Annales de l’Empire/Édition Garnier/Avertissement de Beuchot


AVERTISSEMENT
DE BEUCHOT.

Voltaire, fuyant de Prusse pour revenir en France, se rend à Gotha, après être resté vingt-trois jours à Leipzig[1], où il était arrivé le 27 mars 1753. La duchesse de Saxe-Gotha, avec qui il était en correspondance, et à qui même il avait confié une copie de la première version de l’Essai sur les Mœurs, lui demanda[2] un abrégé de l’Histoire d’Allemagne. Voltaire, dans sa soixantième année, mit sur-le-champ la main à l’œuvre, et avant la fin du mois d’avril commença les Annales de l’Empire, dans la bibliothèque ducale de Gotha[3] ; c’était avant l’aventure de Francfort. Le séjour de Voltaire à Gotha fut trop court[4] pour qu’il pût achever son ouvrage ; mais il s’en occupa pendant sa détention de Francfort, le continua pendant ses séjours à Mayence, à Schwettingen, à l’île Jard, près de Strasbourg[5]. Jean-Michel Lorenz (né en 1723, mort en 1801), déjà très-versé dans les études historiques, eut la complaisance de corriger[6] l’ouvrage de Voltaire, qui fut confié aux presses de J.-F. Schœpflin jeune, imprimeur à Colmar.

Voltaire avait cousu dans cette Histoire de l’Empire quelques petits lambeaux de l’universelle[7], c’est-à-dire de sa première version de l’Essai sur les Mœurs, qu’il appelait alors Histoire universelle. Une copie informe de cette Histoire universelle ayant été, comme je l’ai dit[8], imprimée vers le même temps, ce fut une grande contrariété pour Voltaire.

L’auteur écrivait à son ami d’Argental, le 15 janvier 1754 : « Je compte vous envoyer bientôt le premier tome des Annales de l’Empire. » Il paraît cependant que ce premier tome avait vu le jour en décembre 1753. Il porte la date de 1753, et l’adresse de J.-H. Decker à Bâle ; et contient : 1o la dédicace À. S. A. S. Me La D. de S. G. (à son altesse sérénissime madame la duchesse de Saxe-Gotha) ; 2o Lettre de M. de V. (Voltaire) à M. de **, professeur en histoire, que les éditeurs de Kehl avaient déjà reportée dans les Mélanges, et qu’on y trouvera dans la présente édition à l’année 1753 ; 3o l’Avertissement (de l’auteur) ; 4o la Chronologie des empereurs et des papes, depuis Charlemagne et Zacharie jusqu’à Charles VI et Clément X ; 5o les vers techniques ; 6o les Annales, jusques et compris l’année 1347.

S’il fallait s’en rapporter aveuglément à Colini, l’impression de l’ouvrage n’était pas achevée en juin 1754[9]; il fallut attendre la préface[10], et l’épître dédicatoire ne fut envoyée que le 2 juillet[11]. Mais le témoignage de Voltaire me semble préférable, et il est très-positif. « J’enverrai incessamment, écrivait-il à d’Argental le 21 mars 1754, le second tome des Annales ; je n’attends que quelques cartons. » La lettre d’envoi des deux volumes au président Hénault est du 12 mai 1754.

Le second volume, avec un faux-titre, mais sans titre ni date, contient : 1o avec une pagination particulière, Doutes sur quelques points de l’Histoire de l’Empire, que j’ai reportés dans les Mélanges, à l’année 1753, date que leur a donnée l’auteur. Je remarquerai que cette date même désignait la place des Doutes en tête du volume, et non à la fin, comme on les trouve dans beaucoup d’exemplaires. Cependant il paraît, par la lettre de Voltaire à Hénault, dont j’ai parlé, que les exemplaires donnés par l’auteur contenaient la pièce à la fin. Ces Doutes ne portent que sur des faits relatifs aux années antérieures à 1347, c’est-à-dire au contenu du premier volume ; et puisqu’ils n’ont été joints qu’au second tome, ne peut-on pas en inférer que malgré leur date de 1753, ils ont cependant été imprimés après l’émission du premier volume, dont la publication, en 1753, devient alors incontestable ? 2o les Annales, depuis 1348 ; 3o la liste des Rois de Bohême et des Électeurs ; 4o une Lettre de l’auteur À. S. A, S. Me la D. D. S. G. (à son altesse sérénissime madame la duchesse de Saxe-Gotha).

Il existe une réimpression de ces deux volumes (le premier sous la date de 1753, le second aussi sans date), faite en général page pour page, mais contenant, à la page 363 du second volume, un errata. Il est à remarquer que cet errata signale des fautes qui n’existent pas dans cette édition, que je crois la seconde, et qui sont dans celle que je crois la première.

Une édition de 1754, en deux volumes in-12, ne peut avoir été faite que du consentement de l’auteur. Trois de ses corrections, arrivées trop tard pour être faites dans le texte, sont le sujet d’un errata : deux portaient sur des passages du morceau relatif aux Coutumes du temps de Charlemagne[12], que Voltaire a depuis transporté dans l’Essai sur les Mœurs.

Il est à croire qu’il se fit vers le même temps d’autres éditions de cet ouvrage[13] ; car dans un Avis, ou prospectus pour la première édition du recueil complet des œuvres de M. de Voltaire, les frères Cramer disaient, à la fin de 1755 ou au commencement de 1756 : « Les Annales de l’Empire ne se réimprimeront point actuellement ; il y en a un si grand nombre d’éditions répandues partout que ce serait multiplier les êtres sans nécessité ; d’ailleurs il y a mille choses dans ces Annales qui sont insérées et plus détaillées dans l’Essai sur l’Histoire générale. Un jour peut-être M. de Voltaire reverra cet ouvrage, et le fera ajouter à ce recueil. »

Ce ne fut qu’en 1772 que les Annales de l’Empire furent admises dans l’édition des Cramer. Elles sont contenues dans les quinzième, seizième et dix-septième parties (ou volumes) des Nouveaux Mélanges. L’auteur avait revu son ouvrage, et y avait fait des changements dont il m’a suffi d’indiquer quelques-uns.

Luchet raconte[14] que « les journalistes de Gottingue… rendirent un compte sévère de cet ouvrage, composé avec un peu de précipitation. Ils relevèrent beaucoup d’erreurs avec la supériorité de gens qui possèdent à fond l’histoire de leur pays sur quelqu’un qui l’étudiait ».

Ce n’est pas la seule fois que les rédacteurs de ce journal allemand ont maltraité Voltaire. Le Siècle de Louis XIV a été aussi l’objet de critiques assez vives de leur part, auxquelles Voltaire répondit par son Avis à l’auteur du journal de Gottingue[15]. Je ne crois pas qu’il ait répondu à la critique des Annales de l’Empire.

Est-ce quelques observations des journalistes de Gottingue que Luchet reproduit dans son Histoire littéraire de Voltaire[16] ? Je ne sais. Mais que les critiques de Luchet soient de son chef ou de celui des journalistes de Gottingue, elles n’en sont presque toutes ni plus justes, ni moins ridicules.

Luchet dit : « Erreur importante. L’empereur Charles IV ayant été lui-même roi de Bohême, la bulle d’or accordait à ce royaume, préférablement à toutes les autres principautés de l’empire germanique, le privilége d’oser appeler de ses tribunaux à la chambre impériale. « Ce n’est pas là un privilége, ce me semble, mais une servitude ou dépendance. Aussi Voltaire dit-il, dès sa première édition, ce qu’on lit page 336 du présent volume : « Il est… à remarquer combien la Bohême est favorisée dans cette bulle ; l’empereur était roi de Bohême. C’est le seul pays où les causes des procès ne doivent pas ressortir à la chambre impériale. Ce droit de non appellando a été étendu depuis à beaucoup de princes. »

Luchet reproche à Voltaire d’avoir dit que Pie V donna trop de dignités à Jacques Buoncompagno, son bâtard, et d’avoir, dans la liste des papes, omis Grégoire XIII. Or, c’est de ce dernier que Jacques Buoncompagno était bâtard. Il est donc évident qu’il y avait omission de quelques lignes par le copiste ou par l’imprimeur. Voltaire pouvait-il oublier le pape sous le pontificat duquel eut lieu la Saint-Barthélemy ? Aussi les lignes omises furent-elles rétablies dès l’édition de 1754, et sont dans toutes les éditions qui ont paru depuis.

Luchet conclut que les Annales de l’Empire sont au-dessous des autres ouvrages de Voltaire, et il en donne pour raison le défaut d’ensemble, de chaleur, d’intérêt. Ce n’est pas tout à fait l’opinion de Palissot, qui s’exprime en ces termes : « Ce qui n’eût été, en d’autres mains, qu’un ouvrage sec et aride, prend quelquefois une couleur brillante sous le pinceau de Voltaire. »

J’ai eu, pour ce volume des Annales, de grands secours dans le travail fait par M. Clogenson, qui m’a généreusement offert de prendre toutes celles de ses notes qui seraient à ma convenance. On verra que j’ai largement usé de la permission.

Voltaire avait donné, en tête du premier volume, la chronologie des empereurs et des papes, et à la fin du second celle des rois de Bohême et celle des autres électeurs. Si l’auteur a séparé des listes qu’il était tout naturel de rapprocher, cela vient probablement de la précipitation de son travail, et à l’exemple de M. Clogenson j’ai mis ensemble ces listes, mais c’est en tête de l’ouvrage que je les ai placées. Les listes données par Voltaire viennent jusqu’au milieu du xviiie siècle. L’empire d’Allemagne ayant cessé d’exister au commencement du xixe, j’ai continué ces listes jusqu’à l’extinction des électorats. Cette idée m’a été suggérée par ce qu’avait fait M. Clogenson, qui, à la fin des Annales de l’Empire, a donné la liste des quatre empereurs d’Allemagne, depuis 1753 ; j’y ai ajouté la liste des papes.

J’ai cru inutile de signaler, et encore moins de rapporter en note, tous les morceaux de l’Essai sur les Mœurs qui ont fait ou font encore double emploi dans des passages des Annales de l’Empire.

Ce 10 septembre, anniversaire de la mort de Mme  du Châtelet.

(B.)


  1. Mon Séjour auprès de Voltaire, par Colini, pages 62 et 64.
  2. Lettre de Voltaire à d’Argental, du 24 novembre 1753.
  3. Mon Séjour, page 65.
  4. Voltaire en partit le 25 mai, après y être resté trente jours : voyez ibid., pages 65, 66.
  5. Ibid., pages 77, 98, 112.
  6. Ibid., pages 112, 113.
  7. Lettre à d’Argental, du 21 décembre 1753 ; voyez aussi la lettre à la fin du présent volume.
  8. Voyez l’avertissement de Beuchot, tome XI.
  9. Mon Séjour, page 130.
  10. Ibid., page 135.
  11. Ibid., page 139.
  12. Voyez la note 1 de la page 231 du présent volume.
  13. Lambert doit en avoir fait faire une à Paris ; on peut, du moins, ce me semble, interpréter ainsi ce que Voltaire écrivait à d’Argental, le 7 février 1754 : « J’ai écrit à Lambert ; je lui ai recommandé des cartons que je lui ai envoyés pour ces Annales. »
  14. Histoire littéraire de Voltaire, tome IV, page 34, de l’édition de Cassel, page 33 de l’édition de Paris.
  15. Voyez cette pièce dans les Mélanges, année 1753.
  16. Page 28 de l’édition de Cassel, page 26 de l’édition de Paris.