Annales de l’Empire/Édition Garnier/Frédéric Ier

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FRÉDÉRIC Ier, dit BARBEROUSSE,
vingt-deuxième empereur.

1152. Frédéric Ier est élu à Francfort par le consentement de tous les princes. Son secrétaire Amandus rapporte dans ses Annales, dont on a conservé des extraits, que plusieurs seigneurs de la Lombardie y donnèrent leur suffrage en ces termes : « Ô vous officiers (officiati), si vous y consentez, Frédéric aura la force de son empire. »

Ces officiati étaient alors au nombre de six : les archevêques de Mayence, de Trêves, de Cologne, le grand-écuyer, le grand-maître d’hôtel, le grand-chambellan ; on y ajouta depuis le grand-échanson. Il paraît indubitable que ces officiati étaient les premiers qui reconnaissaient l’empereur élu, qui l’annonçaient au peuple, qui se chargeaient de la cérémonie. Les seigneurs italiens assistèrent à cette élection de Frédéric : rien n’est plus naturel. On croyait, à Francfort, donner l’empire romain en donnant la couronne d’Allemagne, quoique le roi ne fût nommé empereur qu’après avoir été couronné à Borne. Le prédécesseur de Frédéric Barberousse n’avait eu aucune autorité ni à Rome, ni dans l’Italie ; et il était de l’intérêt de l’élu que les grands vassaux de l’empire romain joignissent leur suffrage aux voix des Allemands.

L’archevêque de Cologne le couronne à Aix-la-Chapelle, et tous les évêques l’avertissent qu’il n’a point l’empire par droit d’hérédité. L’avertissement était inutile ; le fils du dernier empereur, abandonné, en était une assez bonne preuve.

Son règne commence par l’action la plus imposante. Deux concurrents, Suenon et Canut, disputaient depuis longtemps le Danemark : Frédéric se fait arbitre ; il force Canut à céder ses droits. Suenon soumet le Danemark à l’empire dans la ville de Mersebourg. Il prête serment de fidélité, il est investi par l’épée. Ainsi, au milieu de tant de troubles, on voit des rois de Pologne, de Hongrie, de Danemark, au pied du trône impérial.

1153. Le marquisat d’Autriche est érigé en duché en faveur de Henri Jasamergott[1], qu’on ne connaît guère, et dont la postérité s’éteignit environ un siècle après.

Henri le Lion, ce duc de Saxe de la maison guelfe, obtient l’investiture de la Bavière, parce qu’il l’avait presque toute reconquise ; et il devient partisan de Frédéric Barberousse, autant qu’il avait été ennemi de Conrad Ier.

Le pape Eugène III envoie deux légats faire le procès à l’archevêque de Mayence, accusé d’avoir dissipé les biens de l’Église ; et l’empereur le permet.

1154. En récompense Frédéric Barberousse répudie sa femme, Marie de Vocbourg ou Vohenbourg, sans que le pape Adrien IV, alors siégeant à Rome, le trouve mauvais.

1155. Frédéric reprend sur l’Italie les desseins de ses prédécesseurs. Il réduit plusieurs villes de Lombardie qui voulaient se mettre en république ; mais Milan lui résiste.

Il se saisit, au nom de Henri son pupille, fils de Conrad III, des terres de la comtesse Mathilde, est couronné à Pavie, et député vers Adrien IV pour le prier de le couronner empereur à Rome.

Ce pape est un des grands exemples de ce que peuvent le mérite personnel et la fortune. Né Anglais, fils d’un mendiant, longtemps mendiant lui-même, errant de pays en pays avant de pouvoir être reçu valet chez des moines en Dauphiné[2], enfin porté au comble de la grandeur, il avait d’autant plus d’élévation dans l’esprit qu’il était parvenu d’un état plus abject. Il voulait couronner un vassal, et craignait de se donner un maître. Les troubles précédents avaient introduit la coutume que, quand l’empereur venait se faire sacrer, le pape se fortifiait, le peuple se cantonnait ; et l’empereur commençait par jurer que le pape ne serait ni tué, ni mutilé, ni dépouillé.

Le saint-siége était protégé, comme on l’a vu[3], par le roi de Sicile et de Naples, devenu voisin et vassal dangereux.

L’empereur et le pape se ménagent l’un l’autre. Adrien, enfermé dans la forteresse de Città-di-Castello, s’accorde pour le couronnement, comme on capitule avec son ennemi. Un chevalier armé de toutes pièces vient lui jurer sur l’Évangile que ses membres et sa vie seront en sûreté ; et l’empereur lui livre ce fameux Arnaud de Brescia qui avait soulevé le peuple romain contre le pontificat, et qui avait été sur le point de rétablir la république romaine. Arnaud est brûlé à Rome comme un hérétique, et comme un républicain que deux souverains prétendants au despotisme s’immolaient.

Le pape va au-devant de l’empereur, qui devait, selon le nouveau cérémonial[4], lui baiser les pieds, lui tenir l’étrier, et conduire sa haquenée blanche l’espace de neuf pas romains. L’empereur ne faisait point de difficulté de baiser les pieds, mais il ne voulait point de la bride. Alors les cardinaux s’enfuient dans Città-di-Castello, comme si Frédéric Barberousse avait donné le signal d’une guerre civile. On lui fit voir que Lothaire II avait accepté ce cérémonial d’humilité chrétienne, il s’y soumit enfin ; et comme il se trompait d’étrier, il dit qu’il n’avait point appris le métier de palefrenier. C’était en effet un grand triomphe pour l’Église de voir un empereur servir de palefrenier à un mendiant, fils d’un mendiant, devenu évêque de cette Rome où cet empereur devait commander.

Les députés du peuple romain, devenus aussi plus hardis depuis que tant de villes d’Italie avaient sonné le tocsin de la liberté, viennent dire à Frédéric : « Nous vous avons fait notre citoyen et notre prince, d’étranger que vous étiez, etc. » Frédéric leur impose silence, et leur dit : « Charlemagne et Othon vous ont conquis ; je suis votre maître, etc. »

Frédéric est sacré empereur le 18 juin dans Saint-Pierre.

On savait si peu ce que c’était que l’empire, toutes les prétentions étaient si contradictoires que, d’un côté, le peuple romain se souleva, et il y eut beaucoup de sang versé parce que le pape avait couronné l’empereur sans l’ordre du sénat et du peuple ; et, de l’autre côté, le pape Adrien écrivait dans toutes ses lettres qu’il avait conféré à Frédéric le bénéfice de l’empire romain, beneficium imperii romani. Ce mot de beneficium signifiait un fief alors.

Il fit de plus exposer en public un tableau qui représentait Lothaire II aux genoux du pape Innocent II[5], tenant les mains jointes entre celles du pontife : ce qui était la marque distinctive de la vassalité. L’inscription du tableau était :

Rex venit ante fores jurans prius urbis honores ;
Post homo fit papæ, sumit quo dante coronam.

Le roi jure à la porte le maintien des honneurs de Rome, devient vassal du pape, qui lui donne la couronne.

1156. On voit déjà Frédéric fort puissant en Allemagne, car il fait condamner le comte palatin du Rhin à son retour dans une diète pour des malversations. La peine était, selon l’ancienne loi de Souabe[6], de porter un chien sur les épaules un mille d’Allemagne ; l’archevêque de Mayence est condamné à la même peine ridicule : on la leur épargne. L’empereur fait détruire plusieurs petits châteaux de brigands. Il épouse à Vurtzbourg la fille d’un comte de Bourgogne, c’est-à-dire de la Franche-Comté, et devient par là seigneur direct de cette comté relevant de l’empire.

Le comte son beau-père, nommé Renaud, ayant obtenu de grandes immunités en faveur de ce mariage, s’intitula le comte franc ; et c’est de là qu’est venu le nom de Franche-Comté.

Les Polonais refusent de payer leur tribut, qui était alors fixé à cinq cents marcs d’argent. Frédéric marche vers la Pologne. Le duc de Pologne donne son frère en otage, et se soumet au tribut, dont il paye les arrérages.

Frédéric passe à Besançon, devenu son domaine ; il y reçoit des légats du pape avec les ambassadeurs de presque tous les princes. Il se plaint avec hauteur à ces légats du terme de bénéfice dont la cour de Rome usait en parlant de l’empire, et du tableau où Lothaire II était représenté comme vassal du saint-siége. Sa gloire et sa puissance, ainsi que son droit, justifient cette hauteur. Un légat[7] ayant dit : « Si l’empereur ne tient pas l’empire du pape, de qui le tient-il donc ? » le comte palatin, pour réponse, veut tuer les légats. L’empereur les renvoie à Rome.

Les droits régaliens sont confirmés à l’archevêque de Lyon, reconnu par l’empereur pour primat des Gaules, La juridiction de l’archevêque est, par cet acte mémorable, étendue sur tous les fiefs de la Savoie, L’original de ce diplôme subsiste encore. Le sceau est dans une petite bulle ou boîte d’or. C’est de cette manière de sceller que le nom de bulle a été donné aux constitutions.

1158. L’empereur accorde le titre de roi au duc de Bohême Vladislas, sa vie durant. Les empereurs donnaient alors des titres à vie[8], même celui de monarque ; et on était roi par la grâce de l’empereur, sans que la province dont on devenait roi fût un royaume : de sorte que l’on voit dans les commencements, tantôt des rois, tantôt des ducs, de Hongrie, de Pologne, de Bohême.

Il passe en Italie : d’abord le comte palatin et le chancelier de l’empereur, qu’il ne faut pas confondre avec le chancelier de l’empire, vont recevoir les serments de plusieurs villes. Ces serments étaient conçus en ces termes : « Je jure d’être toujours fidèle à monseigneur l’empereur Frédéric contre tous ses ennemis, etc. » Comme il était brouillé alors avec le pape, à cause de l’aventure des légats à Besançon, il semblait que ces serments fussent exigés contre le saint-siége.

Il ne paraît pas que les papes fussent alors souverains des terres données par Pépin, par Charlemagne, et par Othon Ier. Les commissaires de l’empereur exercent tous les droits de la souveraineté dans la marche d’Ancône.

Adrien IV envoie de nouveaux légats à l’empereur dans Augsbourg, où il assemble son armée, Frédéric marche à Milan, Cette ville était déjà la plus puissante de la Lombardie, et Pavie et Ravenne étaient peu de chose en comparaison : elle s’était rendue libre dès le temps de l’empereur Henri V ; la fertilité de son territoire, et surtout sa liberté, l’avaient enrichie.

À l’approche de l’empereur, elle envoie offrir de l’argent pour garder sa liberté ; mais Frédéric veut l’argent et la sujétion. La ville est assiégée, et se défend ; bientôt ses consuls capitulent : on leur ôte le droit de battre monnaie, et tous les droits régaliens. On condamne les Milanais à bâtir un palais pour l’empereur, à payer neuf mille marcs d’argent. Tous les habitants font serment de fidélité. Milan, sans duc et sans comte, fut gouvernée en ville sujette.

Frédéric fait commencer à bâtir le nouveau Lodi, sur la rivière d’Adda ; il donne de nouvelles lois en Italie, et commence par ordonner que toute ville qui transgressera ces lois payera cent marcs d’or ; un marquis, cinquante ; un comte, quarante ; et un seigneur châtelain, vingt. Il ordonne qu’aucun fief ne pourra se partager ; et comme les vassaux, en prêtant hommage aux seigneurs des grands fiefs, leur juraient de les servir indistinctement envers et contre tous, il ordonne que dans ces serments on excepte toujours l’empereur : loi sagement contraire aux coutumes féodales de France, par lesquelles un vassal était obligé de servir son seigneur en guerre contre le roi, ce qui était, comme nous l’avons dit ailleurs[9], une jurisprudence de guerres civiles.

Les Génois et les Pisans avaient depuis longtemps enlevé la Corse et la Sardaigne aux Sarrasins, et s’en disputaient encore la possession : c’est une preuve qu’ils étaient très-puissants ; mais Frédéric, plus puissant qu’eux, envoie des commissaires dans ces deux villes ; et parce que les Génois le traversent, il leur fait payer une amende de mille marcs d’argent, et les empêche de continuer à fortifier Gênes.

Il remet l’ordre dans les fiefs de la comtesse Mathilde, dont les papes ne possédaient rien ; il les donne à un Guelfe, cousin du duc de Saxe et de Bavière. On oublie le neveu de cette comtesse, fils de l’empereur Conrad, lequel avait des droits sur ces fiefs. En ce temps l’université de Bologne, la première de toutes les universités de l’Europe, commençait à s’établir, et l’empereur lui donne des priviléges.

1159-1160. Frédéric Ier commençait à être plus maître en Italie que Charlemagne et Othon ne l’avaient été : il affaiblit le pape en soumettant les prérogatives des sénateurs de Rome, et encore plus en mettant des troupes en quartier d’hiver dans ses terres.

Adrien IV, pour mieux conserver le temporel, attaque Frédéric Barberousse sur le spirituel. Il ne s’agit plus des investitures par un bâton courbé ou droit[10], mais du serment que les évêques prêtent à l’empereur ; il traite cette cérémonie de sacrilége, et cependant, sous main, il excite les peuples.

Les Milanais prennent cette occasion de recouvrer un peu de liberté, Frédéric les fait déclarer déserteurs et ennemis de l’empire, et par l’arrêt leurs biens sont livrés au pillage, et leurs personnes à l’esclavage : arrêt qui ressemble plutôt à un ordre d’Attila qu’à une constitution d’un empereur chrétien.

Adrien IV saisit ce temps de troubles pour redemander tous les fiefs de la comtesse Mathilde, le duché de Spolette, la Sardaigne, et la Corse. L’empereur ne lui donne rien ; il assiége Crême, qui avait pris le parti de Milan, prend Crême, et la pille. Milan respira, et jouit quelque temps du bonheur de devoir sa liberté à son courage.

Après la mort du pape Adrien IV, les cardinaux se partagent : la moitié élit le cardinal Roland, qui prend le nom d’Alexandre III, ennemi déclaré de l’empereur ; l’autre choisit Octavien, son partisan, qui s’appelle Victor. Frédéric Barberousse, usant de ses droits d’empereur, indique un concile à Pavie pour juger entre les deux compétiteurs : (février 1160) Alexandre refuse de reconnaître ce concile ; Victor s’y présente ; le concile juge en sa faveur ; l’empereur lui baise les pieds, et conduit son cheval comme celui d’Adrien. Il se soumettait à cette étrange cérémonie pour être réellement le maître.

Alexandre III, retiré dans Anagni, excommunie l’empereur, et absout ses sujets du serment de fidélité. On voit bien que le pape comptait sur le secours des rois de Naples et de Sicile[11]. Jamais un pape n’excommunia un roi sans avoir un prince tout prêt à soutenir par les armes cette hardiesse ecclésiastique : le pape comptait sur le roi de Naples et sur les plus grandes villes d’Italie.

1161. Les Milanais profitent de ces divisions: ils osent attaquer l’armée impériale à Carentia, à quelques milles de Lodi, et remportent une grande victoire. Si les autres villes d’Italie avaient secondé Milan, c’était le moment pour délivrer à jamais ce beau pays du joug étranger.

1162. L’empereur rétablit son armée et ses affaires: les Milanais, bloqués, manquent de vivres ; ils capitulent. Les consuls et huit chevaliers, chacun l’épée nue à la main, viennent mettre leurs épées aux pieds de l’empereur à Lodi. L’empereur révoque l’arrêt qui condamnait les citoyens à la servitude, et qui livrait leur ville au pillage (le 27 mars) ; mais à peine y est-il entré qu’il fait démolir les portes, les remparts, tous les édifices publics; et on sème du sel sur leurs ruines, selon l’ancien préjugé, très-faux, que le sel est l’emblème de la stérilité. Les Huns, les Goths, les Lombards, n’avaient pas ainsi traité l’Italie.

Les Génois, qui se prétendaient libres, viennent prêter serment de fidélité ; et en protestant qu’ils ne donneront point de tribut annuel, ils donnent mille deux cents marcs d’argent ; ils promettent d’équiper une flotte pour aider l’empereur à conquérir la Sicile et la Pouille ; et Frédéric leur donne en fief ce qu’on appelle la rivière de Gênes, depuis Monaco jusqu’à Porto-Venere.

Il marche à Bologne, qui était confédérée avec Milan ; il y protége les colléges, et fait démanteler les murailles : tout se soumet à sa puissance.

Pendant ce temps l’empire fait des conquêtes dans le Nord ; le duc de Saxe s’empare du Mecklenbourg, pays de Vandales, et y transplante des colonies d’Allemands.

Pour rendre le triomphe de Frédéric Barberousse complet, le pape Alexandre III, son ennemi, fuit de l’Italie, et se retire en France. Frédéric va à Besançon pour intimider le roi de France, et le détacher du parti d’Alexandre.

C’est dans ce temps de sa puissance qu’il somme les rois de Danemark, de Bohême, et de Hongrie, de venir à ses ordres donner leurs voix dans une diète contre un pape. Le roi de Danemark, Valdemar Ier, obéit ; il se rendit à Besançon. On dit qu’il n’y fit serment de fidélité que pour le reste de la Vandalie qu’on abandonnait à ses conquêtes ; d’autres disent qu’il renouvela l’hommage pour le Danemark ; s’il est ainsi, c’est le dernier roi de Danemark qui ait fait hommage de son royaume à l’empire ; et cette année 1162 devient par là une grande époque.

1163. L’empereur va à Mayence, dont le peuple, excité par des moines, avait massacré l’archevêque. Il fait raser les murailles de la ville ; elles ne furent rétablies que longtemps après.

1164, Erfort[12], capitale de la Thuringe, ville dont les archevêques de Mayence ont prétendu la seigneurie depuis Othon IV, est ceinte de murailles, dans le temps qu’on détruit celles de Mayence.

Établissement de la société des villes anséatiques[13]. Cette union avait commencé par Hambourg et Lubeck, qui faisaient quelque négoce, à l’exemple des villes maritimes de l’Italie. Elles se rendirent bientôt utiles et puissantes, en fournissant du moins le nécessaire au nord de l’Allemagne ; et depuis, lorsque Lubeck, qui appartenait au fameux Henri le Lion, et qu’il fortifia, fut déclarée ville impériale par Frédéric Barberousse, elle fut la première des villes maritimes. Lorsqu’elle eut le droit de battre monnaie, cette monnaie fut la meilleure de toutes, dans ces pays où l’on n’en avait frappé jusqu’alors qu’à un très-bas titre. De là vient, à ce qu’on a cru, l’argent esterling ; de là vient que Londres compta par livres esterling, quand elle se fut associée aux villes anséatiques.

Il arrive à l’empereur ce qui était arrivé à tous ses prédécesseurs : on fait contre lui des ligues en Italie, tandis qu’il est en Allemagne. Rome se ligue avec Venise, par les soins du pape Alexandre III. Venise, imprenable par sa situation, était redoutable par son opulence ; elle avait acquis de grandes richesses dans les croisades, auxquelles les Vénitiens n’avaient jusqu’alors pris part qu’en négociants habiles.

Frédéric retourne en Italie, et ravage le Véronais, qui était de la ligue. Son pape Victor meurt. Il en fait sacrer un autre, au mépris de toutes les lois, par un évêque de Liége. Cet usurpateur prend le nom de Pascal.

La Sardaigne était alors gouvernée par quatre baillis. Un d’eux, qui s’était enrichi, vient demander à Frédéric le titre de roi, et l’empereur le lui donne. Il triple partout les impôts, et retourne en Allemagne avec assez d’argent pour se faire craindre.

1165. Diète de Vurtzbourg contre le pape Alexandre III. L’empereur exige un serment de tous les princes et de tous les évêques, de ne point reconnaître Alexandre. Cette diète est célèbre par les députés d’Angleterre, qui viennent rendre compte des droits du roi et du peuple contre les prétentions de l’Église de Rome.

Frédéric, pour donner de la considération à son pape Pascal, lui fait canoniser Charlemagne. Quel saint, et quel faiseur de saints ! Aix-la-Chapelle prend le titre de la capitale de l’empire, quoiqu’il n’y ait point en effet de capitale. Elle obtient le droit de battre monnaie.

1166. Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, ayant augmenté prodigieusement ses domaines, l’empereur n’est pas fâché de voir une ligue en Allemagne contre ce prince. Un archevêque de Cologne, hardi et entreprenant, s’unit avec plusieurs autres évêques, avec le comte palatin, le comte de Thuringe, et le marquis de Brandebourg. On fait à Henri le Lion une guerre sanglante. L’empereur les laisse se battre, et passe en Italie.

1167. Les Pisans et les Génois plaident à Lodi devant l’empereur pour la possession de la Sardaigne, et ne l’obtiennent ni les uns ni les autres.

Frédéric va mettre à contribution la Pentapole, si solennellement cédée aux papes par tant d’empereurs, et patrimoine incontestable de l’Église.

La ligue de Venise et de Rome, et la haine que le pouvoir despotique de Frédéric inspire, engagent Crémone, Bergame, Brescia, Mantoue, Ferrare, et d’autres villes, à s’unir avec les Milanais. Toutes ces villes et les Romains prennent en même temps les armes.

Les Romains attaquent vers Tusculum une partie de l’armée impériale. Elle était commandée par un archevêque de Mayence très-célèbre alors, nommé Christien, et par un archevêque de Cologne. C’était un spectacle rare de voir ces deux prêtres entonner une chanson allemande pour animer leurs troupes au combat.

Mais ce qui marquait bien la décadence de Rome, c’est que les Allemands, dix fois moins nombreux, défirent entièrement les Romains, Frédéric marche alors d’Ancône à Rome ; il l’attaque ; il brûle la ville Léonine, et l’église de Saint-Pierre est presque consumée.

Le pape Alexandre s’enfuit à Bénévent. L’empereur se fait couronner avec l’impératrice Béatrix par son anti-pape Pascal dans les ruines de Saint-Pierre.

De là Frédéric revole contre les villes confédérées. La contagion qui désole son armée les met pour quelque temps en sûreté. Les troupes allemandes, victorieuses des Romains, étaient souvent vaincues par l’intempérance et par la chaleur du climat.

1168. Alexandre III trouve le secret de mettre à la fois dans son parti Emmanuel, empereur des Grecs, et Guillaume, roi de Sicile, ennemi naturel des Grecs : tant on croyait l’intérêt commun de se réunir contre Barberousse.

En effet ces deux puissances envoient au pape de l’argent et quelques troupes. L’empereur, à la tête d’une armée très-diminuée, voit les Milanais relever leurs murailles sous ses yeux, et presque toute la Lombardie conjurée contre lui. Il se retire vers le comté de Maurienne, Les Milanais, enhardis, le poursuivent dans les montagnes. Il échappe à grande peine, et se retire en Alsace, tandis que le pape l’excommunie.

L’Italie respire par sa retraite. Les Milanais se fortifient. Ils bâtissent au pied des Alpes la ville d’Alexandrie à l’honneur du pape. C’est Alexandrie de la Paille, ainsi nommée à cause de ses maisonnettes couvertes de chaume, qui la distinguent d’Alexandrie fondée par le véritable Alexandre[14].

En cette année Lunebourg commence à devenir une ville.

L’évêque de Vurtzbourg obtient la juridiction civile dans le duché de Franconie. C’est ce qui fait que ses successeurs ont eu la direction du cercle de ce nom.

Guelfe, cousin germain du fameux Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, lègue en mourant à l’empereur le duché de Spolette, le marquisat de Toscane, avec ses droits sur la Sardaigne, pays réclamé par tant de compétiteurs, abandonné à lui-même et à ses baillis, dont l’un se disait roi[15].

1169. Frédéric fait élire Henri, son fils aîné, roi des Romains, tandis qu’il est prêt à perdre pour jamais Rome et l’Italie.

Quelques mois après il fait élire son second fils, Frédéric, duc d’Allemagne, et lui assure le duché de Souabe : les auteurs étrangers ont cru que Frédéric avait donné l’Allemagne entière à son fils ; mais ce n’était que l’ancienne Allemagne proprement dite. Il n’y avait d’autre roi de la Germanie, nommée Allemagne, que l’empereur.

1170. Frédéric n’est plus reconnaissable. Il négocie avec le pape au lieu d’aller combattre. Ses armées et son trésor étaient donc diminués.

Les Danois prennent Stetin. Henri le Lion, au lieu d’aider l’empereur à recouvrer l’Italie, se croise avec ses chevaliers saxons pour aller se battre dans la Palestine.

1171. Henri le Lion, trouvant une trêve établie en Asie, s’en retourne par l’Égypte. Le Soudan voulut étonner l’Europe par sa magnificence et sa générosité : il accabla de présents le duc de Saxe et de Bavière ; et entre autres il lui donna quinze cents chevaux arabes.

1172. L’empereur assemble enfin une diète à Vorms, et demande du secours à l’Allemagne pour ranger l’Italie sous sa puissance.

Il commence par envoyer une petite armée, commandée par ce même archevêque de Mayence qui avait battu les Romains, Les villes de Lombardie étaient confédérées, mais jalouses les unes des autres. Lucques était ennemie mortelle de Pise ; Gênes l’était de Pise et de Florence ; et ce sont ces divisions qui ont perdu à la fin l’Italie.

1173. L’archevêque de Mayence, Christien, réussit habilement à détacher les Vénitiens de la ligue ; mais Milan, Pavie, Florence, Crémone, Parme, Bologne, sont inébranlables, et Rome les soutient.

Pendant ce temps, Frédéric est obligé d’aller apaiser des troubles dans la Bohême. Il y dépossède le roi Ladislas, et donne la régence au fils de ce roi. On ne peut être plus absolu qu’il l’était en Allemagne, et plus faible alors au delà des Alpes.

1174. Il passe enfin le Mont-Cenis. Il assiége cette Alexandrie bâtie pendant son absence, et dont le nom lui était odieux, et commence par faire dire aux habitants que s’ils osent se défendre, on ne pardonnera ni au sexe ni à l’enfance.

1175. Les Alexandrins, secourus par les villes confédérées, sortent sur les Impériaux, et les battent à l’exemple des Milanais. L’empereur, pour comble de disgrâce, est abandonné par Henri le Lion, qui se retire avec ses Saxons, très-indisposé contre Barberousse, qui gardait pour lui les terres de Mathilde.

Il semblait que l’Italie allait être libre pour jamais.

1176. Frédéric reçoit des renforts d’Allemagne. L’archevêque de Mayence est à l’autre bout de l’Italie, dans la marche d’Ancône, avec ses troupes.

La guerre est poussée vivement des deux côtés. L’infanterie milanaise, tout armée de piques, défait toute la gendarmerie impériale. Frédéric[16] échappe à peine, poursuivi par les vainqueurs. Il se cache, et se sauve enfin dans Pavie.

Cette victoire fut le signal de la liberté des Italiens pendant plusieurs années : eux seuls alors purent se nuire.

Le superbe Frédéric prévient enfin et sollicite le pape Alexandre, retiré dès longtemps dans Anagni, craignant également les Romains qui ne voulaient point de maître, et l’empereur qui voulait l’être.

Frédéric lui offre de l’aider à dominer dans Rome, de lui restituer le patrimoine de saint Pierre, et de lui donner une partie des terres de la comtesse Mathilde. On assemble un congrès à Bologne.

1177. Le pape fait transférer le congrès à Venise, où il se rend sur les vaisseaux du roi de Sicile. Les ambassadeurs de Sicile et les députés des villes lombardes y arrivent les premiers. L’archevêque de Mayence, Christien, y vient conclure la paix.

Il est difficile de démêler comment cette paix, qui devait assurer le repos des papes et la liberté des Italiens, ne fut qu’une trêve de six ans avec les villes lombardes, et de quinze ans avec la Sicile. Il n’y fut pas question des terres de la comtesse Mathilde, qui avaient été la base du traité.

Tout étant conclu, l’empereur se rend à Venise. Le duc le conduit dans sa gondole à Saint-Marc. Le pape l’attendait à la porte, la tiare sur la tête. L’empereur, sans manteau, le conduit au chœur, une baguette de bedeau à la main. Le pape prêcha en latin, que Frédéric n’entendait pas. Après le sermon, l’empereur vient baiser les pieds du pape, communie de sa main, conduit sa mule dans la place Saint-Marc au sortir de l’église ; et Alexandre III s’écriait : « Dieu a voulu qu’un vieillard et un prêtre triomphât d’un empereur puissant et terrible. » Toute l’Italie regarda Alexandre III comme son libérateur et son père.

La paix fut jurée sur les Évangiles par douze princes de l’empire. On n’écrivait guère alors ces traités. Il y avait peu de clauses ; les serments suffisaient. Peu de princes allemands savaient lire et signer, et on ne se servait de la plume qu’à Rome. Cela ressemble aux temps sauvages qu’on appelle héroïques.

Cependant on exigea de l’empereur un acte particulier, scellé de son sceau, par lequel il promit de n’inquiéter de six ans les villes d’Italie.

1178. Comment Frédéric Barberousse osait-il après cela passer par Milan, dont le peuple traité par lui en esclave l’avait vaincu ? Il y alla pourtant en retournant en Allemagne.

D’autres troubles agitaient ce vaste pays, guerrier, puissant, et malheureux, dans lequel il n’y avait pas encore une seule ville comparable aux médiocres de l’Italie.

Henri le Lion, maître de la Saxe et de la Bavière, faisait toujours la guerre à plusieurs évêques, comme l’empereur l’avait faite au pape. Il succomba comme lui, et par l’empereur même.

L’archevêque de Cologne, aidé de la moitié de la Vestphalie, l’archevêque de Magdebourg, un évêque d’Halberstadt, étaient opprimés par Henri le Lion, et lui faisaient tout le mal qu’ils pouvaient. Presque toute l’Allemagne embrasse leur parti.

1179. Henri le Lion est le quatrième duc de Bavière mis au ban de l’empire dans la diète de Goslar. Il fallait une puissante armée pour mettre l’arrêt à exécution. Ce prince était plus puissant que l’empereur. Il commandait alors depuis Lubeck jusqu’au milieu de la Vestphalie. il avait, outre la Bavière, la Stirie et la Carinthie. L’archevêque de Cologne, son ennemi, est chargé de l’exécution du ban.

Parmi les vassaux de l’empire qui amènent des troupes à l’archevêque de Cologne, on voit un Philippe, comte de Flandre, ainsi qu’un comte de Hainaut, et un duc de Brabant, etc. Cela pourrait faire croire que la Flandre proprement dite se regardait toujours comme membre de l’empire, quoique pairie de la France ; tant le droit féodal traînait après lui d’incertitudes.

Le duc Henri se défend dans la Saxe : il prend la Thuringe ; il prend la Hesse ; il bat l’armée de l’archevêque de Cologne.

La plus grande partie de l’Allemagne est ravagée par cette guerre civile, effet naturel du gouvernement féodal. Il est même étrange que cet effet n’arrivât pas plus souvent.

1180, Après quelques succès divers, l’empereur tient une diète dans le château de Gelnhausen vers le Rhin. On y renouvelle, on y confirme la proscription de Henri le Lion. Frédéric y donne la Saxe à Bernard d’Anhalt, fils d’Albert l’Ours, marquis de Brandebourg. On lui donne aussi une partie de la Vestphalie. La maison d’Anhalt parut alors devoir être la plus puissante de l’Allemagne.

La Bavière est accordée au comte Othon de Vitelsbach, chef de la cour de justice de l’empereur. C’est de cet Othon-Vitelsbach que descendent les deux maisons électorales de Bavière[17] qui règnent de nos jours après tant de malheurs. Elles doivent leur grandeur à Frédéric Barberousse.

Dès que ces seigneurs furent investis, chacun tombe sur Henri le Lion ; et l’empereur se met lui-même à la tête de l’armée.

1181. On prend, au duc Henri, Lunebourg dont il était maître ; on attaque Lubeck dont il était le protecteur, et le roi de Danemark Valdemar aide l’empereur dans ce siége de Lubeck.

Lubeck, déjà riche, et qui craignait de tomber au pouvoir du Danemark, se donne à l’empereur, qui la déclare ville impériale, capitale des villes de la mer Baltique, avec la permission de battre monnaie.

Le duc Henri, ne pouvant plus résister, va se jeter aux pieds de l’empereur, qui lui promet de lui conserver Brunsvick et Lunebourg, reste de tant d’États qu’on lui enlève.

Henri le Lion passe à Londres avec sa femme, chez le roi Henri : II, son beau-père. Elle lui donne un fils nommé Othon : c’est le même qui fut depuis empereur sous le nom d’Othon IV[18] ; et c’est d’un frère de cet Othon IV que descendent les princes qui règnent aujourd’hui en Angleterre : de sorte que les ducs de Brunsvick, les rois d’Angleterre, les ducs de Modène, ont tous une origine commune ; et cette origine est italienne.

1182. L’Allemagne est alors tranquille. Frédéric y abolit plusieurs coutumes barbares, entre autres celle de piller le mobilier des morts ; droit horrible que tous les bourgeois des villes exerçaient au décès d’un bourgeois, aux dépens des héritiers, et qui causait toujours des querelles sanglantes, quoique le mobilier fût alors bien peu de chose.

Toutes les villes de la Lombardie jouissent d’une profonde paix, et reprennent la vie.

Les Romains persistent toujours dans l’idée de se soustraire au pouvoir des papes, comme à celui des empereurs. Ils chassent de Rome le pape Lucius III, successeur d’Alexandre.

Le sénat est le maître dans Rome. Quelques clercs, qu’on prend pour des espions du pape Lucius III, lui sont renvoyés avec les yeux crevés : inhumanité trop indigne du nom romain.

1183. Frédéric Ier déclare Ratisbonne ville impériale. Il détache le Tyrol de la Bavière ; il en détache aussi la Stirie, qu’il érige en duché.

Célèbre congrès à Plaisance, le 30 avril, entre les commissaires de l’empereur et les députés de toutes les villes de Lombardie. Ceux de Venise même s’y trouvent. Ils conviennent que l’empereur peut exiger de ses vassaux d’Italie le serment de fidélité, et qu’ils sont obligés de marcher à son secours, en cas qu’on l’attaque dans son voyage à Rome, qu’on appelle l’expédition romaine.

Ils stipulent que les villes et les vassaux ne fourniront à l’empereur, dans son passage, que le fourrage ordinaire et les provisions de bouche pour tout subside.

L’empereur leur accorde le droit d’avoir des troupes, des fortifications, des tribunaux qui jugent en dernier ressort, jusqu’à concurrence de cinquante marcs d’argent ; et nulle cause ne doit être jamais évoquée en Allemagne.

Si, dans ces villes, l’évêque a le titre de comte, il y conservera le droit de créer les consuls de sa ville épiscopale ; et si l’évêque n’est pas en possession de ce droit, il est réservé à l’empereur.

Ce traité, qui rendait l’Italie libre sous un chef, a été regardé longtemps par les Italiens comme le fondement de leur droit public.

Les marquis de Malaspina et les comtes de Crême y sont spécialement nommés ; et l’empereur transige avec eux comme avec les autres villes. Tous les seigneurs des fiefs y sont compris en général.

Les députés de Venise ne signèrent à ce traité que pour les fiefs qu’ils avaient dans le continent ; car pour la ville de Venise, elle ne mettait pas sa liberté et son indépendance en compromis.

1184. Grande diète à Mayence. L’empereur y fait encore reconnaître son fils Henri roi des Romains.

Il arme chevaliers ses deux fils Henri et Frédéric. C’est le premier empereur qui ait fait ainsi ses fils chevaliers avec les cérémonies alors en usage. Le nouveau chevalier faisait la veille des armes, ensuite on le mettait au bain ; il venait recevoir l’accolade et le baiser en tunique ; des chevaliers lui attachaient ses éperons ; il offrait son épée à Dieu et aux saints ; on le revêtait d’une épitoge ; mais ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est qu’on lui servait à dîner sans qu’il lui fût permis de manger et de boire. Il lui était aussi défendu de rire.

L’empereur va à Vérone, où le pape Lucius III, toujours chassé de Rome, était retiré. On y tenait un petit concile. Il ne fut pas question de rétablir Lucius à Rome, On y traita la grande querelle des terres de la comtesse Mathilde, et on ne convint de rien : aussi le pape refusa-t-il de couronner empereur Henri, fils de Frédéric.

L’empereur alla le faire couronner roi d’Italie à Milan, et on y apporta la couronne de fer de Monza[19].

1185. Le pape, brouillé avec les Romains, est assez imprudent pour se brouiller avec l’empereur au sujet de ce dangereux héritage de Mathilde.

Un roi de Sardaigne commande les troupes de Frédéric. Ce roi de Sardaigne est le fils de ce bailli qui avait acheté le titre de roi[20]. Il se saisit de quelques villes dont les papes étaient encore en possession. Lucius III, presque dépouillé de tout, meurt à Vérone, et Frédéric, vainqueur du pape, ne peut pourtant être souverain dans Rome.

1186. L’empereur marie à Milan, le 6 février, son fils, le roi Henri, avec Constance de Sicile, fille de Roger II, roi de Sicile et de Naples, et petite-fille de Roger premier du nom. Elle était héritière présomptive de ce beau royaume : ce mariage fut la source des plus grands et des plus longs malheurs.

Cette année doit être célèbre en Allemagne par l’usage qu’introduisit un évêque de Metz, nommé Bertrand, d’avoir des archives dans la ville, et d’y conserver les actes dont dépendent les fortunes des particuliers. Avant ce temps-là, tout se faisait par témoins seulement, et presque toutes les contestations se décidaient par des combats.

1187. La Poméranie qui, après avoir appartenu aux Polonais, était vassale de l’empire, et qui lui payait un léger tribut, est subjuguée par Canut, roi de Danemark, et devient vassale des Danois. Slesvick, auparavant relevant de l’empire, devient un duché du Danemark, Ainsi ce royaume[21], qui auparavant relevait lui-même de l’Allemagne, lui ôte tout d’un coup deux provinces.

Frédéric Barberousse, auparavant si grand et si puissant, n’avait plus qu’une ombre d’autorité en Italie, et voyait la puissance de l’Allemagne diminuée.

Il rétablit sa réputation en conservant la couronne de Bohême à un duc ou à un roi que ses sujets venaient de déposer.

Les Génois bâtissent un fort à Monaco, et font l’acquisition de Gavi.

Grands troubles dans la Savoie. L’empereur Frédéric se déclare contre le comte de Savoie, et détache plusieurs fiefs de ce comté, entre autres les évêchés de Turin et de Genève. Les évêques de ces villes deviennent seigneurs de l’empire : de là les querelles perpétuelles entre les évêques et les comtes de Genève.

1188. Saladin, le plus grand homme de son temps, ayant repris Jérusalem sur les chrétiens, le pape Clément III fait prêcher une nouvelle croisade dans toute l’Europe.

Le zèle des Allemands s’alluma. On a peine à concevoir les motifs qui déterminèrent l’empereur Frédéric à marcher vers la Palestine, et à renouveler, à l’âge de soixante-huit ans, des entreprises dont un prince sage devait être désabusé. Ce qui caractérise ces temps-là, c’est qu’il envoie un comte de l’empire à Saladin, pour lui demander en cérémonie Jérusalem et la vraie croix. Cette vraie croix était incontestablement une très-fausse relique, et cette Jérusalem était une ville très-misérable ; mais il fallait flatter le fanatisme absurde des peuples.

On voit ici un singulier exemple de l’esprit du temps. Il était à craindre que Henri le Lion, pendant l’absence de l’empereur, ne tentât de rentrer dans les grands États dont il était dépouillé. On lui fit jurer qu’il ne ferait aucune tentative pendant la guerre sainte. Il jura, et on se fia à son serment[22].

1189. Frédéric Barberousse, avec son fils Frédéric, duc de Souabe, passe par l’Autriche et par la Hongrie avec plus de cent mille croisés. S’il eût pu conduire à Rome cette armée de volontaires, il était empereur en effet. Les premiers ennemis qu’il trouve sont les chrétiens grecs de l’empire de Constantinople. Les empereurs grecs et les croisés avaient eu à se plaindre en tout temps les uns des autres.

L’empereur de Constantinople était Isaac l’Ange. Il refuse de donner le titre d’empereur à Frédéric, qu’il ne regarde que comme un roi d’Allemagne ; il lui fait dire que s’il veut obtenir le passage, il faut qu’il donne des otages. On voit dans les Constitutions de Goldast[23] les lettres de ces empereurs. Isaac l’Ange n’y donne d’autre titre à Frédéric que celui d’avocat de l’Église romaine, Frédéric répond à l’Ange qu’il est un chien. Et après cela on s’étonne des épithètes que se donnent les héros d’Homère dans des temps encore plus héroïques.

1190. Frédéric s’étant frayé le passage à main armée bat le sultan d’Iconium ; il prend sa ville ; il passe le mont Taurus, et meurt[24] de maladie après sa victoire, laissant une réputation célèbre d’inégalité et de grandeur, et une mémoire chère à l’Allemagne plus qu’à l’Italie.

On dit qu’il fut enterré à Tyr. On ignore où est la cendre d’un empereur qui fit tant de bruit pendant sa vie. Il faut que ses succès dans l’Asie aient été beaucoup moins solides qu’éclatants ; car il ne restait à son fils Frédéric de Souabe qu’une armée d’environ sept à huit mille combattants, de cent mille qu’elle était en arrivant. Le fils mourut bientôt de maladie comme le père, et il ne demeura en Asie que Léopold, duc d’Autriche, avec quelques chevaliers. C’est ainsi que se terminait chaque croisade.


  1. Ou Jochsamergott, premier duc d’Autriche, mort au commencement de 1177.
  2. Dans le monastère de Saint-Ruf, à Valence.
  3. Page 312.
  4. Voyez page 311.
  5. M. Renouard est le premier, et jusqu’à présent le seul éditeur, qui ait mis Innocent II, au lieu de Alexandre II, qu’on lit dans toutes les autres éditions. Alexandre II est évidemment une faute de copiste ou d’imprimeur. Ce pape était mort cinquante-deux ans avant l’élévation de Lothaire II, et soixante ans avant le sujet du tableau : voyez, année 1133, page 311. (B.)
  6. Voyez année 930.
  7. Le cardinal Roland.
  8. Voyez années 1000 et 1309.
  9. Tome XI, page 411.
  10. Voyez 1076 et 1122.
  11. Voyez page 200.
  12. Erfurth. Voyez page 266.
  13. Voyez aussi années 1254 et 1278.
  14. Alexandrie de la Paille est devenue une place forte, et très-importante.
  15. Voyez année 1164.
  16. Battu à Lignano, le 29 mai 1176. Voltaire raconte ici avec plus de détails que dans l’Essai la lutte de la ligue lombarde contre l’empire.
  17. L’une d’elles s’est éteinte en 1777 : voyez, page 214, la liste des Électeurs de Bavière.
  18. Voyez année 1208.
  19. Voyez années 774 et 961.
  20. Voyez année 1164.
  21. Voyez année 1162.
  22. Voyez ci-après, année 1190.
  23. Voyez page 304.
  24. Le 10 juin. Son fils mourut sept mois après lui, en janvier 1101. (B.)