Annales de l’Empire/Édition Garnier/Lothaire

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LOTHAIRE,
troisième empereur.

841. Bientôt après la mort du fils de Charlemagne, son empire éprouva la destinée de celui d’Alexandre et de la grandeur des califes. Fondé avec précipitation, il s’écroula de même ; et les guerres intestines le divisèrent.

Il n’est pas surprenant que des princes qui avaient détrôné leur père se voulussent exterminer l’un l’autre. C’était à qui dépouillerait son frère. L’empereur Lothaire voulait tout. Louis de Bavière et Charles, fils de Judith, s’unissent contre lui. Ils désolent l’empire, ils l’épuisent de soldats. Les deux rois livrent à Fontenai, dans l’Auxerrois, une bataille sanglante à leur frère. On a écrit qu’il y périt cent mille hommes. Lothaire fut vaincu. Il donne alors au monde l’exemple d’une politique toute contraire à celle de Charlemagne. Le vainqueur des Saxons et des Frisons les avait assujettis au christianisme, comme à un frein nécessaire : Lothaire, pour les attacher à son parti, leur donne une liberté entière de conscience ; et la moitié du pays redevient idolâtre.

842. Les deux frères, Louis de Bavière et Charles d’Aquitaine, s’unissent par ce fameux serment, qui est presque le seul monument que nous ayons de la langue romance.

Pro Deo amur... On parle encore cette langue chez les Grisons dans la vallée d’Engadina.

843-844. On s’assemble à Verdun pour un traité de partage entre les trois frères. On se bat et on négocie depuis le Rhin jusqu’aux Alpes. L’Italie, tranquille, attend que le sort des armes lui donne un maître.

845. Pendant que les trois frères déchirent le sein de l’empire, les Normands continuent à désoler ses frontières impunément. Les trois frères signent enfin le fameux traité de partage, terminé à Coblentz par cent vingt députés. Lothaire reste empereur ; il possède l’Italie, une partie de la Bourgogne, le cours du Rhin, de l’Escaut, et de la Meuse. Louis de Bavière a tout le reste de la Germanie. Charles, surnommé depuis le Chauve, est roi de France. L’empereur renonce à toute autorité sur ses deux frères. Ainsi il n’est plus qu’empereur d’Italie, sans être le maître de Rome. Tous les grands officiers et seigneurs des trois royaumes reconnaissent, par un acte authentique, le partage des trois frères, et l’hérédité assurée à leurs enfants.

Le pape Sergius II est élu par le peuple romain, et prend possession sans attendre la confirmation de l’empereur Lothaire. Ce prince n’est pas assez puissant pour se venger, mais il l’est assez pour envoyer son fils Louis confirmer à Rome l’élection du pape, afin de conserver son droit, et pour le couronner roi des Lombards ou d’Italie. Il fait encore régler à Rome, dans une assemblée d’évêques, que jamais les papes ne pourront être consacrés sans la confirmation des empereurs.

Cependant Louis en Germanie est obligé de combattre tantôt les Huns, tantôt les Normands, tantôt les Bohêmes. Ces Bohêmes, avec les Silésiens et les Moraves, étaient des idolâtres barbares qui couraient sur des chrétiens barbares avec des succès divers.

L’empereur Lothaire et Charles le Chauve ont encore plus à souffrir dans leurs États. Les provinces depuis les Alpes jusqu’au Rhin ne savent plus à qui elles doivent obéir.

Il s’élève un parti en faveur d’un fils de ce malheureux Pepin, roi d’Aquitaine, que Louis le Faible son père avait dépouillé. Plusieurs tyrans s’emparent de plusieurs villes. On donne partout de petits combats, dans lesquels il y a toujours des moines, des abbés, des évêques, tués les armes à la main. Hugues, l’un des bâtards de Charlemagne, forcé à être moine, et depuis abbé de Saint-Quentin, est tué devant Toulouse avec l’abbé de Perrière. Deux évêques y sont prisonniers. Les Normands ravagent les côtes de France. Charles le Chauve ne s’oppose à eux qu’en s’obligeant à leur payer quatorze mille marcs d’argent, ce qui était encore les inviter à revenir[1].

847. L’empereur Lothaire, non moins malheureux, cède la Frise aux Normands, à condition d’hommage. Cette funeste coutume d’avoir ses ennemis pour vassaux prépare l’établissement de ces pirates dans la Normandie.

848. Pendant que les Normands ravagent les côtes de la France, les Sarrasins entraient en Italie. Ils s’étaient emparés de la Sicile. Ils s’avancent vers Rome par l’embouchure du Tibre. Ils pillent la riche église de Saint-Pierre hors des murs.

Le pape Léon IV, prenant dans ces dangers une autorité que les généraux de l’empereur Lothaire paraissaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d’y commander en souverain. Il avait employé les richesses de l’Église à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitants de Naples et de Gaïète à venir défendre les côtes et le port d’Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d’eux des otages ; sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, et reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu’en usa Goslin, évêque de Paris[2], dans une occasion encore plus pressante, mais comme un pontife qui exhortait un peuple chrétien, et comme un roi qui veillait à la sûreté de ses sujets. Il était né Romain[3] : on doit répéter ici les paroles qui se trouvent dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations : « Le courage des premiers Âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption ; tel qu’un beau monument de l’ancienne Rome, qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. »

Les Arabes sont défaits, et les prisonniers employés à bâtir la nouvelle enceinte autour de Saint-Pierre, et à agrandir la ville qu’ils venaient détruire.

Lothaire fait associer son fils Louis à son faible empire. Les musulmans sont chassés de Bénévent ; mais ils restent dans le Garillan et dans la Calabre.

849. Nouvelles discordes entre les trois frères, entre les évêques et les seigneurs. Les peuples n’en sont que plus malheureux. Quelques évêques francs et germains déclarent l’empereur Lothaire déchu de l’empire. Ils n’en avaient le droit, ni comme évêques, ni comme Germains et Francs, puisque l’empereur n’était qu’empereur d’Italie. Ce ne fut qu’un attentat inutile : Lothaire fut plus heureux que son père.

850-851. Raccommodement des trois frères. Nouvelles incursions de tous les barbares voisins de la Germanie.

852, Au milieu de ces horreurs, le missionnaire Anschaire, évêque de Hambourg, persuade un Éric, chef ou duc ou roi du Danemark, de souffrir la religion chrétienne dans ses États, Il obtient la même permission en Suède, Les Suédois et les Danois n’en vont pas moins en course contre les chrétiens.

853-854. Dans ces désolations de la France et de la Germanie, dans la faiblesse de l’Italie menacée par les musulmans, dans le mauvais gouvernement de Louis d’Italie, fils de Lothaire, livré aux débauches à Pavie, et méprisé dans Rome, l’empereur de Constantinople négocie avec le pape pour recouvrer Rome ; mais cet empereur était Michel, plus débauché encore, et plus méprisé que Louis d’Italie, et tout cela ne contribue qu’à rendre le pape plus puissant.

855. L’empereur Lothaire, qui avait fait moine l’empereur Louis le Faible son père, se fait moine à son tour, par lassitude des troubles de son empire, par crainte de la mort, et par superstition. Il prend le froc dans l’abbaye de Prum, et meurt imbécile, le 28 septembre, après avoir vécu[4] en tyran, comme il est dit dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.


  1. Voyez page 246.
  2. Voyez année 885.
  3. Dans l’édition originale on lit : « Il était né Romain. Le courage, etc. » L’Essai sur les Mœurs n’était pas encore publié. Voltaire, y ayant employé une partie de ce qu’on vient de lire, renvoya ensuite des Annales à l’Essai. L’Essai cependant est, des deux ouvrages, le dernier publié ; mais l’auteur avait, dans son manuscrit de l’Essai, pris beaucoup de choses pour les Annales. Le renvoi fut ajouté en 1772. (B.)
  4. Toutes les éditions de l’Essai sur les Mœurs portent : « Après avoir régné. » (B.) Voyez tome XI, page 301.