Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 01/Statique, article 3

STATIQUE.

Recherches nouvelles sur les conditions d’équilibre, dans
un système libre, de forme invariable ;
Par M. Gergonne.
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J’ai donné, au commencement de ce volume[1], une méthode par laquelle on parvient directement aux conditions de l’équilibre, entre des puissances dirigées d’une manière quelconque dans l’espace, et appliquées à des points invariablement liés entre eux.

Cette méthode consiste à introduire, dans le système, des puissances arbitraires, mais telles néanmoins que, soit en les composant entre elles, soit en les combinant avec celles du système primitif, on soit également conduit à une résultante effective[2]. On conçoit en effet que, pour parvenir aux conditions cherchées, il n’est plus alors question que d’exprimer que la résultante du système modifié est identiquement la même que celle des puissances arbitrairement introduites.

Pour assujettir ces puissances arbitraires à la double condition d’avoir à elles seules une résultante effective, et d’en fournir une aussi par leur combinaison avec les puissances primitives du système, je me suis trouvé obligé d’établir six équations entre les premières[3]. J’ai prouvé que, dans tous les cas, ces équations ne seraient pas suffisantes pour déterminer les grandeur et direction des puissances introduites ; et j’en ai conclu que les conditions exigées pourraient toujours être satisfaites, et même d’une infinité de manières différentes.

Un savant, dont j’ambitionne le suffrage et l’estime, m’a fait, contre ce raisonnement, une objection sérieuse que je m’étais au surplus déjà faite à moi-même, postérieurement à l’impression du mémoire dont il s’agit. Cette objection consiste, en ce que, pour prouver que des quantités sont assignables, il ne suffit pas de faire voir qu’elles sont en plus grand nombre que les équations qui les lient, attendu qu’un problème n’est pas toujours possible par cela seul qu’il est indéterminé, et que souvent, dans ce cas, ses conditions ne peuvent être remplies, qu’au moyen de certaines relations entre les donnée, qu’il renferme.

Afin donc de mettre cette théorie à l’abri de toute atteinte, il eût été nécessaire de prouver que les équations que j’avais établies ne se trouvaient pas dans le cas d’exception que je viens de mentionner ; et il s’offrait, pour parvenir à ce but, un moyen bien simple, en apparence : c’était de sortir de dessous le signe les six indéterminées d’en chercher les valeurs en fonction des données et des autres arbitraires du système, d’en conclure les valeurs de et de prouver qu’à l’aide de ce que ces dernières valeurs renfermaient d’indéterminé, il serait toujours possible de faire en sorte qu’aucune d’elles ne devînt nulle.

Mais, en examinant la chose avec plus d’attention, je ne tardai pas d’apercevoir que cette voie de démonstration m’engagerait dans des calculs et des discussions qui feraient perdre à mon procédé une grande partie de la brièveté que j’avais principalement eu en vue.

J’ai donc préféré revenir sur le fond même de la méthode, et je suis parvenu ainsi à lui donner une extrême simplicité. C’est sous cette nouvelle forme que je vais l’exposer, en supposant toujours connues et la composition des forces qui concourent en un point, et celle des forces parallèles, dans le cas où elles ont une résultante unique et effective.

LEMME I.

Quels que soient le nombre et la nature des puissances d’un système, ce système peut toujours être réduit à deux puissances effectives au plus.

Démonstration. I. Soit imaginé un plan, situé comme on le voudra par rapport au système, et soit décomposé chacune des forces qui pourraient lui être parallèles, en deux autres qui ne le soient pas ; ce qui pourra toujours être fait d’une infinité de manières différentes. Toutes les forces du système rencontreront alors le plan arbitraire.

II. Soit décomposé chaque force, au point où elle rencontre ce plan, en deux autres, dont l’une y soit contenue et dont l’autre lui soit perpendiculaire. Par ce procédé, tout le système se trouvera réduit à deux groupes de forces dont les unes seront dans un même plan, tandis que les autres seront perpendiculaires à ce plan, et conséquemment parallèles entre elles,

III. Les puissances de cette dernière sorte pourront toujours, comme l’on sait, être réduites à deux au plus lesquelles, étant parallèles entre elles et aux composantes, seront dans un même plan perpendiculaire au premier. Si, au contraire, elles peuvent se composer en une seule, on pourra toujours, par la direction de celle-ci, conduire un plan, qui sera également perpendiculaire à l’autre, mais dont alors la situation demeurera indéterminée. Ainsi, dans tous les cas, les puissances du système pourront être réduites à des forces contenues dans deux plans perpendiculaires entre eux, et se coupant, conséquemment suivant une certaine droite.

IV. Soit pris arbitrairement deux points sur cette droite, et soit pris, aussi arbitrairement, un point sur la direction de chacune des forces comprises dans l’un et l’autre plans, dont elle est l’intersection ; en joignant chacun des points de la dernière sorte aux deux premiers par deux droites, chaque force pourra être décomposée en deux autres, dirigées suivant ces droites ; et, cette décomposition faite, toutes les puissances du système se trouveront réduites à deux groupes de forces qui, dans chaque groupe, seront appliquées à un même point.

V. Or des puissances qui agissent sur un même point, peuvent toujours, si elles ne se détruisent pas, être composées en une seule, agissant aussi sur ce point ; donc, par l’effet de cette dernière opération ; le système se trouvera réduit, comme l’annonce la proposition, à deux puissances effectives, au plus.

On peut même dire généralement que, dans tous les cas, le système se réduira en effet à deux puissances, en sous-entendant que l’une ou l’autre, ou toutes les deux peuvent être des puissances nulles, appliquées à des points quelconques, suivant des directions arbitraires.

LEMME II.

Pour que deux puissances se fassent équilibre, il est nécessaire et il suffit qu’elles soient égales et directement opposées.

Démonstration. Comme il est de soi-même évident que deux puissances se font équilibre, lorsqu’elles sont égales et directement opposées, il ne peut être question ici que de prouver que l’équilibre ne peut subsister entre deux puissances que dans ce cas unique.

Or, les deux puissances peuvent être ou n’être pas dans un même plan ; et, lorsqu’elles y sont, elles peuvent ou agir suivant une même droite, ou concourir en un même point, ou enfin être parallèles ; ce qui fait en tout quatre cas que nous allons considérer successivement,

I. Deux puissances qui agissent suivant une même droite ayant une résultante égale à leur somme ou à leur différence, suivant qu’elles agissent dans le même sens ou en sens contraire, cette résultante ne peut être nulle, et conséquemment il ne peut y avoir équilibre, à moins que ces deux puissances ne soient égales et agissent en sens contraire ; ce qui est le cas indiqué dans l’énoneé de la proposition.

II. Si deux puissances concourent en un même point, elles auront une résultante représentée, tant en grandeur qu’en direction, par la diagonale du parallélogramme construit sur les grandeurs et directions de ces forces ; et, comme cette diagonale ne sera jamais nulle, il s’ensuit que jamais de telles forces ne pourront se faire équilibre.

III. Si les deux puissances sont parallèles, et qu’elles agissent dans le même, sens, elles auront une résultante égale à leur somme, et conséquemment elles ne seront pas en équilibre.

Si, agissant en sens contraire, elles sont inégales, elles auront une résultante égale à leur différence, et conséquemment elles ne seront pas non plus en équilibre.

Si enfin, agissant toujours en sens contraire, elles sont égales, elles formeront alors un couple ; et on sait qu’un tel système ne saurait être de lui-même en équilibre[4].

IV. Considérons enfin le cas où les deux puissances ne peuvent être comprises dans un même plan ; soit et (fig. 5) ces deux forces ; et les plans parallèles qui les contiennent ; et la perpendiculaire commune à leurs directions ; soit enfin la projection, sur de la direction de  ; soit fait, dans ce plan, l’angle et soit appliqué au point , suivant , une force  ; les deux puissances et étant dans une situation absolument semblable, par rapport à , si pouvait faire équilibre à , il en devrait être de même de qui, par conséquent, serait équivalente à  ; donc la puissance égale et directement opposée à , et lui faisant conséquemment équilibre, devrait aussi faire équilibre à  ; donc enfin deux puissances et concourant en un même point , se feraient équilibre, ce qui est absurde (II). Ainsi, le cas où deux puissances sont égales et directement opposées est l’unique où elles se fassent équilibre[5].

Problème.

Déterminer les conditions nécessaires et suffisantes pour l’équilibre entre les puissances d’un système de forme invariable, absolument libre dans l’espace ?

Solution. Il vient d’être prouvé (Lemme I.) que tout système peut toujours, quelle qu’en soit la nature, être réduit à deux puissances effectives ; et (Lemme II.) que, pour qu’il y ait équilibre entre deux puissances, il est la fois nécessaire et suffisant que ces deux-puissances soient égales et directement opposées.

On peut donc dire, d’après cela que, pour qu’il y ait équilibre, dans un système de forme invariable, absolument libre dans l’espace, il est nécessaire et suffisant que les deux puissances auxquelles il peut toujours être réduit, soient égales et directement opposées. Il ne s’agit donc, pour résoudre le problème proposé, que de traduire cette proposition en analise, et c’est là une chose extrêmement facile, comme on va le voir :

Soit en effet …, des puissances dirigées dans l’espace d’une manière quelconque, et appliquées à des points invariablement liés entre eux ; soit les coordonnées rectangulaires du point d’application de  ; soit de plus ses composantes parallèles aux axes, et soit adopté des notations analogues pour les autres puissances du système.

Soit réduit (Lemme I.) tout le système à deux puissances seulement ; soit les coordonnées du point d’application de la première ; ses composantes parallèles aux axes ; les coordonnées du point d’application de la seconde et ses composantes parallèles aux axes. Par le principe de la composition des forces parallèles, nous aurons :

[6].

Présentement, pour qu’il y ait équilibre dans le système, il est nécessaire et il suffit ( Lemme II. ) que les deux puissances auxquelles nous l’avons réduit soient à la fois égales et directement opposées : or, cela exige d’abord que les composantes de chacune, parallèles aux axes, ne diffèrent des composantes de l’autre, parallèles aux mêmes axes, que par le signe seulement ; ce qui donne 1.o

 ;

éliminant des neuf équations ci-dessus, au moyen de celles-là, elles deviendront :

Alors, les deux puissances étant égales, parallèles et agissant en sens contraire, il suffira, pour leur équilibre, qu’elles aient un point commun ; c’est-à-dire, qu’il suffira que les coordonnées de l’un des points de la direction de l’une satisfassent aux équations de l’autre ; or, l’une d’elles a pour ses équations :

 ;

et, comme sont les coordonnées de l’un des points de la direction de l’autre, on devra avoir 2.o

éliminant les binômes et des équations ci-dessus, au moyen de celles-là, et faisant en outre, pour abréger, et elles deviendront :

,
,
.

éliminant enfin, entre ces dernières, les trois quantités :

,

étrangères au système primitif, on obtiendra ainsi les six équations :

,
,
.

lesquelles expriment conséquemment les conditions nécessaires et suffisantes pour l’équilibre de ce système.

  1. Page 4 et suivantes.
  2. J’emploie ici cette expression pour désigner une résultante qui n’est pas appliquée à une distance infinie.
  3. Ces équations, qui se, trouvent aux pages 8 et 9 du mémoire, y sant désignées par et .
  4. Si j’admets ici cette dernière proposition, ce n’est pas cependant que je la regarde comme suffisamment établie dans les élémens de statique qui ont été publiés jusqu’à ce jour ; je crois même qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de la prouver nettement à priori.

    Beaucoup d’auteurs se sont contentés de la déduire des formules qui donnent les grandeur et situation de la résultante de deux forces qui agissent parallèlement et en sens contraire ; mais, outre que, pour que ce moyen de démonstration fût concluant, il faudrait prouver qu’une résultante zéro, appliquée à une distance infinie, ne peut être remplacée par la même résultante appliquée à une distance finie. Il n’est pas exact, en général, d’appliquer des formules à un cas pour lequel elles n’ont pas été construites, et le problème, si connu, des deux lumières, montre qu’une pareille application peut souvent conduire à des conséquences absurdes. Mais ce dernier problème peut du moins être traité pour le cas particulier où les intensités des deux lumières sont égales, et on obtient ainsi le résultat qui convient véritablement à ce cas ; tandis que, si l’on applique à la composition de deux forces égales et parallèles, agissant en sens contraire, les raisonnement qui conduisent à la résultante de ces forces, lorsqu’elles sont inégales, il sera impossible de parvenir à aucune conclusion.

    C’est sans doute parce qu’il a senti cette difficulté, que M. Poinsot, qui avait un grand intérêt à bien établir cette proposition, sur laquelle repose toute sa statique, a cru devoir étayer, par divers raisonnement, les conclusions que lui avait fourni le calcul ; mais ces raisonnemens portent principalement sur ce qu’un même système ne saurait admettre deux résultantes distinctes, ou, en d’autres termes, sur ce que deux puissances, distinctes ne sauraient être équivalentes : proposition vraie dans tous les cas, et évidente dans un grand nombre, mais qui cesse d’être telle, lorsque les deux puissances, étant égales et parallèles, agissent dans le même sens.

    Loin qu’il soit évident de soi-même que deux puissances égales et parallèles, agissant dans le même sens, ne sont pas équivalentes, et ne peuvent conséquemment être substituées l’une à l’autre, il serait, au contraire, facile de prouver, par un raisonnement très-spécieux, qu’une puissance peut être transportée en un point quelconque parallèlement à elle-même. « Lorsqu’une puissance est appliquée à l’un des points d’un corps », dirait-on, « son action sur ce corps ne peut être, en effet, que de faire avancer ce point en ligne droite, suivant sa direction, et conséquemment, par la liaison des parties de ce corps, de faire décrire à tous les points qui le composent, des droites parallèles avec des vitesses égales ; résultat auquel on parviendra pareillement, en appliquant la puissance dont il s’agit à un autre point quelconque, pourvu qu’on lui conserve sa grandeur et sa direction. »

    On ne saurait même douter qu’il n’en dût être ainsi, pour une force unique appliquée à un corps dépouillé de masse, du moines tant que ce corps serait parfaitement libre, mais non point pour plusieurs forces ; puisqu’alors l’effet que chacune d’elles tendait à produire se trouverait contrarié par l’action des autres ; et, s’il n’en est pas ainsi, dans la nature, pour une force unique, appliquée à un corps parfaitement libre, c’est seulement parce que la masse de ce corps donne naissance à une force d’inertie qui contrarie l’action de celle qui lui est appliquée.

    On verra, au surplus, dans la note suivante, que la théorie qu’on expose ici peut être rendue indépendante de toutes ces difficultés.

  5. Voici comment cette importante proposition peut être démontrée, indépendamment de la considération des couples.

    Il est d’abord évident que, si des puissances se font équilibre, leur équilibre ne pourra être troublé par l’introduction dans leur système, d’un axe fixe, autour duquel ce système ne puisse prendre qu’un mouvement de rotation ; d’où il résulte que, si des puissances ne se font pas équilibre autour d’un tel axe, l’équilibre n’aura pas plus lieu entre elles, si cet axe cesse d’exister.

    Or, excepté le cas particulier où deux puissances agissent suivant la même droite, et pour lequel la proposition à établir est évidente d’elle-même, il n’est pas difficile de se convaincre qu’il est toujours possible d’introduire dans leur système un axe fixe tellement situé que ces puissances tendent toutes deux à produire, dans le même sens, un mouvement de rotation autour de cet axe, et tendent conséquemment à produire un mouvement effectif. Si donc elles ne sont pas même en équilibre autour d’un axe fixe, elles ne le seront pas, à plus forte raison, lorsqu’elles auront toute liberté d’agir.

  6. Comme, par le Lemme I, ces équations peuvent toujours être satisfaites, il en résulte cette conséquence analitique, qui peut trouver quelquefois son application, savoir : que si, entre des indéterminées et les quantités connues quelconques on a les neuf équations :

    ces équations ne seront jamais impossibles, c’est-à-dire, qu’on pourra toujours y satisfaire par des valeurs réelles et finies des indéterminées qu’elles renferment.

    Il en sera donc de même de tout système d’équations déduites de celles-là, par l’élimination de quelques-unes des variables entre lesquelles elles établissent des relations.