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A l’extérieur

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Les Parthes

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Cependant le roi des Parthes, Vologèse, instruit des succès de Corbulon, et voyant l’étranger Tigrane placé sur le trône d’Arménie, voulait d’abord venger la gloire des Arsacides, outragée par l’expulsion de son frère Tiridate. Puis la pensée de la grandeur romaine et le respect d’une ancienne et constante alliance arrêtaient son esprit combattu. Naturellement temporiseur, il était encore retenu par la révolte des Hyrcaniens, nation puissante, et par les guerres sans nombre où cette défection l’avait engagé. Pendant qu’il flottait indécis, l’annonce d’une insulte nouvelle vint aiguillonner sa lenteur. Tigrane, sorti de l’Arménie, avait désolé l’Adiabénie, contrée limitrophe, par des ravages trop longs et trop étendus pour n’être qu’un simple brigandage. Les grands de ces nations s’en plaignaient avec amertume : "A quel abaissement étaient-ils donc descendus, pour se voir envahis, non pas même par un général romain, mais par l’audace téméraire d’un otage, confondu tant d’années parmi de vils esclaves ? " Monobaze, qui gouvernait l’Adiabénie, aigrissait leurs ressentiments en demandant à quels secours il devait implorer et à qui s’adresser. Déjà on avait cédé l’Arménie, et le reste suivrait, si les Parthes n’en prenaient la défense. Se soumettre aux Romains valait mieux que d’être conquis : on y gagnait un esclavage plus doux." Tiridate, détrôné et fugitif, faisait, par le silence ou des plaintes mesurées, une impression plus forte encore : "Non, ce n’était point par la lâcheté que les grands empires se soutenaient ; il fallait des hommes, des armes, des combats. Entre puissances, l’équité, c’est la force. Conserver ce qui est ; à soi, suffit à un particulier ; combattre pour ce qui est à d’autres, c’est la gloire d’un roi."

Entraîné par tous ces motifs, Vologèse assemble son conseil, place Tiridate auprès de lui, et parle en ces termes : "Ce prince, né du même père que moi, m’ayant, à cause de mon âge, cédé la couronne la plus noble, je l’ai mis en possession de l’Arménie, troisième trône de notre famille ; car Pacorus occupait déjà celui des Mèdes. Je croyais avoir ainsi préservé notre maison des haines et des rivalités qui de tout temps régnèrent entre frères. Les Romains s’y opposent ; et la paix, qu’ils ne troublèrent jamais impunément, ils la rompent encore aujourd’hui pour leur perte. Je l’avouerai, c’est par l’équité plutôt que par le sang, par les négociations plutôt que par les armes, que j’ai voulu, d’abord conserver les conquêtes de mes ancêtres. Si ce délai fut une faute, mon courage la réparera. Votre force, du moins, et votre gloire sont entières ; et vous avez de plus l’honneur de la modération, que les mortels les plus grands ne doivent pas dédaigner, et qui a son prix chez les dieux." Ensuite il ceint du diadème le front de Tiridate, donne à Monèse, un des nobles, sa garde à cheval avec les auxiliaires de l’Adiabénie, et commande qu’on chasse Tigrane de l’Arménie : lui-même, après s’être réconcilié avec les Hyrcaniens, lève au cœur de ses États une armée formidable, et menace les provinces romaines.

Corbulon, instruit de ces faits par des rapports certains, envoie au secours de Tigrane Vérulanus Sévérus et Vettius Bolanus à la tête de deux légions, avec l’ordre secret de mettre dans leurs mouvements plus de précaution que de rapidité ; car il aimait mieux avoir la guerre que de la faire. Il avait même écrit à l’empereur qu’il fallait un chef particulier pour défendre l’Arménie ; que la Syrie menacée par Vologèse, était dans un danger plus pressant. En attendant, il place le reste de ses légions sur la rive de l’Euphrate, arme un corps levé à la hâte dans la province, ferme avec des troupes les passages par où l’ennemi pouvait pénétrer, et, comme le pays est presque sans eau, il s’assure des sources en y élevant des forts ; il ensevelit aussi quelques ruisseaux sous des amas de sable.

Pendant que Corbulon mettait ainsi la Syrie à rouvert, Monèse voulut, par une marche rapide, devancer jusqu’au bruit de son approche, et n’en trouva pas moins Tigrane prévenu et sur ses gardes. Ce prince s’était jeté dans Tigranocerte, ville également forte par ses défenseurs et par la hauteur de ses murailles. En outre le fleuve Nicéphore1, d’un assez large cours, environne une partie des remparts, et un vaste fossé défend ce que le fleuve eût trop peu garanti. Des soldats romains étaient dans la place, et on l’avait munie d’approvisionnements. Quelques-uns des hommes chargés de ce soin s’étant emportés trop avant, l’ennemi les avait subitement enveloppés, et cette perte avait inspiré aux autres plus de colère que de crainte. D’ailleurs le Parthe réussit mal dans les sièges, faute d’audace pour attaquer de près : il lance au hasard quelques flèches, qui trompent ses efforts et n’effrayent point un ennemi retranché. Les Adiabéniens, ayant approché des échelles et des machines, furent aisément renversés, et les nôtres, dans une brusque sortie, les taillèrent en pièces.

1. Selon d’Anville, c’est le Khabour, et il passe prés d’une ville nommée Séred, qui, dit ce géographe, pourrait tenir la place de l’ancienne Tigranocerte.

Corbulon, persuadé, malgré ces heureux succès, qu’il fallait user modérément de la fortune, députa vers Vologèse pour se plaindre qu’on eût attaqué sa province, qu’on tînt assiégés un roi allié et ami et des cohortes romaines. Il l’avertissait de lever le siège, ou lui-même irait camper sur les terres ennemies. Le centurion Caspérius chargé de cette mission trouva le roi dans Nisibe2, à trente-sept milles de Tigranocerte, et lui exposa fièrement ses ordres. Vologèse avait depuis longtemps pour maxime invariable d’éviter les armes romaines. D’un autre côté, ses affaires prenaient un cours malheureux : le siège était sans résultat ; Tigrane ne manquait ni de soldats ni de vivres ; un assaut venait d’être repoussé ; des légions étaient entrées en Arménie, et d’autres, sur les frontières de Syrie, n’attendaient que le signal d’envahir ses États : lui, cependant, n’avait qu’une cavalerie épuisée par le manque de fourrages ; car une multitude de sauterelles avait dévoré tout ce qu’il y avait dans le pays d’herbes et de feuilles. Il renferme donc ses craintes, et, prenant un langage modéré, il répond qu’il va envoyer une ambassade à l’empereur des Romains pour lui demander l’Arménie et affermir la paix. Il ordonne à Monèse d’abandonner Tigranocerte, et lui-même se retire.

2. Ville forte de l’ancienne Mygdonie, partie de la Mésopotamie : il n’en reste que de faibles traces dans le bourg de Nesbin.
La plupart, attribuant cette retraite aux craintes du roi et aux menaces de Corbulon, en parlaient avec enthousiasme. D’autres supposaient un accord secret par lequel, la guerre cessant des deux côtés, et Vologèse retirant ses troupes, Tigrane quitterait aussi l’Arménie. "Car pourquoi avoir rappelé l’armée romaine de Tigranocerte ? Pourquoi abandonner dans la paix ce qu’on avait défendu par la guerre ? Avait-on plus commodément passé l’hiver au fond de la Cappadoce, sous des huttes construites à la hâte, que dans la capitale d’un royaume qu’on venait de sauver ? Non, ce n’était qu’une trêve consentie par Vologèse pour avoir en tète un autre ennemi que Corbulon, par Corbulon pour ne plus exposer une gloire, ouvrage de tant d’années" J’ai dit en effet que ce général avait demandé pour l’Arménie un chef particulier, et l’on parlait de l’arrivée prochaine de Césennius Pétus. Il parut bientôt, et tes troupes furent ainsi divisées : la quatrième et la douzième légion, avec la cinquième, appelée récemment de Mésie, ainsi que les auxiliaires du Pont, de la Galatie et de la Cappadoce, obéirent à Pétun. La troisième, la sixième, la dixième et les anciens soldats de Syrie restèrent à Corbulon. Du reste, ils devaient, suivant les circonstances, unir ou partager leurs forces. Mais Corbulon ne souffrait pas de rival ; et Pétus, à qui l’honneur du second rang aurait dû suffire, rabaissait les exploits de ce chef. Il ne cessait de dire "qu’il n’avait ni tué d’ennemis ni enlevé de butin ; que les villes qu’il avait forcées se réduisaient à de vains noms ; qu’il saurait, lui, imposer aux vaincus des lois, des tributs, et, au lieu d’un fantôme de roi, la domination romaine."

Vers le même temps, les ambassadeurs que Vologèse avait, comme je l’ai dit, envoyés vers le prince, revinrent sans avoir rien obtenu, et les Parthes commencèrent ouvertement la guerre. Pétus ne refusa pas le défi ; il prend avec lui deux légions, la quatrième, commandée alors par Funisulanus Vettonianus, la douzième, par Calavius Sabinus, et entre en Arménie sous de sinistres auspices. Au passage de l’Euphrate, qu’il traversait sur un pont, le cheval qui portait les ornements consulaires prit l’effroi sans cause apparente, et s’échappa en retournant sur ses pas. Pendant qu’on fortifiait un camp, une victime, debout près des travaux, rompit les palissades à moitié terminées et se sauva hors des retranchements. Enfin les javelots des soldats jetèrent des flammes, prodige d’autant plus frappant que c’est avec des armes de trait que combattent les Parthes.

Pétus méprisa ces présages, et, sans avoir achevé ses fortifications, sans avoir pourvu aux subsistances, il entraîna l’armée au delà du mont Taurus, afin, disait-il, de reprendre Tigranocerte et de ravager des pays que Corbulon avait laissés intacts. Il prit en effet plusieurs forts, et il eût remporté quelque gloire et quelque butin, s’il eût su chercher l’une avec mesure et prendre soin de l’autre. Après avoir parcouru de vastes espaces qu’on ne pouvait garder, et détruit les provisions qu’on avait enlevées, pressé par l’approche de l’hiver, il ramena ses troupes, et adressa au prince une lettre où, supposant la guerre terminée, il cachait le vide des choses sous la magnificence des paroles.

Pendant ce temps, Corbulon, qui n’avait pas un moment négligé la rive de l’Euphrate, la garnit de postes plus rapprochés que jamais ; et, afin que les bandes ennemies, qui déjà voltigeaient avec un appareil redoutable dans la plaine opposée, ne pussent l’empêcher de jeter un pont, il fait avancer sur le fleuve de très-grands bateaux, liés ensemble avec des poutres et surmontés de tours. De là, il repousse les barbares au moyen de balistes et de catapultes, d’où les pierres et les javelines volaient à une distance que ne pouvait égaler la portée de leurs flèches. Le pont est ensuite achevé, et les collines de l’autre rive occupées par les cohortes auxiliaires, ensuite par le camp des légions, avec une telle promptitude et un déploiement de forces si imposant, que les Parthes renoncèrent à envahir la Syrie, et tournèrent vers l’Arménie toutes leurs espérances.

Pétus, sans prévoir l’orage qui s’approchait de lui, tenait au loin dans le Pont la cinquième légion, et avait affaibli les autres en prodiguant les congés, lorsqu’il apprit que Vologèse accourait avec une armée nombreuse et menaçante. Il appelle la douzième légion, et ce qui devait faire croire ses forces augmentées ne fit que trahir sa faiblesse. On pouvait toutefois conserver le camp, et déconcerter, en temporisant, les desseins des Parthes, si Pétus avait su marcher en ses conseils ou en ceux d’autrui d’un pas plus constant. Mais à peine des hommes habiles dans la guerre l’avaient-ils fortifié contre un péril imminent, que, afin de paraître n’avoir pas besoin de lumières étrangères, il changeait tout pour faire plus mal. C’est ainsi qu’il abandonna ses quartiers, en s’écriant que ce n’était pas un fossé et des retranchements, mais des hommes et du fer qu’on lui avait donnés contre l’ennemi, et fit avancer ses légions comme pour combattre. Ensuite, ayant perdu un centurion et quelques soldats qu’il avait envoyés reconnaître les troupes barbares, il revint avec précipitation. Mais le peu d’ardeur que Vologèse avait mis à le poursuivre lui rendit sa folle confiance, et il plaça trois mille fantassins d’élite sur le sommet le plus voisin du mont Taurus, afin d empêcher le passage du roi. Des Pannoniens qui faisaient la force de sa cavalerie furent confinés dans une partie de la plaine ; enfin il cacha sa femme et son fils dans un château nommé Arsamosate3, sous la garde d’une cohorte. Il dispersait ainsi son armée, qui, réunie, eût mieux résisté à des bandes vagabondes. On ne le détermina, dit-on, qu’avec peine à faire à Corbulon l’aveu de sa détresse ; et celui-ci ne se pressait pas non plus de le secourir, afin que, le péril devenant plus grave, il y eût plus de gloire à l’en délivrer. Il ordonna cependant que mille hommes de chacune de ses trois légions, huit cents cavaliers, et un pareil nombre de soldats auxiliaires, se tinssent prêts à partir.

3. Place considérable, dont, selon d’Anville, on retrouve le nom sous la forme de Simsat ou Shimsliat. On croit que cette ville avait été fondée par Arsamés, qui régnait en Arménie vers 245 avant J. C.

Vologèse, informé que les passages étaient gardés, ici par la cavalerie, là par l’infanterie de Pétus, n’en suivit pas moins son dessein ; et, joignant la force aux menaces, il effraya les hommes à cheval, écrasa les fantassins. Un seul centurion, Tarquitius Crescens, osa défendre une tour confiée à sa garde ; il fit plusieurs sorties, tailla en pièces ceux des barbares qui approchaient le plus prés, jusqu’à ce que des feux lancés du dehors l’enveloppassent de toutes parts. Ceux qui étaient sans blessures se sauvèrent loin des routes pratiquées ; les blessés regagnèrent le camp, faisant de la valeur du roi, du nombre et de la férocité de ces peuples, mille récits exagérés par la crainte et facilement accueillis par une crainte semblable. Le général lui-même ne luttait plus contre ce cours fâcheux d’événements. Il avait abandonné tous les soins de la guerre, et conjuré Corbulon, par un second message, "de venir au plus tôt, de sauver les étendards, les aigles, le nom presque anéanti d’une armée malheureuse. Eux, en attendant, feraient leur devoir jusqu’au dernier soupir."

Corbulon, sans s’effrayer, laisse une partie de ses troupes en Syrie pour garder les fortifications construites sur l’Euphrate ; et, prenant le chemin qui était le moins long et offrait le plus de ressources, il traverse la Commagène, puis la Cappadoce, et entre en Arménie. Il menait avec l’armée, outre l’attirail ordinaire de guerre, une grande quantité de chameaux chargés de blé, afin de repousser à la fois la famine et l’ennemi. Le premier des fuyards qu’il trouva sur la route fut le primipilaire Pactius, et après lui beaucoup de soldats. Aux prétextes dont ils s’efforçaient de couvrir leur fuite, il répondait en leur conseillant "de retourner aux drapeaux et d’essayer la clémence de Pétus ; que, pour sa part, il fallait vaincre, ou il était sans pitié." Ensuite il parcourt ses légions, les encourage, les fait souvenir de leurs premiers exploits, leur montre une gloire nouvelle. "Ce n’étaient plus des bourgades ou de petites villes d’Arménie, mais un camp romain, et, dans ce camp, deux légions assiégées, qui allaient être le prix de leurs travaux. Si chaque soldat recevait de la main du général une couronne particulière pour le citoyen qu’il aurait sauvé, combien serait glorieux le jour où il y aurait autant de couronnes civiques à distribuer qu’il y avait eu de citoyens en péril ! " Par ces paroles et d’autres semblables, animés pour la cause commune d’une ardeur que doublait chez quelques-uns le danger particulier d’un parent ou d’un frère, ils hâtaient jour et nuit leur marche non interrompue.

Vologèse n’en pressait que plus vivement les assiégés, insultant tour à tour le camp des légions et le château où l’on gardait ceux que l’âge rend inhabiles à la guerre. Il s’approchait même plus qu’il n’est ordinaire aux Parthes, dans l’espoir que cette témérité attirerait ses ennemis au combat. Mais on avait peine à les arracher de leurs tentes, et ils se bornaient à la défense des retranchements, les uns pour obéir au général, les autres par lâcheté, alléguant qu’ils attendaient Corbulon, et prêts à faire valoir, si l’attaque devenait trop violente, les exemples de Numance et des fourches Caudines. "Et combien moins redoutables étaient les Samnites, peuple d’Italie, et les Carthaginois, quoique rivaux de notre empire ! Oui, cette glorieuse antiquité avait aussi, dans les périls extrêmes, mis le salut avant tout." Vaincu par le désespoir de son armée, le général écrivit à Vologèse une première lettre qui n’avait rien de suppliant. Il s’y plaignait au contraire que le roi nous fît la guerre pour l’Arménie, "de tout temps possédée par les Romains ou soumise à un prince du choix de l’empereur." Il ajoutait "que la paix serait utile aux deux partis ; que Vologèse ne devait pas seulement envisager le présent qu’il était venu contre deux légions avec toutes les forces de son royaume, mais qu’il restait aux Romains l’univers pour soutenir leur querelle."

Vologèse, sans rien discuter, répondit : "qu’il était obligé d’attendre ses frères Pacorus et Tiridate ; que ce lieu même et ce temps étaient désignés pour un conseil où ils prononceraient sur le sort de l’Arménie, et (puisque les justes dieux donnaient ce triomphe au sang d’Arsace) où ils fixeraient de plus le destin des légions romaines." Pétus députa vers le roi pour lui demander un entretien : celui-ci envoya Vasacès, commandant de sa cavalerie. Alors le général parla des Lucullus, des Pompée, de tous les actes des Césars, soit pour garder, soit pour donner l’Arménie. Vasacès soutenait que, si nous avions l’image de ce pouvoir, les Parthes en avaient la réalité. Après de longs débats, Monobaze d’Adiabénie fut appelé le lendemain comme témoin de leur accord. On convint que le siège du camp serait levé, que tous les soldats sortiraient de l’Arménie, que les forts et les approvisionnements seraient livrés aux Parthes, et que, toutes ces choses accomplies, on donnerait le temps à Vologèse d’envoyer au prince des ambassadeurs.

Cependant Pétus jeta un pont sur le fleuve Arsanias4, qui coulait près du camp ; il feignit d’en avoir besoin pour son passage ; mais les Parthes avaient imposé ce travail en preuve de leur victoire, car ce fut à eux qu’il servit : les nôtres prirent la route opposée. La renommée ajouta que les légions avaient subi l’infamie du joug, et d’autres ignominies vraisemblables en de tels revers, et dont les Parthes se donnèrent le spectacle simulé ; car ils entrèrent dans le camp avant que l’armée romaine en fût sortie, et à son départ, ils se placèrent des deux côtés de la route, reconnaissant et emmenant des esclaves et des bêtes de somme depuis longtemps entre nos mains. Des habits même furent enlevés, des armes retenues, et le soldat tremblant n’osait s’y opposer, de peur d’être obligé de combattre. Vologèse, pour constater notre défaite, fit amonceler les armes et les corps des hommes tués ; du reste il se refusa à la vue de nos légions en fuite : son orgueil rassasié aspirait aux honneurs de la modération. Il affronta le courant de l’Arsanias monté sur un éléphant, et ceux qui étaient près de lui le traversèrent à cheval, parce que le bruit s’était répandu que le pont romprait sous le faix par la fraude des constructeurs ; mais ceux qui osèrent y passer reconnurent qu’il était solide et ne cachait aucun piège.

4. Fleuve aujourd’hui nommé Arsen, qui traverse la Sophène et se rend dans l’Euphrate, après avoir passé par Arsamosate. (D’Anville.)
Au reste, il demeura constant que les assiégés étaient si bien pourvus de vivres qu’ils mirent le feu à des magasins de blé ; tandis qu’au rapport de Corbulon les Parthes, dénués de ressources, et voyant leurs fourrages épuisés, allaient abandonner le siège, et que lui-même n’était plus qu’à trois jours de marche. Corbulon ajouta que Pétus avait juré au pied des enseignes devant les envoyés de Vologèse, présents comme témoins, qu’aucun Romain n’entrerait en Arménie, jusqu’à ce qu’un message de l’empereur annonçât s’il consentait à la paix. Si ces récits furent arrangés en vue d’aggraver l’infamie, il est d’autres faits d’une évidence incontestable : c’est que Pétus fit quarante milles en un jour, laissant les blessés sur les chemins, et qu’une déroute en face de l’ennemi n’eût pas étalé un spectacle plus affreux que cette fuite précipitée. Corbulon, qui les rencontra au bord de l’Euphrate, ne voulut pas que son armée leur fît voir, dans l’éclat de ses armes et de ses décorations, un contraste humiliant. Tristes et plaignant le sort de leurs malheureux compagnons, les soldats ne purent même retenir leurs larmes : à peine, au milieu des pleurs, pensèrent-ils à donner et à rendre le salut. Ce n’était plus cette rivalité de courage, cette ambition de gloire, passions faites pour les cœurs heureux : la pitié régnait seule, plus vive dans les rangs moins élevés.

Les deux chefs eurent ensemble un court entretien. Corbulon se plaignit d’avoir inutilement fatigué son armée, tandis que la guerre pouvait finir par la fuite des Parthes. Pétus répondit que rien n’était perdu ni pour l’un ni pour l’autre ; qu’ils n’avaient qu’à porter leurs aigles en avant, et à fondre tous deux sur l’Arménie, affaiblie par la retraite de Vologèse. Corbulon répliqua qu’il n’avait pas l’ordre de César ; que le danger seul des légions l’avait tiré de sa province ; que, dans l’incertitude de ce que voulaient faire les Parthes, il allait retourner en Syrie ; qu’encore il lui faudrait implorer la bonne fortune, pour qu’une infanterie épuisée par de si longues marches n’y fût pas devancée par des cavaliers alertes, dont de vastes plaines facilitaient la course. Pétus alla passer l’hiver dans la Cappadoce. Bientôt Vologèse envoya sommer Corbulon de retirer les postes qu’il avait au delà de l’Euphrate, afin que le fleuve séparât comme autrefois les deux empires. Corbulon demandait à son tour que les garnisons des Parthes sortissent de l’Arménie : le roi finit par y consentir. Les ouvrages élevés par Corbulon de l’autre côté de l’Euphrate furent démolis, et les Arméniens restèrent sans maîtres.

Trophées pour la défaite des Parthes - Néron fait jeter le blé usagé dans le Tibre

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Cependant, à Rome, on érigeait des trophées pour la défaite des Parthes, et, sur le penchant du mont Capitolin, s’élevaient des arcs de triomphe ordonnés par le sénat quand les chances de la guerre étaient entières, et continués malgré nos revers, pour flatter les yeux en dépit de la conscience publique. Afin de mieux dissimuler ses inquiétudes sur les affaires du dehors, Néron fit plus : une partie des blés destinés au peuple étaient vieux et gâtés ; il les jeta dans le Tibre, comme sûr de l’abondance ; et quoiqu’une tempête eût submergé dans le port même prés de deux cents navires, et qu’un incendie en eût consumé cent autres qui avaient déjà remonté le fleuve, le prix des vivres ne fut point augmenté. Le prince confia ensuite les revenus publics à trois consulaires, L. Pison, Ducennius Géminus et Pompéius Paulinus, en blâmant ses prédécesseurs "d’avoir, par l’énormité de leurs dépenses, excédé la mesure des recettes : lui, au contraire, faisait à la république un présent annuel de soixante millions de sesterces."

Adoptions simulées

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Une coutume des plus condamnables s’était établie vers ce temps. A l’approche des comices, ou lorsqu’on était près de tirer au sort les provinces, beaucoup de gens sans enfants se donnaient des fils par de feintes adoptions5, et à peine avaient-ils concouru, à titre de pères, au partage des prétures et des gouvernements, qu’ils émancipaient ceux qu’ils venaient d’adopter. Des plaintes amères furent portées au sénat ; on fit valoir "les droits de la nature, les soins de l’éducation, contre des adoptions frauduleuses, calculées, éphémères. N’était-ce pas assez de privilèges pour les hommes sans enfants, de voir, exempts de soucis et de charges, toutes les routes du crédit et des honneurs ouvertes à leurs désirs ? Fallait-il que les promesses de la loi, si longtemps attendues, fussent enfin éludées, et que le prétendu père d’enfants qu’il possède sans inquiétude et perd sans regret vînt tout à coup balancer les vœux longs et patients d’un père véritable ? " Un sénatus-consulte prononça que les adoptions simulées ne donneraient aucun droit aux fonctions publiques, et n’autoriseraient pas même à recevoir des héritages.

5. La loi Papia Poppéa, rendue sous Auguste, l’an de Rome 702, qui renouvelait et complétait la loi Julia, portée vingt-cinq ans plus tôt, accordait ou confirmait certains privilèges aux citoyens mariés et qui avaient des enfants. Ainsi, ils étaient préférés pour les magistratures et le gouvernement des provinces, et, entre plusieurs candidats, celui qui avait le plus d’enfants devait l’emporter ; ils pouvaient aspirer aux dignités avant l’âge légal, etc.

Procès du Crétois Timarchus

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Ensuite on instruisit le procès du Crétois Timarchus. Outre ces injustices que la richesse orgueilleuse et puissante fait éprouver aux faibles dans toutes les provinces, on lui reprochait une parole dont l’injurieuse atteinte pénétrait jusqu’au sénat : il avait affecté de dire "qu’il dépendait de lui que les gouverneurs de la Crète reçussent, ou non, des actions de grâces." Thraséas, faisant tourner cette occasion au profit de la chose publique, vota d’abord l’exil du coupable hors de la province de Crète, ensuite il ajouta : "L’expérience prouve, pères conscrits, que les bonnes lois, les actes faits pour servir d’exemple, sont inspirés aux gens de bien par les vices des méchants. Ainsi doivent naissance à la licence des orateurs la loi Cincia, aux brigues des candidats les lois Juliennes6, aux magistrats avares les plébiscites Calpurniens7 ; car, dans l’ordre des temps, la faute précède la peine, et la réforme vient après l’abus. Prenons aussi, contre cet orgueil nouveau des hommes de province, une résolution digne de la justice et de la gravité romaine, et qui, sans rien diminuer de la protection due aux alliés, nous désabuse de l’erreur qu’un Romain a d’autres juges de sa réputation que ses concitoyens.

6. Portées par Auguste pour réprimer la brigue.
7. L’an de Rome 605, le tribun L. Calpurnius Piso fit rendre la première loi contre les concussionnaires : elle donnait aux habitants des provinces le droit de poursuivre à Rome la restitution des sommes extorquées par les magistrats, et un tribunal permanent fut établi pour en connaître.

"Jadis ce n’était pas seulement un préteur ou un consul qu’on envoyait dans les provinces : des particuliers même allaient quelquefois s’assurer de la soumission de chacun, afin d’en rendre compte, et des nations entières attendaient en tremblant le jugement d’un seul homme. Maintenant nous caressons les étrangers, nous rampons devant eux ; et si, d’un geste, ils disposent ici des remerciements, plus facilement encore ils y dictent les accusations. Accusons donc à leur voix, et laissons aux habitants des provinces ce moyen d’étaler leur puissance. Mais que toute louange fausse et mendiée soit interdite aussi sévèrement que la calomnie, que la cruauté. Souvent on commet plus de fautes en obligeant qu’en offensant ; il est même des vertus dont la haine est le prix ; telles sont une sévérité inflexible, une âme que la faveur ne peut vaincre. Aussi les commencements de nos magistrats sont-ils généralement meilleurs ; la fin dégénère, parce que ce ne sont plus que des candidats qui cherchent des suffrages. Empêchons ce désordre, et les provinces seront gouvernées avec une équité plus égale et plus ferme. Car, si la crainte des poursuites a mis un frein à l’avarice, la prohibition des actions de grâces préviendra les ménagements intéressés."

Cet avis fut reçu avec un applaudissement universel. Toutefois le sénatus-consulte ne put être rendu, parce que les consuls refusèrent de le mettre en délibération. Bientôt après, sur la proposition du prince, un décret défendit que jamais on parlât dans le conseil des alliés de remerciements à demander au sénat pour les préteurs ou les proconsuls, et que personne vînt en députation pour cet objet. Sous les mêmes consuls, le feu du ciel brûla le Gymnase, et la statue de Néron qui s’y trouvait fut fondue en un bronze informe. Un tremblement de terre renversa en grande partie Pompéi, ville considérable de la Campanie. Enfin la vestale Lélia mourut et fut remplacée par Cornélia, de la branche de Cossus.

Naissance et mort d’un fils de Poppée

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Sous le consulat de Memmius Régulus et de Virginius Rufus, Néron reçut, avec les démonstrations d’une joie plus qu’humaine, une fille qui lui naquit de Poppée ; il l’appela Augusta, et donna en même temps ce surnom à la mère. Les couches se firent dans la colonie d’Antium, où lui-même était né. Déjà le sénat avait recommandé aux dieux la grossesse de Poppée et décrété des vœux solennels ; de nouveaux furent ajoutés, et on les accomplit tous. On décerna en outre des prières publiques, un temple à la Fécondité, des combats semblables aux jeux sacrés d’Actium. On ordonna que les images en or des deux Fortunes8 seraient placées sur le trône de Jupiter Capitolin, et que les jeux du Cirque, établis à Boville en l’honneur de la maison des Jules, seraient également donnés à Antium, au nom des Domitius et des Claudes ; institutions oubliées aussitôt, l’enfant étant mort avant l’âge de quatre mois. Ce furent alors de nouvelles adulations : on vota l’apothéose, le coussin sacré, un temple avec un prêtre. Pour Néron, sa douleur ne fut pas moins démesurée que sa joie. On fit la remarque qu’à la nouvelle de la naissance, le sénat s’étant précipité tout entier à Antium, Thraséas ne fut pas reçu, et qu’il soutint sans s’émouvoir cet affront, avant-coureur d’un prochain arrêt de mort. Bientôt le prince se vanta, dit-on, à Sénèque, de s’être réconcilié avec Thraséas, et Sénèque en félicita le prince : franchise qui augmentait tout ensemble la gloire et les périls de ces deux grands hommes.

8. Les Antiates adoraient la Fortune sous deux noms divers, la Fortune équestre et la Fortune prospère.

Ambassade Parthe

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Au commencement du printemps arrivèrent les ambassadeurs des Parthes, avec des instructions de Vologèse et une lettre conçue dans le même sens. "Il se tairait, disait-il, sur la question tant de fois débattue de la souveraineté de l’Arménie, puisque les dieux, arbitres des nations les plus puissantes, avaient livré aux Parthes, non sans honte pour les Romains, la possession de ce royaume. Dernièrement il avait tenu Tigrane enfermé dans une place ; plus tard, pouvant écraser Pétus et ses légions, il les avait renvoyés sans aucun mal. Déjà sa force s’était assez fait connaître ; il venait de prouver également sa clémence. Tiridate ne refuserait pas d’aller à Rome pour y recevoir le diadème, s’il n’était retenu par les devoirs sacrés du sacerdoce9. Il irait auprès des étendards et des images du prince ; et là, en présence des légions, se ferait l’inauguration de sa royauté."

9. Tiridate était mage.

On recommence la guerre contre les Parthes

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Comme cette lettre de Vologèse était en contradiction avec celles de Pétus, qui laissaient croire que rien n’était encore décidé, on interrogea sur l’état de l’Arménie le centurion venu avec les ambassadeurs. Il répondit que tous les Romains l’avaient quittée. Alors on sentit l’ironie des barbares, qui demandaient ce qu’ils avaient pris ; et Néron délibéra, avec les premiers de Rome, sur le choix à faire entre une guerre hasardeuse et une paix déshonorante : on ne balança pas à préférer la guerre ; et, Corbulon connaissant par une longue expérience le soldat et l’ennemi, on lui en remit la conduite, de peur que l’ignorance d’un autre Pétus n’amenât encore des fautes et des regrets. Les ambassadeurs furent donc renvoyés sans avoir rien obtenu, et toutefois avec des présents, afin qu’il restât l’espérance que Tiridate ne demanderait pas en vain, s’il apportait sa prière en personne. L’administration de la Syrie fut confiée à Cincius, les forces militaires à Corbulon. On y ajouta la quinzième légion, qui lui fut amenée de Panonie par Marius Celsus. On écrivit aux tétrarques et aux rois, aux préfets et aux procurateurs, enfin à ceux des préteurs qui gouvernaient les provinces voisines, d’obéir aux ordres de Corbulon, dont le pouvoir, ainsi augmenté, égalait presque celui que Pompée avait reçu du peuple romain pour faire la guerre aux pirates. Pétus, de retour, craignait un traitement sévère : le prince, bornant son châtiment à quelques railleries, lui dit à peu prés "qu’il se hâtait de lui pardonner, de peur qu’un homme aussi prompt à s’alarmer que lui ne tombât malade d’inquiétude."

La perte des plus braves soldats et le découragement des autres rendait la quatrième et la douzième légion peu propres au combat. Corbulon les transporta en Syrie, et, de cette province, il conduisit en Arménie la sixième et la troisième, troupes fraîches et aguerries par beaucoup de travaux et de succès ; il y ajouta la cinquième légion, qui, restée dans le Pont, n’avait point eu part au désastre, ainsi que la quinzième, récemment arrivée, des vexillaires choisis d’Illyrie et d’Égypte, ce qu’il avait d’auxiliaires à pied et à cheval enfin les troupes des rois alliés, réunies en un seul corps à Mélitène10, où il se proposait de passer l’Euphrate. Là, il rassembla son armée après les lustrations d’usage, et, promettant sous les auspices de César de brillantes prospérités, rappelant ses propres exploits, imputant les revers à l’inexpérience de Pétus, il parla aux soldats avec cet ascendant qui, dans un tel guerrier, tenait lieu d’éloquence.

10. Aujourd’hui Malatié. Méliténe n’était alors qu’un camp romain.

Ensuite il prend le chemin frayé autrefois par Lucullus, et rouvre les passages que le temps avait fermés. Des ambassadeurs de Tiridate et de Vologèse étant venus pour traiter de la paix, loin de les repousser, il envoie avec eux des centurions qui portaient des paroles conciliantes : "On n’en était pas réduit à la nécessité d’un combat à outrance. Beaucoup d’événements avaient été heureux pour les Romains, quelques-uns pour les Parthes ; c’était une leçon contre l’orgueil. Il convenait aux intérêts de Tiridate de recevoir en présent un royaume qui ne fût pas ravagé ; et Vologèse servirait mieux la nation des Parthes par son alliance avec Rome, que par des hostilités mutuellement funestes. Le général n’ignorait pas leurs discordes intestines, et quels peuples indomptables le roi gouvernait. Son empereur au contraire jouissait partout d’une paix profonde, et n’avait que cette seule guerre." Aux conseils ajoutant la terreur, il chasse de leurs habitations les grands d’Arménie qui avaient commencé la révolte, et il rase leurs châteaux. Plaines et hauteurs, puissants et faibles, il remplit tout d’une égale consternation.

Le nom de Corbulon n’inspirait aux barbares mêmes aucune prévention, encore moins cette haine qu’on ressent pour un ennemi : aussi eurent-ils foi à ses conseils ; et Vologèse, qui ne repoussait pas un accommodement, demanda une trêve pour plusieurs de ses provinces. Tiridate désira une entrevue. Le temps fut fixé à un jour prochain : le lieu fut celui où Pétus avait été naguère assiégé avec ses légions. Les barbares le choisirent à cause du succès qu’il leur rappelait, et Corbulon ne l’évite pas, dans l’idée que le contraste rehausserait sa gloire. Le mauvais renom de Pétus le touchait peu d’ailleurs : il en donna une preuve éclatante en chargeant le fils même de Pétus, tribun des soldats, d’aller avec un détachement et d’ensevelir les restes de la dernière défaite. Au jour convenu, Tibérius Alexander11, chevalier romain du premier rang, donné à Corbulon pour l’aider dans cette guerre, et Vivianus Annius, gendre de ce général, trop jeune encore pour être sénateur, mais placé, avec les fonctions de lieutenant, à la tète de la cinquième légion, se rendirent dans le camp de Tiridate pour faire honneur à ce prince, et le rassurer, par un tel gage, contre toute crainte d’embûches. Les deux chefs prirent chacun vingt cavaliers. A la vue de Corbulon, le roi descendit le premier de cheval : Corbulon l’imita aussitôt, et l’un et l’autre, s’avançant à pied, se donnèrent la main.

11. Le même qui depuis fut préfet d’Égypte et fit le premier reconnaître Vespasien comme empereur.

Alors le Romain loua le jeune prince de ce que, au lieu de se précipiter dans les hasards, il revenait aux conseils de la prudence. Celui-ci parla beaucoup de sa noble origine ; puis, avec plus de modestie, il ajouta "qu’ainsi donc il irait à Rome, et porterait à César un triomphe inconnu jusqu’alors, un Arsacide suppliant, quand les Parthes n’étaient pas vaincus." On convint que Tiridate déposerait devant l’effigie de l’empereur le bandeau royal, et ne le reprendrait que de la main de Néron. Ensuite ils s’embrassent et se séparent. Après quelques jours d’intervalle, on vit se déployer, dans un appareil également imposant, d’un côté les cavaliers parthes, rangés par escadrons et parés des décorations de leurs pays, de l’autre les légions romaines, à la tête desquelles brillaient les aigles, les enseignes, et les images des dieux, dont l’aspect donnait à ce lieu la majesté d’un temple. Au centre s’élevait un tribunal, surmonté d’une chaise curule où était placée la statue de Néron. Tiridate, après avoir, suivant l’usage, immolé des victimes, s’avance, détache le diadème de sa tète, et le dépose aux pieds de la statue ; spectacle qui remua profondément toutes les âmes, et dont l’impression fut d’autant plus vive, qu’on avait encore devant les yeux le massacre ou le siège des armées romaines. "Mais combien était changé le cours des destins ! Tiridate allait se montrer aux nations ; et que manquait-il pour que ce fût en captif ? "

Aux soins de la gloire, Corbulon joignit les attentions de la politesse et donna un festin. Le roi, à chaque objet nouveau qui frappait ses regards, lui en demandait l’explication : "Pourquoi un centurion annonçait-il le commencement des veilles d’où venait l’usage de se lever de table au son de la trompette, d’aller, avec une torche, allumer le feu sur un autel construit devant l’augural ? " Corbulon, par des réponses où les paroles agrandissaient les choses, le remplit d’admiration pour nos anciennes coutumes. Le lendemain, Tiridate demanda que, avant d’entreprendre un si long voyage, il lui fût permis d’aller voir ses frères et sa mère. En attendant, il laissa sa fille en otage, avec une lettre suppliante pour Néron.

Il part, et trouve Pacorus chez les Mèdes, Vologèse à Ecbatane12. Ce roi n’oubliait pas son frère. Il avait même, par des envoyés particuliers, demandé à Corbulon "qu’on lui épargnât toutes les formes de la servitude, qu’il ne rendit point son épée, qu’il fût admis à embrasser les gouverneurs de nos provinces, dispensé d’attendre à leur porte, traité à Rome avec la même distinction que lest consuls." C’est que Vologèse, accoutumé à l’orgueil des cours étrangères, ne connaissait pas l’esprit des Romains, pour qui la réalité du pouvoir est tout, ses vanités peu de chose.

12. Ecbatane, capitale de la Grande-Médie, maintenant Ramadan, ville considérable de l’Irak-Adjemi.

Quelques mesures de Néron en 63

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La même année, le prince étendit aux nations des Alpes maritimes le droit du Latium13. Il assigna aux chevaliers romains des places dans le cirque, en avant de celles du peuple ; car jusqu’alors ces deux ordres y assistaient confondus, la loi Roscia n’ayant statué que sur les quatorze premiers rangs du théâtre. Enfin il donna des spectacles de gladiateurs aussi magnifiques que les précédents ; mais trop de sénateurs et de femmes distinguées se dégradèrent sur l’arène.
13. "Le droit de Latium dit Gibbon, était d’une espèce particulière : dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats seulement prenaient, à l’expiration de leurs offices, la qualité de citoyen romain ; mais comme ils étaient annuels, les principales familles se trouvaient bientôt revêtues de cette dignité."

Néron fait du théâtre

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Sous le consulat de C. Lécanius et de M. Licinius, Néron était pressé d’un désir chaque jour plus ardent de monter sur les théâtres publics. Car jusqu’alors il n’avait chanté que dans son palais ou dans ses jardins, aux Juvénales, où les spectateurs étaient trop peu nombreux à son gré, et la scène trop étroite pour une voix si belle. N’osant toutefois faire ses débuts à Rome, il choisit Naples, en qualité de ville grecque : "là il préluderait, pour aller ensuite recueillir dans la Grèce ces brillantes couronnes que l’opinion des siècles a consacrées, et revenir avec une réputation qui enlèverait les applaudissements du peuple romain." Bientôt la population de Naples rassemblée en foule, les curieux qu’attira des villes voisines le bruit de cette nouveauté, les courtisans du prince, et ceux que leur service attachait à sa suite, enfin jusqu’à des compagnies de soldats, remplirent le théâtre.

Vatinius

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Il y arriva un événement, sinistre aux yeux de la plupart, mais où Néron vit une providence attentive et des dieux bienveillants : quand les spectateurs furent sortis, le théâtre s’écroula ; et, comme il était vide, personne ne fut blessé. Néron composa des chants pour remercier les dieux et retracer l’histoire de cette mémorable aventure. Dans le dessein de traverser la mer Adriatique, il s’arrêta, chemin faisant, à Bénévent, où Vatinius donnait un brillant spectacle de gladiateurs. Vatinius fut une des plus hideuses monstruosités de cette cour. Élevé dans une boutique de cordonnier, les difformités de son corps et la bouffonnerie de son esprit le firent appeler d’abord pour servir de risée : il se poussa par la calomnie et acquit, aux dépens des gens de bien, un crédit, une fortune, un pouvoir de nuire, dont les plus pervers pouvaient être jaloux.

Mort de Torquatus Silanus

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Pendant que Néron assistait à ces jeux, les plaisirs même ne suspendaient pas le cours des assassinats. C’est précisément à cette époque que Torquatus Silanus fut contraint de mourir, parce qu’à l’illustration de la famille Junia il joignait le crime d’avoir Auguste pour trisaïeul. Les accusateurs eurent ordre de lui reprocher des largesses dont la prodigalité ne lui laissait d’espérance que dans une révolution. On l’accusait même d’avoir chez lui des hommes qu’il qualifiait de secrétaire, de maîtres des requêtes, de trésoriers, préludant par l’usurpation des titres à celle du pouvoir. Alors les affranchis de son intime confiance sont enlevés et chargés de fers. Lui-même, voyant approcher l’instant de sa condamnation, se coupa les veines des bras, et Néron ne manqua pas de dire, suivant sa coutume, que, quel que fût le crime de Torquatus et sa juste défiance dans une défense impossible, il aurait vécu cependant, s’il avait attendu la clémence de son juge.

Un voyage en Égypte avorté

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Bientôt Néron, sans qu’on ait su pourquoi, renonça pour le moment à la Grèce et revint à Rome, l’imagination secrètement occupée des provinces d’Orient et surtout de l’Égypte. Il déclara enfin par un édit que son absence ne serait pas longue, et que le repos et la prospérité de l’État n’en seraient point altérés. Puis, à l’occasion de son départ, il monta au Capitole et adora les dieux. Étant allé ensuite au temple de Vesta, il se mit subitement à trembler de tous ses membres, effrayé sans doute par la présence de la déesse, ou par le souvenir de ses forfaits, qui ne le laissait pas un moment sans crainte. Dès lors, il abandonna son dessein, en protestant "qu’aucun soin ne balançait dans son cœur l’amour de la patrie. Il avait vu les visages abattus des citoyens, il entendait leurs plaintes secrètes : ce voyage entraînerait si loin d’eux celui dont ils ne supportaient pas même la plus courte absence, accoutumés qu’ils étaient à se rassurer par la vue du prince contre les coups de la fortune ! Dans les affections de famille, l’homme préférait ce qui tenait à lui de plus près : à ce même titre, le peuple romain avait les premiers droits sur Néron ; et puisqu’il le retenait, il fallait obéir" Ce langage fut agréable à la multitude, avide de plaisirs, et, ce qui est son principal souci, inquiète des subsistances si le prince s’éloignait. Pour le sénat et les grands, ils ne savaient si on devait, absent ou présent, le redouter davantage : à la fin, comme dans toutes les grandes alarmes, l’événement qui arriva fut estimé le pire.

Pour accréditer l’opinion que le séjour de Rome faisait ses délices, Néron donnait des festins dans les lieux publics, et il semblait que la ville entière fût son palais. De tous ces repas, aucun n’égala en luxe et en célébrité celui qu’ordonna Tigellin, et que je citerai pour exemple, afin de n’avoir pas à raconter cent fois les mêmes profusions. On construisit sur l’étang d’Agrippa un radeau qui, traîné par d’autres bâtiments, portait le mobile banquet. Les navires étaient enrichis d’or et d’ivoire ; de jeunes infâmes, rangés selon leur âge et leurs lubriques talents, servaient de rameurs. On avait réuni des oiseaux rares, des animaux de tous les pays, et jusqu’à des poissons de l’Océan. Sur les bords du lac s’élevaient des maisons de débauche remplies de femmes du premier rang, et, vis-à-vis, l’on voyait des prostituées toutes nues. Ce furent d’abord des gestes et des danses obscènes ; puis, à mesure que le jour disparut, tout le bois voisin, toutes les maisons d’alentour, retentirent de chants, étincelèrent de lumières. Néron, souillé de toutes les voluptés que tolère ou que proscrit la nature, semblait avoir atteint le dernier terme de la corruption, si, quelques jours après, il n’eut choisi, dans cet impur troupeau, un certain Pythagoras auquel il se maria comme une femme, avec toutes les solennités de noces véritables. Le voile des épouses fut mis sur la tête de l’empereur : auspices, dot, lit nuptial, flambeaux de l’hymen, rien ne fut oublié. Enfin, on eut en spectacle tout ce que, même avec l’autre sexe, la nuit cache de son ombre.

L’incendie de Rome

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Le hasard, ou peut-être un coup secret du prince (car l’une et l’autre opinion a ses autorités), causa le plus grand et le plus horrible désastre que Rome eût jamais éprouvé de la violence des flammes. Le feu prit d’abord à la partie du Cirque qui tient au mont Palatin et au mont Célius. Là, des boutiques remplies de marchandises combustibles lui fournirent un aliment, et l’incendie, violent dès sa naissance et chassé par le vent, eut bientôt enveloppé toute la longueur du Cirque ; car cet espace ne contenait ni maisons protégées par un enclos, ni temples ceints de murs, ni rien enfin qui pût en retarder les progrès. Le feu vole et s’étend, ravageant d’abord les lieux bas, puis s’élançant sur les hauteurs, puis redescendant, si rapide que le mal devançait tous les remèdes, et favorisé d’ailleurs par les chemins étroits et tortueux, les rues sans alignement de la Rome d’autrefois. De plus, les lamentations des femmes éperdues, l’âge qui ôte la force aux vieillards et la refuse à l’enfance, cette foule où chacun s’agite pour se sauver soi-même ou en sauver d’autres, où les plus forts entraînent ou attendent les plus faibles, où les uns s’arrêtent, les autres se précipitent, tout met obstacle aux secours. Souvent, en regardant derrière soi, on était assailli par devant ou par les côtés : on se réfugiait dans le voisinage, et il était envahi par la flamme ; on fuyait encore, et les lieux qu’on en croyait le plus loin s’y trouvaient également en proie. Enfin, ne sachant plus ce qu’il fallait ou éviter ou chercher, toute la population remplissait les rues, gisait dans les campagnes. Quelques-uns, n’ayant pas sauvé de toute leur fortune de quoi suffire aux premiers besoins de la vie, d’autres, désespérés de n’avoir pu arracher à la mort les objets de leur tendresse, périrent quoiqu’ils pussent échapper. Et personne n’osait combattre l’incendie : des voix menaçantes défendaient de l’éteindre ; des inconnus lançaient publiquement des torches, en criant qu’ils étaient autorisés ; soit qu’ils voulussent piller avec plus de licence, soit qu’en effet ils agissent par ordre.

Pendant ce temps, Néron était à Antium et n’en revint que quand le feu approcha de la maison qu’il avait bâtie pour joindre le palais des Césars aux jardins de Mécène. Toutefois on ne put empêcher l’embrasement de dévorer et le palais, et la maison, et tous les édifices d’alentour. Néron, pour consoler le peuple fugitif et sans asile, ouvrit le Champ de Mars, les monuments d’Agrippa et jusqu’à ses propres jardins. Il fit construire à la hâte des abris pour la multitude indigente ; des meubles furent apportés d’Ortie et des municipes voisins, et le prix du blé fut baissé jusqu’à trois sesterces14. Mais toute cette popularité manqua son effet, car c’était un bruit général qu’au moment où la ville était en flammes il était monté sur son théâtre domestique et avait déclamé la ruine de Troie, cherchant, dans les calamités des vieux âges, des allusions au désastre présent.

14. Le prix indiqué ici est celui du modius, qu’on traduit ordinairement par boisseau, et qui égalait 40 litres 1/10 de nos mesures. Or 3 sesterces représentaient sous Néron 54 centimes 3/4, ce qui porterait l’hectolitre à 5 fr. 42 c.

Le sixième jour enfin, on arrêta le feu au pied des Esquilies, en abattant un nombre immense d’édifices, afin d’opposer à sa contagion dévorante une plaine nue et pour ainsi dire le vide des cieux. La terreur n’était pas encore dissipée quand l’incendie se ralluma, moins violent, toutefois, parce que ce fut dans un quartier plus ouvert : cela fit aussi que moins d’hommes y périrent ; mais les temples des dieux, mais les portiques destinés à l’agrément, laissèrent une plus vaste ruine. Ce dernier embrasement excita d’autant plus de soupçons, qu’il était parti d’une maison de Tigellin dans la rue Émilienne. On crut que Néron ambitionnait la gloire de fonder une ville nouvelle et de lui donner son nom. Rome est divisée en quatorze régions : quatre restèrent intactes ; trois étaient consumées jusqu’au sol ; les sept autres offraient à peine quelques vestiges de bâtiments en ruine et à moitié brûlés.

Il serait difficile de compter les maisons, les îles15, les temples qui furent détruits. Les plus antiques monuments de la religion, celui que Servius Tullius avait dédié à la Lune, le Grand autel et le temple consacrés par l’Arcadien Évandre à Hercule vivant et présent, celui de Jupiter Stator, voué par Romulus, le palais de Numa Pompilius et le sanctuaire de Vesta, avec les Pénates du peuple romain, furent la proie des flammes. Ajoutez les richesses conquises par tant de victoires, les chefs-d’ œuvre des arts de la Grèce, enfin les plus anciens et les plus fidèles dépôts des conceptions du génie, trésors dont les vieillards gardaient le souvenir, malgré la splendeur de la ville renaissante, et dont la perte était irréparable. Quelques-uns remarquèrent que l’incendie avait commencé le quatorze avant les kalendes d’août, le jour même où les Sénonais avaient pris et brûlé Rome. D’autres poussèrent leurs recherches jusqu’à supputer autant d’années, de mois et de jours de la fondation de Rome au premier incendie, que du premier au second.

15. On appela d’abord insula un quartier plus ou moins grand, compris entre quatre rues, ce qu’on nomme encore île dans plusieurs villes du midi de la France ; ce nom s’étendit peu à peu à chacune des maisons qui formaient cet assemblage.

Reconstruction

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Néron mit à profit la destruction de sa patrie, et bâtit un palais où l’or et les pierreries n’étaient pas ce qui étonnait davantage ; ce luxe est depuis longtemps ordinaire et commun mais il enfermait des champs cultivés, des lacs, des solitudes artificielles, bois, esplanades, lointains. Ces ouvrages étaient conçus et dirigés par Céler et Sévérus, dont l’audacieuse imagination demandait à l’art ce que refusait la nature, et se jouait capricieusement des ressources du prince. Ils lui avaient promis de creuser un canal navigable du lac Averne à l’embouchure du Tibre, le long d’un rivage aride ou sur un sol traversé de montagnes. On ne rencontrait d’eaux que celles des marais Pontins ; le reste du pays était sec ou escarpé dût-on venir à bout de vaincre les obstacles, le travail était excessif, l’utilité médiocre. Néron cependant voulait de l’incroyable : il essaya de percer les hauteurs voisines de l’Averne, et l’on voit encore des traces de son espérance déçue.

Au reste, ce que l’habitation d’un homme laissa d’espace à la ville, ne fut pas, comme après l’incendie des Gaulois, rebâti au hasard et sans ordre. Les maisons furent alignées, les rues élargies, les édifices réduits à une juste hauteur. On ouvrit des cours, et l’on éleva des portiques devant la façade des bâtiments. Néron promit de construire ces portiques à ses frais, et de livrer aux propriétaires les terrains nettoyés, ajoutant, pour ceux qui auraient achevé leurs constructions dans un temps qu’il fixa, des récompenses proportionnés à leur rang et à leur fortune. Les marais d’Ostie furent destinés à recevoir les décombres ; on en chargeait, à leur retour vers la mer, les navires qui avaient remonté le Tibre avec du blé. Une partie déterminée de chaque édifice fut bâtie sans bois, mais seulement avec des pierres d’Albe ou de Gabie, qui sont à l’épreuve du feu. L’eau, que des particuliers détournaient à leur usage, fut rendue au public ; et des gardiens furent chargés de veiller à ce qu’elle coulât plus abondante et en plus de lieux divers : chacun fut obligé de tenir toujours prêt et sous la main ce qu’il faut pour arrêter le feu ; enfin les murs mitoyens furent interdits, et l’on voulut que chaque maison eût son enceinte séparée. Ces règlements contribuèrent à l’embellissement non moins qu’à l’utilité de la nouvelle ville. Quelques-uns crurent cependant que l’ancienne forme convenait mieux pour la salubrité, parce que, les rues étant étroites et les toits élevé, le soleil y dardait moins de feu, tandis que, maintenant, il embrase de toutes ses ardeurs ces vastes espaces que ne défend aucune ombre.

Les Chrétiens

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La prudence humaine avait ordonné tout ce qui dépend de ses conseils : on songea bientôt à fléchir les dieux, et l’on ouvrit les livres sibyllins. D’après ce qu’on y lut, des prières furent adressées à Vulcain, à Cérès et à Proserpine : des dames romaines implorèrent Junon, premièrement au Capitole, puis au bord de la mer la plus voisine, où l’on puisa de l’eau pour faire des aspersions sur les murs du temple et la statue de la déesse ; enfin les femmes actuellement mariées célébrèrent des sellisternes16 et des veillées religieuses. Mais aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d’avoir ordonné l’incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d’autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se débordait de nouveau, non-seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle, et donnait en même temps des jeux au Cirque, où tantôt il se mêlait au peuple en habit de cocher, et tantôt conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les cœurs s’ouvraient à la compassion, en pensant que ce n’était pas au bien public, mais à la cruauté d’un seul, qu’ils étaient immolés.

16. Dans certaines solennités religieuses, ordonnées pour remercier ou apaiser le ciel, on couvrait les autels des mets les plus somptueux, et comme si l’on eût invité les dieux à un festin, on rangeait leurs statues à l’entour, celles des dieux sur des lits, lectos, pulvinaria, celles des déesses sur des sièges, sellas ; d’où lectisternia et sellisternia.

Pillage - Sénèque se porte malade

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Cependant, pour remplir le trésor, on ravageait l’Italie, on ruinait les provinces, les peuples alliés, les villes qu’on appelle libres. Les dieux mêmes furent enveloppés dans ce pillage : on dépouilla les temples de Rome, et on en retira tout l’or votif ou triomphal que le peuple romain, depuis son origine, gavait consacré dans ses périls ou ses prospérités. Mais en Asie, mais en Grèce, avec les offrandes, on enlevait encore les statues des dieux ; mission dignement remplie par Acratus et Sécundus Carinas, envoyés dans ces provinces. Acratus était un affranchi capable de tous les crimes ; Carinas, exercé dans la philosophie grecque, en avait les maximes à la bouche, sans que la morale eût pénétré jusqu’à son âme. Le bruit courut que Sénèque, pour échapper à l’odieux de tant de sacrilèges, avait demandé à se retirer dans une terre éloignée, et que, sur le refus du prince, il avait feint d’être malade de la goutte et n’était plus sorti de son appartement. Quelques-uns rapportent que du poison fut préparé pour lui par un de ses affranchis nommé Cléonicus, qui en avait l’ordre de Néron, et que Sénèque fut sauvé, soit par la révélation de l’affranchi, soit par sa propre défiance et son extrême frugalité, ne se nourrissant que de fruits sauvages, et se désaltérant avec de l’eau courante.

Désastre naval

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Dans le même temps, des gladiateurs qui étaient à Préneste essayèrent de rompre leurs fers, et furent contenus par les soldats chargés de les garder. Déjà les imaginations effrayées voyaient renaître Spartacus et tous les malheurs anciens : tant le peuple désire à la fois et redoute les nouveautés. Peu de temps après, on reçut la nouvelle d’un désastre naval, causé non par la guerre (jamais la paix ne fut plus profonde), mais par les ordres absolus de Néron, qui avait fixé un jour pour que la flotte fût rendue en Campanie, et n’avait pas excepté les hasards de la mer. Les pilotes obéissants partirent de Formies, malgré la tempête, et pendant qu’ils s’efforçaient de doubler le promontoire de Misène, un vent violent d’Afrique les poussa sur les rivages de Cumes, où ils perdirent la plupart des trirèmes et beaucoup de petits bâtiments.

Prodiges

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A la fin de l’année, on ne s’entretint que de prodiges, avant-coureurs de calamités prochaines : coups de foudre plus réitérés qu’à aucune autre époque ; apparition d’une comète, sorte de présage que Néron expia toujours par un sang illustre ; embryons à deux têtes, soit d’hommes, soit d’animaux, jetés dans les chemins, ou trouvés dans les sacrifices où l’usage est d’immoler des victimes pleines. Enfin, dans le territoire de Plaisance, un veau naquit, dit-on, près de la route, avec la tête à la cuisse ; et les aruspices en conclurent qu’on voulait donner à l’empire une autre tête, mais qu’elle ne serait pas forte, ni le secret bien gardé, parce que l’accroissement de l’animal avait été arrêté dans le ventre de la mère, et qu’il était né sur la voie publique.

Conjuration de Pison

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Silius Nerva et Atticus Vestinus prirent possession du consulat au moment d’une conjuration, puissante aussitôt que formée, dans laquelle s’étaient jetés à l’envi des sénateurs, des chevaliers, des soldats, des femmes même, autant par haine contre le prince que par inclination pour C. Pison. Issu des Calpurnius, et tenant, par la noblesse du sang paternel, à beaucoup d’illustres familles, Pison devait à ses vertus, ou à des dehors qui ressemblaient aux vertus, une grande popularité. Consacrant son éloquence à défendre les citoyens, généreux envers ses amis, affable et prévenant même pour les inconnus, il avait encore ce que donne le hasard, une haute taille et une belle figure ; mais nulle gravité dans les mœurs, nulle retenue dans les plaisirs : il menait une vie douce, amie du faste, dissolue quelquefois ; et c’était un titre de plus aux suffrages de tous ceux qui, séduits par les charmes du vice, ne veulent pas dans le pouvoir suprême trop de contrainte ni de sévérité.

Conjuration de Pison - Mort de Lucain

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Le complot ne naquit point de son ambition, et toutefois j’aurais peine à dire quel en fut le premier auteur, et sous l’inspiration de qui se forma un dessein qui eut tant de complices. Les plus ardents, comme le prouva la fermeté de leur mort, furent Subrius Flavius, tribun d’une cohorte prétorienne, et le centurion Sulpicius Asper. Lucain et le consul désigné Plautius Latéranus y portèrent toute la vivacité de la haine. Un ressentiment personnel animait Lucain : Néron, pour étouffer sa réputation poétique, lui avait défendu de montrer ses vers, dont il avait la vanité d’être jaloux. Quant à Latéranus, élu consul, il n’avait aucun motif de vengeance ; l’amour seul de la patrie en fit un conjuré. Deux sénateurs, Flavius Scévinus et Afranius Quinctianus, démentirent leur renommée, en embrassant, dès le commencement, une si hasardeuse entreprise : car Scévinus avait l’âme énervée parla débauche, et sa vie languissait dans l’assoupissement ; Quinctianus, décrié pour l’impureté de ses mœurs, et diffamé par Néron dans des vers satiriques, pensait à venger son injure.

Ces hommes donc, par les propos qu’ils tenaient entre eux ou avec leurs amis sur les crimes du prince, la fin prochaine de l’empire, la nécessité de choisir un chef qui le sauvât de sa ruine, associèrent à leurs vues Tullius Sénécio, Cervarius Proculus, Vulcatius Araricus, Julius Tugurinus, Munatius Gratus, Antonius Natalis, Martius Festus, tous chevaliers romains. D’une intime familiarité avec le prince, il restait à Sénécion les semblants de l’amitié, et plus de périls en menaçaient sa tête. Natalis était le confident de tous les secrets de Pison ; le reste fondait sur une révolution d’ambitieuses espérances. Avec Subrius et Sulpicius, que j’ai déjà nommés, d’autres gens d’épée promirent encore leurs bras, Granius Silvanus et Statius Proximus, tribuns dans les cohortes prétoriennes, Maximus Scaurus et Vénétus Paulus, centurions. Mais la force principale semblait être dans le préfet du prétoire Fénius Rufus, homme estimé pour sa conduite et ses mœurs, que Tigellin, cruel, impudique, et, à ce titre, placé bien plus avant dans le cœur du prince, poursuivait de ses délations. Même il l’avait plus d’une fois mis en péril, sous prétexte d’amours criminelles avec Agrippine, que Fénius regrettait, selon lui, et qu’il voulait venger. Quand les conjurés virent un préfet du prétoire engagé dans leur parti, et qu’ils en eurent plusieurs fois reçu l’assurance de sa bouche, ils commencèrent à délibérer plus hardiment sur le lieu et le temps de l’exécution. On dit que Subrius avait déjà eu la pensée d’attaquer Néron pendant qu’il chantait sur la scène, ou lorsque, dans l’incendie du palais, il courait çà et là, de nuit et sans gardes. Ici la solitude, là tout un peuple témoin d’un coup si glorieux, aiguillonnaient ce généreux courage ; mais il fut retenu par le désir de l’impunité, écueil ordinaire des grands desseins.

Pendant que les conjurés indécis reculaient le terme de leurs espérances et de leurs craintes, une femme nommée Épicharis, qui était entrée dans le secret sans qu’on ait su comment (rien d’honnête jusqu’alors n’avait occupé sa pensée), les animait par ses exhortations et ses reproches. Enfin, ennuyée de leurs lenteurs, et se trouvant en Campanie auprès de la flotte de Misène, elle essaye d’en ébranler les chefs et de les lier au parti par la complicité. Voici le commencement de cette intrigue : un des chiliarques17 de la flotte, Volusius Proculus, avait eu part à l’attentat de Néron contre les jours de sa mère, et se croyait peu récompensé pour un crime de cette importance. Soit qu’Épicharis le connût auparavant, ou qu’une amitié récente les unit, il lui parle des services qu’il avait rendus à Néron et du peu de fruit qu’il en recueillait. Les plaintes qu’il ajoute, sa résolution de se venger, s’il en avait le pouvoir, donnèrent à Épicharis l’espérance de l’entraîner, et, par lui, beaucoup d’autres. La flotte eût été d’un grand secours et aurait offert de fréquentes occasions, le prince aimant beaucoup à se promener sur mer à Pouzzoles et Misène. Épicharis poursuit donc l’entretien et passe en revue tous les forfaits de Néron : "Oui, le sénat était anéanti, mais on avait pourvu à ce que le destructeur de la république expiât ses crimes : que Proculus se tînt prêt seulement à seconder l’entreprise et tâchât d’y gagner les plus intrépides soldats ; il recevrait un digne prix de ses services" Elle tut cependant le nom des conjurés : aussi les révélations de Proculus furent-elles sans effet, quoiqu’il eût rapporté à Néron tout ce qu’il avait entendu. Épicharis, appelée et confrontée avec le délateur, réfuta sans peine ce que n’appuyait aucun témoin. Toutefois, elle fut retenue en prison, Néron soupçonnant que des faits dont la vérité n’était pas démontrée pouvaient encore n’être pas faux.

17. Un commandant de mille hommes.

Alarmés cependant par la crainte d’une trahison, les conjurés furent d’avis de hâter le meurtre et de le consommer à Baïes, dans la maison de campagne de Pison ; car l’empereur, charmé des agréments de ce lieu, s’y rendait souvent, et s’y livrait aux plaisirs du bain et de la table, sans garde et débarrassé de l’attirail de sa puissance. Mais Pison s’y refusa : il trouvait odieux d’ensanglanter par le meurtre d’un prince, quel qu’il fût, la table sacrée du festin et les dieux hospitaliers. "C’était au sein de Rome, dans ce palais abhorré, bâti des dépouilles des citoyens, c’était au moins dans un lieu public, qu’il fallait accomplir un dessein conçu pour l’avantage de tout le peuple." Voilà ce qu’il disait tout haut ; mais sa crainte secrète était que Silanus, qu’une illustre naissance et une âme formée par les soins et sous la discipline de C. Cassius semblaient porter à toutes les grandeurs, ne s’emparât du pouvoir ; entreprise que s’empresseraient d’appuyer tous les hommes étrangers à la conjuration, et ceux qui plaindraient en Néron la victime d’une perfidie. Plusieurs crurent que Pison redoutait aussi le génie entreprenant du consul Vestinus, qui aurait pu songer à la liberté, ou choisir un prince qui reçût l’empire comme un don de sa main. Car Vestinus n’était pas de la conjuration, bien qu’elle ait servi de prétexte à Néron pour l’immoler, malgré son innocence, à de vieilles inimitiés.

Enfin ils résolurent d’exécuter leur projet pendant les jeux du Cirque, le jour consacré à Cérès. Néron, dont les sorties étaient rares, et qui se tenait renfermé dans son palais ou dans ses jardins, ne manquait pas de venir à ces fêtes, et la gaieté du spectacle rendait auprès de lui l’accès plus facile. Voici comme ils avaient concerté leur attaque. Latéranus, sous prétexte d’implorer pour les besoins de sa maison la générosité du prince, devait tomber à ses genoux d’un air suppliant, le renverser adroitement et le tenir sous lui ; car Latéranus était d’un courage intrépide et d’une stature colossale. Ainsi terrassé et fortement contenu, les tribuns, les centurions et les plus déterminés des autres complices accourraient pour le tuer. Scévinus sollicitait l’honneur de frapper le premier : il avait enlevé un poignard du temple de la déesse Salus en Étrurie, ou, suivant quelques-uns, du temple de la Fortune à Férentum, et il le portait sans cesse, comme une arme vouée à quelque grand exploit. On était convenu que Pison attendrait dans le temple de Cérès, où Fénius et les autres iraient le prendre pour le conduire au camp : Antonia, fille de l’empereur Claude, devait l’y accompagner, afin de lui concilier la faveur des soldats ; c’est au moins ce que rapporte Pline. Quoi qu’il en soit de cette tradition, je n’ai pas cru devoir la négliger, malgré le peu d’apparence qu’Antonia, sur un espoir chimérique, eût prêté son nom, et hasardé ses jours, ou que Pison, connu pour aimer passionnément sa femme, se fût lié par la promesse d’un autre mariage ; si ce n’est pourtant qu’il n’y a pas de sentiment que n’étouffe l’ambition de régner.

Il est étonnant combien, entre tant de conjurés, différents d’âge, de rang, de naissance, hommes, femmes, riches, pauvres, tout fut renfermé dans un impénétrable secret. Enfin la trahison partit de la maison de Scévinus. La veille de l’exécution, après un long entretien avec Natalis, il rentra chez lui et scella son testament ; puis, tirant du fourreau le poignard dont je viens de parler, et se plaignant que le temps l’eût émoussé, il ordonna qu’on en avivât le tranchant sur la, pierre et qu’on y fit une pointe bien acérée ; il confia ce soin à l’affranchi Milichus. En même temps il fit servir un repas plus somptueux qu’à l’ordinaire, et donna la liberté à ses esclaves favoris, de l’argent aux autres. Du reste, il était sombre, et une grande pensée le préoccupait visiblement, quoiqu’il s’égarât en des propos divers où il affectait la gaieté. Enfin il charge ce même Milichus d’apprêter ce qu’il faut pour bander des plaies et arrêter le sang ; soit que cet affranchi connut la conjuration et eût été fidèle jusqu’alors, soit qu’il ignorât un secret dont le premier soupçon lui serait venu à cet instant même, comme la suite l’a fait dire à plusieurs. Quand cette âme servile eut calculé le prix de la perfidie, ne rêvant plus que trésors et puissance, elle oublia le devoir, la vie d’un patron, la liberté reçue. Milichus avait pris d’ailleurs les conseils de sa femme, conseils lâches et pervers. Elle lui remplissait l’esprit de frayeurs : "Beaucoup d’esclaves, lui disait-elle, beaucoup d’affranchis avaient vu les mêmes choses que lui ; le silence d’un seul homme ne sauverait rien ; mais un seul homme aurait toutes les récompenses, quand il aurait donné le premier avis."

Au point du jour, Milichus courut donc aux jardins de Servilius. D’abord on lui en refusa l’entrée ; mais à force de répéter qu’il apportait un avis de la nature la plus grave, la plus effrayante, il se fit introduire chez Épaphrodite, affranchi de Néron. Conduit par celui-ci devant le prince, il lui dénonce un péril imminent, de redoutables complots, enfin tout ce qu’il a entendu, tout ce qu’il a conjecturé. Il lui montre même le poignard aiguisé pour le tuer, et demande qu’on fasse venir celui qu’il accuse. Enlevé aussitôt par des soldats, Scévinus paraît et cherche à se justifier : "Le fer dont on lui faisait un crime était l’objet d’un culte héréditaire dans sa famille ; il le gardait dans sa chambre, d’où son perfide affranchi l’avait dérobé. Déjà plus d’une fois il avait scellé son testament, sans avoir pour cet acte des jours de préférence : plus d’une fois aussi il avait donné à des esclaves ou de l’argent ou la liberté ; s’il s’était montré plus généreux en cette occasion, c’est que, devenu moins riche et pressé par ses créanciers, il avait des craintes pour son testament. De tout temps sa table avait été libéralement servie, et il aimait à se donner des douceurs que les juges sévères n’avaient pas toujours approuvées. D’appareils pour panser les blessures, il n’en avait point commandé ; mais le calomniateur, sentant qu’il incriminait vainement des faits publics, en avait supposé un dont il fût tout à la fois le dénonciateur et le témoin." Une intrépide fermeté soutenait ce langage : il traite à son tour l’affranchi de monstre exécrable, chargé de tous les crimes, et cela d’un ton et d’un visage si assurés que la délation tombait, si Milichus n’eut été averti par sa femme que Natalis avait eu avec Scévinus une longue et secrète conférence, et que tous deux étaient intimes amis de Pison.

On fait venir Natalis et on les interroge séparément sur la nature et l’objet de cet entretien. La diversité de leurs réponses ayant fait naître des soupçons, on les chargea de fers. Leur constance ne tint point contre l’aspect et la menace des tortures. Ce fut pourtant Natalis qui parla le premier. Mieux instruit de tout le complot et accusateur plus adroit, il nomma d’abord Pison ; puis il ajouta Sénèque, soit qu’en effet il eût servi de négociateur entre Pison et lui, soit dans la vue de plaire à Néron, qui haïssait mortellement Sénèque et cherchait tous les moyens de le perdre. Quand Scévinus connut les dépositions de Natalis, succombant à la même faiblesse, ou peut-être croyant tout découvert et ne voyant plus d’avantage à garder le silence, il révéla les autres complices. Trois d’entre eux, Lucain, Quinctianus et Sénécion, nièrent longtemps. Enfin, corrompus par la promesse de l’impunité, ils voulurent se faire pardonner la lenteur de leurs aveux, et Lucain prononça le nom d’Atilla, sa propre mère, Quinctianus celui de Glitius Gallus, Sénécion celui d’Annius Pollio, leurs meilleurs amis.

Néron cependant se ressouvint qu’Épicharis était détenue sur la dénonciation de Proculus, et, persuadé qu’un sexe si faible ne résisterait pas à la douleur, il donna ordre qu’on la déchirât de tortures. Mais ni le fouet, ni les feux, ni la rage des bourreaux, qui redoublaient d’acharnement pour ne pas être bravés par une femme, ne purent lui arracher un aveu. C’est ainsi que le premier jour elle triompha de la question. Le lendemain, comme on la traînait au même supplice, assise dans une chaise à porteur (car ses membres tout brisés ne pouvaient plus la soutenir), elle défit le vêtement qui lui entourait le sein, et, avec le lacet, forma un nœud coulant qu’elle attacha au haut de la chaise ; puis elle y passa son cou, et, pesant sur ce nœud de tout le poids de son corps, elle s’ôta le souffle de vie qui lui restait : courage admirable dans une affranchie, dans une femme, qui, soumise à une si redoutable épreuve, protégeait de sa fidélité des étrangers, presque des inconnus ; tandis que des hommes de naissance libre, d’un sexe fort, des chevaliers romains, des sénateurs, n’attendaient pas les tortures pour trahir à l’envi ce qu’ils avaient de plus cher. Car Lucain même, et Sénécion, et Quinctianus, dénonçaient encore et révélaient complices sur complices, au grand effroi de Néron, qui tremblait de plus en plus, malgré les, gardes sans nombre dont il s’était environné.

Et c’était peu de ses gardes : il couvrit de troupes les murailles, en assiégea la mer et le fleuve ; on eût dit qu’il, tenait Rome même prisonnière. De tous côtés voltigeaient sur les places, dans les maisons et jusque dans les campagnes et dans les villes voisines, des fantassins, des cavaliers entremêlés de Germains, qui avaient la confiance du prince à titre d’étrangers. Ils ramenaient par longues files des légions d’accusés ; qu’on entassait aux portes des jardins. Quand on les introduisait pour être jugés, malheur à celui qui avait souri à un conjuré, qui lui avait parlé par hasard, qui l’avait seulement rencontré, ou qui s’était trouvé avec lui dans un repas ou à quelque spectacle : c’étaient autant de crimes. Durement interrogés par Tigellin et Néron, Fénius les pressait encore avec, acharnement : personne ne l’avait nommé jusqu’alors ; mais, en traitant impitoyablement ses complices, il se ménageait un moyen de faire croire qu’il avait tout ignoré. Subrius, présent aux interrogatoires, eut l’idée de tirer son glaive et de frapper Néron sur l’heure même ; il fit signe à Fénius, qui par un signe contraire arrêta son mouvement ; déjà le tribun portait la main à la garde de son épée.

Quand le secret de la conjuration fut trahi, pendant qu’on entendait Milichus et que Scévinus balançait encore, quelques amis de Pison le pressèrent de se rendre au camp, ou de monter à la tribune aux harangues et d’essayer les dispositions du peuple ou des soldats. "Si les confidents de leurs desseins accouraient à ce signal, ils entraîneraient tout le reste ; et quelle impression ne ferait pas ce premier coup porté, impression si puissante en toute nouvelle entreprise ? Néron n’avait rien de préparé contre cette attaque. Une surprise déconcertait jusqu’aux braves : irait-il, ce comédien, accompagné sans doute de Tigellin avec ses concubines, opposer la force à la force ? On voyait souvent réussir à l’épreuve ce qu’un esprit timide aurait cru impossible. En vain Pison espérait-il de tant de complices silence et fidélité : ou les âmes, ou les corps pouvaient faillir ; il n’était pas de secret que ne pénétrassent les tortures ou les récompenses. On viendrait donc l’enchaîner à son tour, et le traîner à une mort ignominieuse. Combien il serait plus beau de périr dans les bras de la république, en élevant le drapeau de la liberté ! Dussent les soldats manquer à son courage, dût-il être abandonné du peuple ah ! que du moins, si la vie lui était arrachée, il honorât sa mort aux yeux de ses ancêtres et de ses descendants ! " Insensible à ces exhortations, il sortit un instant, puis se renferma chez lui, fortifiant son âme contre le moment suprême. Bientôt parut une troupe de satellites que Néron avait composée de recrues ou de gens ayant peu de service : il craignait que l’esprit des vieux soldats ne fût gagné au parti. Pison mourut en se faisant couper les veines des bras. Il laissa un testament rempli pour Néron de basses flatteries : c’était par faiblesse pour son épouse, femme dégradée, sans autre mérite que sa beauté, et qu’il avait enlevée à la couche d’un de ses amis. Elle se nommait Arria Galla, le premier mari Domitius Silius ; tous deux ont à jamais flétri la renommée de Pison, lui par d’infâmes complaisances, elle par son impudicité.

Mort de Sénèque

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La première mort qui suivit fut celle du consul désigné Plautius Latéranus ; elle fut si précipitée que Néron ne lui permit ni d’embrasser ses enfants, ni de jouir de ce peu de moments qu’il laissait à d’autres pour choisir leur trépas. Traîné au lieu réservé pour le supplice des esclaves, il est égorgé par la main du tribun Statius et meurt plein d’une silencieuse constance, et sans reprocher au tribun sa propre complicité. A cette mort succéda celle de Sénèque, plus agréable au prince que toutes les autres : non que rien prouvât qu’il eût eu part au complot ; mais Néron voulait achever par le fer ce qu’il avait en vain tenté par le poison. Natalis seul avait nommé Sénèque, et il s’était borné à dire "que, celui-ci étant malade, il avait eu mission de le visiter et de se plaindre que sa porte fût fermée à Pison, quand ils devraient plutôt cultiver leur amitié, en se voyant familièrement. A quoi Sénèque avait répondu que des visites mutuelles et de fréquents entretiens ne convenaient ni à l’un ni à l’autre ; qu’au reste ses jours étaient attachés à la conservation de Pison." Granius Silvanus, tribun d’une cohorte prétorienne, fut chargé de communiquer cette déposition à Sénèque, et de lui demander s’il reconnaissait les paroles de Natalis et sa propre réponse. Soit hasard, soit dessein Sénèque était arrivé ce jour-là de Campanie, et il s’était arrêté dans une maison de plaisance, la quatrième pierre milliaire. Le tribun s’y rendit vers le soir, et entoura la maison de soldats. Sénèque était à table avec sa femme Pompéia Paullina et deux de ses amis, quand il lui exposa le message de l’empereur.

Il répondit "que Natalis était venu chez lui se plaindre, au nom de Pison, que ce dernier ne fût pas admis à lui rendre visite, et que pour excuse il avait allégué sa santé et son amour du repos ; que du reste il n’avait aucune raison de préférer les jours d’un particulier à sa propre conservation ; qu’il n’avait pas l’esprit enclin à la flatterie ; que Néron le savait mieux que personne, ayant plus souvent trouvé en lui un homme libre qu’un esclave." Quand Silvanus eut rapporté ces paroles à Néron, en présence de Poppée et de Tigellin, les conseillers intimes de ses cruautés, le prince demanda si Sénèque se disposait à quitter la vie. Le tribun assura qu’il n’avait remarqué en lui aucun signe de frayeur, que rien de triste n’avait paru dans ses discours ni sur son visage. A l’instant il reçut l’ordre de retourner et de lui signifier son arrêt de mort. Fabius Rusticus raconte que Silvanus ne prit pas le chemin par où il était venu, mais qu’il se détourna pour aller chez Fénius, et que, après lui avoir exposé les volontés du prince, il lui demanda s’il devait obéir, ce que le préfet lui conseilla de faire. Étrange concours de lâcheté ! Silvanus aussi était de la conjuration, et il grossissait le nombre des crimes dont il avait conspiré la vengeance. Il eut toutefois la pudeur de ne pas se montrer ; et un centurion entra par son ordre pour notifier à Sénèque la sentence fatale.

Sénèque, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare "que, puisqu’on le réduit à l’impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus précieux, l’image de sa vie ; que, s’ils gardent le souvenir de ce qu’elle eut d’estimable, cette fidélité à l’amitié deviendra leur gloire." Ses amis pleuraient : lui, par un langage tour à tour consolateur et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant "ce qu’étaient devenus les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d’années contre tous les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée de quelqu’un ? et que restait-il à l’assassin de sa mère et de son frère, que d’être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance ? "

Après ces exhortations, qui s’adressaient à tous également, il embrasse sa femme, et, s’attendrissant un peu en ces tristes instants, il la prie, il la conjure "de modérer sa douleur ; de ne pas nourrir des regrets éternels ; de chercher plutôt, dans la contemplation d’une vie toute consacrée à la vertu, de nobles consolations à la perte d’un époux." Pauline proteste qu’elle aussi est décidée à mourir ; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. Sénèque ne voulut pas s’opposer à sa gloire ; son amour d’ailleurs craignait d’abandonner aux outrages une femme qu’il chérissait uniquement. "Je t’avais montré, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie : tu préfères l’honneur de la mort ; je ne t’envierai pas le mérite d’un tel exemple. Ce courageux trépas, nous le subirons l’un et l’autre d’une constance égale ; mais plus d’admiration consacrera ta fin." Ensuite le même fer leur, ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l’abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d’affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n’abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu’elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu’en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. Comme on l’a publié tel qu’il sortit de sa bouche, je m’abstiendrai de le traduire en des termes différents.

Néron, qui n’avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu’on l’empêchât de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à l’insu de Pauline ; car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu’elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d’être morte avec son époux, mais qu’ensuite, flattée d’une plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une honorable fidélité à la mémoire de son mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s’était épuisée en elle. Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annéus, qu’il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s’était pourvu depuis longtemps, le même qu’on emploie dans Athènes contre ceux qu’un jugement public a condamnés à mourir18. Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l’activité du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l’eau sur les esclaves qui l’entouraient, en disant : "J’offre cette libation à Jupiter Libérateur." Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l’avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et tout-puissant, il s’occupait déjà de sa fin.

18. Ce poison est la ciguë.

Le bruit courut que Subrius, de concert avec les centurions, avait décidé secrètement, mais non pourtant à l’insu de Sénèque, qu’une fois Néron tué par la main de Pison, Pison serait tué à son tour, et l’empire donné à Sénèque, comme à un homme sans reproche, appelé au rang suprême par l’éclat de ses vertus. On débitait même une parole de Subrius : Opprobre pour opprobre, qu’importe un musicien ou un acteur de tragédies ? " car, si Néron jouait de la lyre, Pison déclamait en habit de tragédien.

Autres morts

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La complicité des gens de guerre fut enfin découverte. On se lassa de voir Férius poursuivre un crime auquel il avait pris part, et l’indignation lui fit des accusateurs. Pressé par ses questions menaçantes, Scévinus répondit, avec un sourire expressif, que personne n’en savait plus que lui ; et il l’exhorta vivement à payer de reconnaissance un si bon prince. A ces mots Fénius ne trouve plus de voie et pourtant ne veut pas se taire ; il bégaye quelques paroles entrecoupées, qui trahissent sa peur : bientôt il est confondu par les autres et surtout par Cervarius Proculus, chevalier romain, qui l’accusent à l’envi ; et l’empereur donne ordre au soldat Cassius, qu’il tenait près de lui à cause de sa force extraordinaire, de le saisir et de le garrotter.

Le tribun Subrius périt, dénoncé par les mêmes complices. Il allégua d’abord la différence de ses mœurs et l’impossibilité que lui, homme de guerre, eût concerté un projet si hardi avec des lâches et des efféminés. Ensuite, comme on le pressait, il embrassa la gloire d’un généreux aveu. Interrogé par Néron sur la cause qui avait pu l’entraîner à oubli de son serment : "Je te haïssais, répondit-il : aucun soldat, ne te fut plus fidèle tant que tu méritas d’être aimé ; j’ai commencé à te haïr depuis que tu es devenu assassin de ta mère et de ta femme, cocher, histrion, incendiaire." J’ai rapporté ses propres paroles, parce qu’elles ne furent pas publiques comme celles de Sénèque, et que cette courageuse et naïve saillie d’une âme guerrière ne méritait pas moins d’être connue. Rien, dans toute cette conjuration, ne blessa plus sensiblement les oreilles du prince, toujours prêt à commettre des crimes, mais peu fait à les entendre appeler par leur nom. Le supplice de Subrius fut confié au tribun Véianus Niger. Comme il faisait creuser la fosse dans un champ voisin, Subrius la trouva trop étroite et trop peu profonde : "Cela même, dit-il aux soldats qui l’entouraient, ils ne savent pas le faire dans les règles." Averti de tenir la tête ferme : "Que ta main, répliqua-t-il, soit aussi ferme que ma tête ! " En effet, Niger tout tremblant put à peine la lui abattre en deux coups ; il s’en fit auprès de Néron un mérite barbare, en disant qu’il avait tué Subrius une fois et demie.

Après Subrius, nul ne montra plus d’intrépidité que le centurion Sulpicius Asper. Néron lui demandant pourquoi il avait conspiré contre sa vie, il dit, pour toute réponse : "qu’on ne pouvait secourir autrement un homme souillé de tant de forfaits," et il marcha au supplice. Les autres centurions subirent aussi la mort sans que leur fermeté se démentît. Mais Fénius n’eut pas le même courage, et il déposa ses lamentations jusque dans son testament. Néron attendait qu’on enveloppât dans l’accusation le consul Vestinus, qu’il regardait comme un homme violent et ennemi de sa personne. Mais les conjurés ne s’étaient point ouverts à Vestinus, quelques-uns à cause d’anciennes inimitiés, le plus grand nombre parce qu’ils ne voyaient en lui qu’un esprit fougueux et insociable. Au reste, la haine de Néron contre Vestinus était née d’une étroite liaison ; où ils avaient appris, l’un à connaître et à mépriser la bassesse du prince, l’autre à craindre la fierté d’un ami dont il avait souvent essuyé les mordantes plaisanteries : or ces jeux d’esprit, quand ils tiennent trop de la vérité, laissent après eux de vifs ressouvenirs. A ces causes de haine s’en joignait une récente : Vestinus venait d’épouser Statilia Messallina, quoiqu’il n’ignorât pas que l’empereur était un de ses amants.

Comme il ne se découvrait ni crime ni accusateur, Néron, ne pouvant se donner l’apparence d’un juge, eut recours à la force d’un maître. Il envoya le tribun Gérélanus, à la tête d’une cohorte, avec ordre "de prévenir les desseins du consul, d’enlever sa forteresse, de désarmer sa milice." Vestinus avait en effet une maison qui dominait le Forum, et une troupe d’esclaves bien faits et d’âges assortis. Il avait rempli ce jour-là toutes les fonctions consulaires, et il donnait un festin, sans rien craindre de fâcheux, ou pour mieux dissimuler ses craintes, lorsque les soldats entrèrent et dirent que le tribun le demandait. Il se lève sans tarder, et tout s’achève en un moment. Il est enfermé dans une chambre, un médecin s’y trouve et lui coupe les veines ; encore plein de vie, il est porté au bain et plongé dans l’eau chaude, sans avoir proféré un seul mot où il plaignit son destin. Les convives, environnés de soldats, ne furent rendus à la liberté que bien avant dans la nuit, après que Néron, se représentant l’état de ces malheureux qui attendaient la mort au sortir de table, et riant de leur frayeur, eut dit qu’ils avaient payé assez cher l’honneur de souper chez un consul.

Le prince ordonne ensuite le meurtre de Lucain. Pendant que le sang coulait de ses veines, ce poëte, sentant se refroidir ses pieds et ses mains, et la vie se retirer peu à peu des extrémités, tandis que le cœur conservait encore la chaleur et le sentiment, se ressouvint d’un passage où il avait décrit, avec les mîmes circonstances, la mort d’un soldat blessé, et se mit à réciter les vers : ce furent ses dernières paroles. Sénécion mourut ensuite, puis Quinctianus, puis Scévinus, mieux que ne promettait la mollesse de leur vie. Les autres conjurés périrent à leur tour, sans avoir rien dit ni rien fait de mémorable.

Cependant la ville se remplissait de funérailles et le Capitole de victimes. A mesure que l’un perdait un fils, l’autre un frère, un parent, un ami, ils rendaient grâce aux dieux, ornaient leurs maisons de laurier, tombaient aux genoux du prince, et fatiguaient sa main de baisers. Néron, qui prenait ces démonstrations pour de la joie, récompensa par l’impunité les promptes révélations de Natalis et de Cervarius. Milichus, comblé de richesses, se décora d’un nom grec qui veut dire Sauveur19. Un des tribuns, Silvanus, quoique absous, se tua de sa main ; un autre, Statius Proximus, avait reçu son pardon de l’empereur : il mourut pour braver sa clémence. Pompéius, Cornélius Martialis, Flavius Népos, Statius Domitius, furent dépouillés du tribunat, sous prétexte que, s’ils n’étaient pas les ennemis du prince, ils passaient pour l’être. Novius Priscus avait été l’ami de Sénèque ; Glitius Gallus et Annius Pollio étaient plus compromis que convaincus : on leur assigna des exils. Priscus y fut suivi d’Antonia Flaccilla sa femme, Gallus d’Égnatia Maximilla. Celle-ci possédait de grands biens qu’on lui laissa d’abord, et qu’on finit par lui ôter ; deux circonstances qui relevèrent également sa gloire. Rufius Crispinus fut aussi exilé : la conjuration servit de prétexte ; le vrai motif, c’est que Néron ne lui pardonnait pas d’avoir été le mari de Poppée. Virginius et Rufus durent leur bannissement à l’éclat de leur nom. Virginius, par ses leçons d’éloquence, Musonius Rufus, en enseignant la philosophie, entretenaient parmi les jeunes gens une émulation suspecte. Cluvidiénus Quiétus, Julius Agrippa, Blitius Catullinus, Pétronius Priscus, Julius Altinus, allèrent, comme une colonie, peupler les îles de la mer Égée. Cadicia, femme de Scévinus, et Césonius Maximus, chassés d’Italie, n’apprirent que par la punition qu’on les avait accusés. Atilla, mère de Lucain, ne fut ni justifiée ni punie : on ne fit pas mention d’elle.

19. Il prit le surnom de Soter.

Toutes ces choses accomplies, Néron fit assembler les soldats et leur distribua deux mille sesterces20 à chacun en ordonnant de plus que le blé, qu’ils avaient payé jusqu’alors au prix du commerce, leur fût livré gratuitement. Ensuite, comme s’il eût eu à rendre compte de quelque exploit guerrier, il convoque le sénat, et il donne les ornements du triomphe au consulaire Pétronius Turpilianus, à Coccéius Nerva21, préteur désigné, au préfet du prétoire Tigellin ; si prodigue d’honneurs pour Tigellin et Nerva, qu’outre les statues triomphales qui leur furent érigées au Forum, il plaça encore leurs images dans le palais. Nymphidius reçut les décorations consulaires. Comme il s’offre pour la première fois dans mes récits, j’en dirai quelques mots ; car ce sera aussi l’un des fléaux de Rome. Né d’une affranchie qui prostitua sa beauté aux esclaves et aux affranchis des princes, il se prétendait fils de l’empereur Caïus, parce que le hasard lui avait donné sa haute stature et son regard farouche : ou peut-être Caïus, qui descendait jusques aux courtisanes, avait-il porté chez la mère de cet homme ses brutales fantaisies.

20. En monnaie actuelle, 367 fr. 62 cent.
21. Le même qui depuis fut empereur. Entre cette dignité suprême et les honneurs qu’il reçoit de Néron, il éprouva les malheurs de l’exil : il fut relégué à Tarente par Domitien qui le soupçonnait de conspirer contra lui.

Non content d’avoir assemblé le sénat et harangué les pères conscrits, Néron adressa au peuple un édit, auquel était joint le recueil de toutes les dépositions, avec les aveux des condamnés. C’était une réponse aux bruits populaires qui l’accusaient d’avoir tué des innocents par envie ou par crainte. Au reste, qu’une conjuration ait été formée, mûrie, étouffée, ceux qui cherchaient la vérité de bonne foi n’en doutèrent pas alors ; et les exilés revenus à Rome après la mort de Néron l’ont eux-mêmes reconnu. Dans le sénat, tout le monde était aux pieds du prince, et les plus affligés flattaient plus que les autres. Comme Junius Gallio, effrayé de la mort de Sénèque, son frère, demandait grâce pour lui-même, Saliénus Clémens, se déchaînant contre lui, le traita d’ennemi et de parricide. Il fallut, pour arrêter Saliénus, que le sénat tout entier le conjurât "de ne pas laisser croire qu’il abusait des malheurs publics au profit de ses haines particulières, et de ne pas ramenez sous le glaive ce que la clémence du prince avait couvert de la paix ou de l’oubli."

On décerna ensuite des offrandes et des actions de grâces aux dieux, avec des hommages particuliers au Soleil, qui a, prés du Cirque, où devait s’exécuter le crime, un ancien temple et dont la providence avait dévoilé ces mystérieux complots. II fut décidé qu’aux jeux célébrés dans le Cirque en l’honneur de Cérès on ajouterait de nouvelles courses de chars, que le nom de Néron serait donné au mois d’avril, et un temple élevé à la déesse Salus, au lieu même d’où Scévinus avait tiré son poignard. Néron consacra cette arme dans le Capitole, avec l’inscription : A JUPITER VINDEX. Ces mots ne furent pas remarqués d’abord : après le soulèvement de Julius Vindex, on y vit l’annonce et le présage d’une future vengeance. Je trouve dans les actes du sénat que le consul désigné Cérialis Anicius avait opiné pour que l’État fît au plus tôt bâtir à ses frais un temple au dieu Néron, hommage qu’il lui décernait sans doute comme à un héros élevé au-dessus de la condition humaine et digne de l’adoration des peuples, mais qu’on pouvait un jour interpréter comme un pronostic de sa mort : car on ne rend aux princes les honneurs des dieux que quand ils ont cessé d’habiter parmi les hommes.


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