Recherche directe des conditions de l’équilibre, entre des forces dirigées d’une manière quelconque dans l’espace, et appliquées à des points invariablement liés entre eux

Recherche directe des conditions de l’équilibre, entre des forces dirigées d’une manière quelconque dans l’espace, et appliquées à des points invariablement liés entre eux

ANNALES
DE MATHÉMATIQUES
PURES ET APPLIQUÉES.

STATIQUE.


Recherche directe des conditions de l’équilibre, entre des forces dirigées d’une manière quelconque dans l’espace, et appliquées à des points invariablement liés entre eux ;
Par M. Gergonne.
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Les conditions de l’équilibre entre des puissances appliquées à un système solide libre, se déduisent fort aisément, comme l’on sait, du principe des vitesses virtuelles ; mais, dans les élémens de Statique, où l’on ne fait pas usage de ce principe, on se trouve obligé de déduire directement ces conditions du Principe de la composition des forces. Il existe pour cela un grand nombre de méthodes diverses, et chaque jour en voit éclore de nouvelles encore ; mais leur multitude même semble prouver qu’aucune d’elles, jusqu’ici, n’a réuni cette simplicité, cette généralité, cette rigueur et cette élégance qui seules peuvent entraîner tous les suffrages.

Quelques géomètres, pour parvenir au but, ont eu recours à des figures sur lesquelles ils ont exécuté des constructions ; mais, outre que cette manière de procéder rend les méthodes compliquées, embarrassantes à suivre et difficiles à retenir, les résultats auxquels elles conduisent ne sauraient pleinement satisfaire l’esprit, parce qu’ils semblent toujours dépendre de l’hypothèse particulière de laquelle on les a déduits.

Presque tous ont supposé que l’on connaissait déjà les conditions de l’équilibre entre des puissances situées dans un même plan : conditions qu’ils ont au reste, pour la plupart, déterminées d’une manière assez laborieuse. Mais, bien que la recherche de ces conditions semble naturellement devoir précéder celle des conditions de l’équilibre entre des puissances dirigées d’une manière quelconque dans l’espace, comme néanmoins les premières se trouvent implicitement renfermées dans les dernières, il semble plus simple et plus élégant d’arriver directement à celles-ci, sans supposer que les autres soient déjà connues.

On peut remarquer d’ailleurs que, pour déduire les conditions de l’équilibre dans l’espace de celles de l’équilibre sur un plan, on est obligé de s’appuyer du principe de l’indépendance des forces rectangulaires : or, ce principe n’est pas exempt de difficultés, comme M. Poinsot l’a fait voir dans sa Statique[1] ; et quand bien même il n’en présenterait aucune, il semblerait plutôt devoir être une conséquence des conditions d’équilibre qu’un moyen de parvenir à ces conditions. On en doit dire autant du principe des momens, et de cet autre principe, savoir : que deux puissances non situées dans un même plan, ne sauraient avoir une résultante ; le premier, en effet, ne doit plus être envisagé désormais que comme un moyen commode d’énoncer en langue vulgaire des résultats fournis par l’analise ; et, quant au dernier, loin qu’il puisse être considéré comme un axiome, ce n’est peut-être que des équations même de l’équilibre qu’on peut en déduire une démonstration satisfaisante.

Je dois ajouter enfin que, parmi les méthodes employées jusqu’ici pour parvenir aux conditions de l’équilibre, plusieurs ne font que masquer la difficulté qui naît de l’existence possible des puissances égales et parallèles, agissant en sens contraire, sans être directement opposées, et que d’autres se bornent presque uniquement à montrer que les conditions auxquelles elles conduisent assurent l’équilibre, ou sont une suite de son existence, sans faire voir nettement que ces conditions sont à la fois nécessaires et suffisantes ; ce qui est pourtant le point essentiel dans cette recherche.

On trouvera ici une solution du problème qui me paraît n’être sujette à aucun de ces divers inconvéniens. Bien qu’elle soit assez simple, elle ne suppose néanmoins que le principe de la composition des forces qui concourent en un même point, et celui de la composition des forces parallèles, pour le cas seulement où ces forces admettent une résultante effective. Elle ne repose d’ailleurs que sur cet unique axiome de Statique, savoir : que, pour qu’un système soit en équilibre, il est nécessaire et suffisant qu’en y introduisant des puissances arbitraires de nature à avoir à elles seules une résultante effective, le système ainsi modifié ait aussi une résultante effective qui soit identique avec celle des puissances arbitrairement introduites.

Je n’ignore pas, au surplus, que, par la belle et neuve théorie des couples que nous devons à M. Poinsot, on parvient d’une manière non moins élégante que rigoureuse aux conditions de l’équilibre d’un système de forme invariable ; mais, quelque satisfaisante que soit cette théorie, elle me semble plus propre à devenir le sujet d’un traité à part, qu’à être introduite dans les livres élémentaires ; il paraît peu naturel, en effet, de baser la Statique, et conséquemment l’édifice entier de la mécanique, sur un cas d’exception que présente le problème de la composition de deux forces parallèles.

Soient des puissances dirigées dans l’espace d’une manière quelconque, et appliquées à des points invariablement liés entre eux. Soient les coordonnées rectangulaires de l’un des points de la direction de , considéré comme son point d’application ; soient de plus , ses composantes parallèles aux axes, et soient adoptées des notations analogues pour les autres puissances du système.

Soient augmentées les puissances des quantités arbitraires  ; les puissances des quantités arbitraires et enfin les puissances des quantités arbitraires les puissances introduites dans le système auront, parallèlement aux axes, trois résultantes partielles [2], lesquelles pourront toujours, à raison de l’indétermination des composantes, être supposées différentes de zéro : on pourra même admettre ; en outre, que ces résultantes passent toutes trois par un même point quelconque ; alors, en désignant par , les coordonnées de ce point, on aura, par le principe connu de la composition des forces parallèles,

ce qui emportera les conditions

lesquelles seront satisfaites d’elles-mêmes, lorsqu’il n’y aura dans le système que la seule puissance et qui pourront avoir lieu d’une infinité de manières dans tous les autres cas.

Si, au lieu de composer à part les puissances introduites, nous les considérons comme formant un tout avec celles du système primitif, en posant, pour abréger,

nous aurons, parallèlement aux axes, les trois résultantes partielles

et nous pourrons, à cause des puissances arbitraires, admettre qu’aucune de ces résultantes n’est nulle, et que de plus elles passent toutes trois par un même point quelconque ; désignant alors les coordonnées de ce point, nous aurons

ce qui emportera les trois nouvelles conditions

lesquelles, comme les équations , seront satisfaites d’elles-mêmes, lorsqu’il n’y aura qu’une puissance unique dans le système primitif, et qui, conjointement ayec elles, pourront avoir lieu d’une infinité de manières différentes, lorsque les puissances du système primitif seront au nombre de plus de deux. Il ne pourrait donc y avoir de doute sur la possibilité de la coexistence de ces six conditions, que dans le cas seulement où il n’y aurait que deux puissances et dans le système primitif ; attendu qu’alors, le nombre des conditions établies se trouvant précisément égal au nombre des puissances , introduites dans le système, on pourrait craindre, ou que quelques-unes de ces conditions ne fussent contradictoires, ou qu’elles ne donnassent, pour les puissances , des valeurs qui, contrairement à l’hypothèse que nous avons établie, rendissent nulles quelques-unes des six quantités .

Mais il est facile de dissiper ce soupçon : si en effet on développe les équations (I) pour le cas particulier où le système primitif n’est composé que de deux puissances seulement, il arrive qu’après avoir fait les réductions, chacune d’elles se trouve comportée par les deux autres ; elles n’équivalent donc alors qu’à deux équations seulement : on n’a donc réellement, dans ce cas que cinq équations entre les six forces  ; elles demeurent donc encore indéterminées ; elles le sont donc dans tous les cas.

D’après ce qui précède, on voit que la résultante particulière des forces introduites a pour équations

et que les équations de la résultante du système modifié sont

Présentement, pour que le système primitif soit de lui-même en équilibre, il est nécessaire et il suffit que la résultante de ce système modifié soit identique avec celle des puissances arbitrairement introduites : or, cela exige, en premier lieu, que leurs composantes parallèles aux axes soient égales, chacune à chacune ; ce qui donne d’abord

Au moyen de ces conditions, les équations , les seules qui renferment les puissances du système primitif, se simplifient ; en leur retranchant en outre les équations et chassant des dénominateurs, elles deviennent

Les équations des deux résultantes deviennent aussi, par suite des mêmes conditions,

ces résultantes se trouvent donc déjà parallèles ; il suffit donc, pour qu’elles coïncident, qu’un point de la direction de l’une satisfasse aux équations de l’autre ; on exprimera donc que leur coïncidence a lieu, et conséquemment on complétera les conditions d’équilibre, en écrivant les deux équations

nous devons donc avoir, outre les trois conditions déjà trouvées, toutes celles que peuvent fournir les cinq équations ( et ), par l’élimination des arbitraires qu’elles renferment ; or, comme se trouvent déterminées par ce qui précède, et comme d’ailleurs, en posant et , nous n’avons plus que les deux arbitraires M et N, il en résulte que nos cinq équations doivent nous fournir encore trois conditions.

Pour parvenir facilement à ces conditions, soit d’abord chassé et des équations au moyen des équations  ; en disparaîtra aussi, et elles deviendront

mais, dans le cas présent où sont zéro, on tire aisément des doubles valeurs de

substituant donc ; il viendra

chacune de ces équations se trouvant comportée par les deux autres, elles n’équivalent qu’à deux seulement ; mais peuvent aussi être éliminées entre les équations  ; il suffit pour cela de les multiplier entre elles, et il vient ainsi, en renversant

multipliant alors chacune des trois équations par cette dernière, on obtiendra, en réduisant, les trois équations distinctes

les conditions nécessaires et suffisantes pour l’équilibre du système primitif sont donc renfermées dans ces six équations ;

Ces équations renferment, comme l’on sait, celles de l’équilibre entre des puissances situées dans un même plan : on pourrait aussi parvenir directement à ces dernières, en suivant une marche absolument analogue à celle qui nous a conduit aux équations ci-dessus ; mais, dans le cas où toutes les puissances du système sont situées dans un même plan, il existe, pour arriver aux conditions de leur équilibre, une autre méthode qui est trop simple pour ne pas l’indiquer ici.

Soient en effet des puissances comprises dans un même plan ; soient les coordonnées rectangulaires de l’un des points de la direction de considéré comme son point d’application ; soient de plus les composantes de cette force parallèlement aux axes, et soient adoptées des notations analogues à l’égard des autres puissances du système.

Soit alors introduit, dans ce système, une puissance arbitraire, ayant et pour ses composantes parallèles aux axes, et et pour les coordonnées de l’un des points de sa direction, considère comme son point d’application.

Il est clair que le système ainsi modifié aura, parallèlement aux axes, deux résultantes partielles

lesquelles, à raison de l’indétermination de et , pourront toujours être supposées différentes de zéro : elles se couperont en un certain point ; et, en désignant par et les coordonnées de ce point, on aura

valeurs qui, par l’hypothèse, ne seront ni l’une ni l’autre infinies : l’équation de la puissance introduite sera

et celle de la résultante du système modifié sera

Maintenant, pour que le système primitif soit de lui-même en équilibre, il est nécessaire et suffisant que la résultante du système modifié soit identique avec la puissance arbitrairement introduite. Or, cela exige, en premier lieu, qu’elles aient l’une et l’autre les mêmes composantes parallèles aux axes, ce qui donne d’abord

au moyen de ces équations, on tire des valeurs de et

et les équations, tant de la puissance introduite que la résultante du système modifié sont alors

ces deux forces sont donc alors parallèles ; il suffit donc, pour leur coïncidence, qu’un des points de la direction de l’une satisfasse à l’équation de l’autre ; on complétera donc les conditions de l’équilibre du système primitif, en écrivant

ce qui donnera, en substituant les valeurs fournies par les équations ,

les conditions nécessaires et suffisantes pour l’équilibre du système primitif sont donc renfermées dans les trois équations

J’ai dit que les équations de l’équilibre, entre des forces non comprises dans un même plan, pouvaient conduire à la démonstration de cette proposition : Deux puissances non comprises dans un même plan ne sauraient avoir une résultante. Voici par quel procédé cette conséquence peut être déduite de ces équations.

On sait que la seule condition nécessaire et suffisante, pour qu’un système puisse admettre une résultante unique ; est exprimée par l’équation

[3]

si l’on développe cette équation, pour le cas de deux forces seulement, elle devient, après les réductions,

les équations des deux puissances sont d’ailleurs

Si l’on veut exprimer que ces deux puissances sont dans un même plan ayant pour équation

il faudra écrire

et, si l’on veut de plus que ce plan soit quelconque, il faudra, entre ces quatre équations, éliminer les trois arbitraires  ; or, on retombe ainsi sur l’équation , et par conséquent sur l’équation  ; la condition nécessaire et suffisante, pour que deux forces puissent avoir une résultante unique, est donc la même que celle qui exprime que ces deux forces sont comprises dans un même plan : si donc les deux forces ne sont pas dans un même plan, ni l’une ni l’autre de ces deux conditions ne sera remplie, et par conséquent les deux forces ne pourront avoir une résultante.


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  1. Voyez pages 110 et 111.
  2. Le symbole est employé ici, suivant l’usage, comme une abréviation de  ; il en faut entendre autant des autres, ainsi que de toutes les analogues auxquelles nous aurons recours dans ce qui va suivre.
  3. Je saisirai cette occasion pour faire remarquer que c’est par une pure inadvertance que M. Prony, à la page 112 de sa Mécanique philosophique, a exprimé cette condition par trois équations. Le système a en effet une résultante unique, lorsque ces trois équations ont lieu ; mais c’est seulement parce qu’elles vérifient l’équation  ; en sorte que la résultante peut être unique, sans qu’aucune de trois équations soit vérifiée.

    Je crois cet avertissement d’autant plus utile que l’ouvrage de M. Prony est un de ceux que les jeunes géomètres peuvent consulter avec le plus de fruit, et que l’autorité d’un savant aussi recommandable pourrait facilement les induire en erreur.