans le cas correspondant,  ; et alors nous eussions trouvé , d’où .

20. En général, le triangle semblable à est indiqué par la racine , le triangle dissemblable à l’est par la racine qui est positive ou négative, suivant que est ou Faire , suivant que est ou c’est donc demander à l’algèbre dans quels cas deux triangles, en général dissemblables, pourraient néanmoins devenir semblables ; et elle nous apprend que ce sera dans celui où l’un des angles et sera droit.

Mais la racine indique que les triangles , entre lesquels on a et peuvent être semblables. Et puisqu’alors on a toujours ou il est clair que ces triangles seront en effet semblables, si et sont de même espèce, et non pas seulement si el sont droits.

Ainsi se trouve expliqué le paradoxe de l’art. 17, de manière à conserver à l’analise l’exactitude et la lumière qui la caractérisent éminemment[3].

Séparateur

  1. À cause de .
    (Note des éditeurs.)
  2. Les géomètres dont parle ici l’auteur ont aussi posé en principe que, lorsque les racines d’un problème du second degré sont toutes deux positives, elles le résolvent, l’une et l’autre, dans le sens le plus direct et le plus immédiat, et cela est vrai quelquefois ; mais il arrive souvent aussi qu’une seule de ces racines convient à la question : c’est, par exemple, ce qui arrive lorsqu’on se propose de déterminer quelle doit être la flèche d’un segment sphérique, appartenant à une sphère donnée, pour que le volume de ce segment soit moitié de celui du secteur dont il fait partie. Le problème L de l’Arithmétique universelle en offre encore un autre exemple, lorsque du moins, ainsi que le fait Newton, on prend pour inconnue la profondeur du puits.

    Peut-être ne serait-il pas impossible de rencontrer un problème du second degré que ses racines, toutes deux négatives, résoudraient dans un sens direct ; ou un problème que ses racines, bien que positives l’une et l’autre, ne résoudraient qu’autant qu’on en modifierait l’énoncé ; ou enfin un problème qui serait résolu dans un sens direct, par sa racine négative, et, dans un sens inverse, par sa racine positive ?

    (Note des rédacteurs.)

  3. La difficulté que résout ici M. de Missery, n’est pas plus particulière à la question qu’il s’est proposée qu’à toute autre : elle se reproduira toutes les fois qu’on se permettra d’opérer de la manière indiquée art. 17.

    On dit communément qu’on peut, sans troubler l’égalité, multiplier ou diviser les deux membres d’une équation par une même quantité ; et cela est très-vrai, si le multiplicateur ou le diviseur est entièrement connu et différent de zéro ; mais on ne saurait, dans le cas contraire, user de cette faculté, sans s’exposer aux plus graves erreurs ; d’autant qu’il peut souvent arriver que l’équation n’ait lieu qu’en vertu du facteur introduit ou supprimé. On peut même affirmer qu’à l’aide d’un tel procédé, il n’est aucune proposition absurde dont on ne puisse donner une démonstration apparente, ni aucune proposition évidente dont, à l’inverse, on ne parvienne aussi, du moins en apparence, à démontrer la fausseté. De quelle négligence ne sont donc pas coupables ceux qui, écrivant des élémens, gardent un silence absolu sur ce point capital, ou même ne s’y arrêtent, pour ainsi dire, qu’en passant, et sans y insister fortement ?

    Les mêmes considérations prouvent que, passé le premier degré, on ne saurait user avec trop de circonspection de certains modes particuliers d’élimination, séduisans par leur brièveté, mais qui ont souvent le double inconvénient de faire évanouir des racines utiles à la question qu’on traite, et de les remplacer par d’autres qui lui sont absolument étrangères.

    (Note des rédacteurs.)