Annales (Tacite)/Livre III

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Suite de la mort de Germanicus

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Agrippine, dont l’hiver n’avait nullement interrompu la navigation, arrive à l’île de Corcyre, située vis-à-vis de la Calabre1. Elle y resta quelques jours, afin de calmer les emportements d’une âme qui ne savait pas endurer son malheur. Cependant, au premier bruit de son retour, les amis les plus dévoués de sa famille, tous ceux qui avaient fait la guerre sous Germanicus, beaucoup d’inconnus même, accourus des cités voisines, les uns parce qu’ils croyaient plaire à César, les autres par esprit d’imitation, se précipitèrent dans Brindes le point le plus rapproché et le plus sûr où elle pût aborder. Aussitôt que la flotte fut aperçue dans le lointain, le port, le rivage, les remparts de la ville, les toits des maisons, tous les lieux d’où la vue s’étendait sur la mer, se couvrirent de spectateurs éplorés, qui se demandaient si l’on recevrait Agrippine en silence ou avec quelque acclamation. On doutait encore quel accueil serait le plus convenable, lorsque insensiblement la flotte toucha le port, dans un appareil où, au lieu de l’allégresse ordinaire des rameurs, tout annonçait la tristesse et le deuil. Au moment où, sortie du vaisseau avec deux de ses enfants, Agrippine parut, l'urne sépulcrale dans les mains, les yeux baissés vers la terre, il s'éleva un gémissement universel: et l'on n'eût pas distingué les parents des étrangers, les regrets des hommes de la désolation des femmes; seulement le cortége d'Agrippine semblait abattu par une longue affliction, et la douleur du peuple, étant plus récente, éclatait plus vivement.

II. Tibère avait envoyé deux cohortes prétoriennes, avec ordre aux magistrats de la Calabre, de l'Apulie et de la Campanie, de rendre à la mémoire de son fils les honneurs suprêmes. Les cendres étaient portées sur les épaules des tribuns et des centurions : devant elles marchaient les enseignes sans ornements et les faisceaux renversés. Quand on passait dans les colonies, le peuple vêtu de noir, les chevaliers en trabée, brûlaient, selon la richesse du lieu, des étoffes, des parfums, et tout ce qu'on offre aux morts pour hommage. Les habitants mêmes des villes éloignées de la route accouraient à l'envi, dressaient des autels, immolaient des victimes aux dieux mânes, et témoignaient leur douleur par des larmes et des acclamations funèbres. Drusus s'avança jusqu'à Terracine avec Claude, frère de Germanicus, et les enfants que celui-ci avait laissés à Rome. Les consuls M. Valérius et C. Aurélius, qui avaient déjà pris possession de leur charge, le sénat et une partie du peuple, se répandirent en foule sur la route. Ils marchaient sans ordre et chacun pleurait à son gré; car l'adulation était loin de leur pensée, personne n'ignorant la joie mal déguisée que causait à Tibère la mort de Germanicus.

III. Tibère et Augusta s'abstinrent de paraître en public : soit qu'ils crussent au-dessous de la majesté suprême de donner leurs larmes en spectacle; soit qu'ils craignissent que tant de regards, observant leurs visages, n'y lussent la fausseté de leurs cœurs. Pour Antonia, mère de Germanicus, je ne trouve ni dans les histoires, ni dans les Actes journaliers[1] de cette époque, qu'elle ait pris part à aucune cérémonie remarquable; et cependant, avec Agrippine, Drusus et Claude, sont expressément nommés tous les autres parents. Peut-être fut-elle empêchée par la maladie; peut-être, vaincue par la douleur, n'eut-elle pas la force d'envisager de ses yeux la grandeur de son infortune. Toutefois je croirais plutôt que Tibère et Augusta, qui ne sortaient pas du palais, l'y retinrent malgré elle, afin que l'affliction parût également partagée. et que l'absence de la mère justifiât celle de l'oncle et de l'aïeule.

IV. Le jour où les cendres furent portées au tombeau d'Auguste, un vaste silence et des gémissements confus se succédèrent tour à tour. La multitude remplissait les rues; des milliers de torches brillaient dans le champ de Mars. Là les soldats en armes, les magistrats dépouillés de leurs insignes, le peuple rangé par tribus, s'écriaient « que c'en était fait de la république, qu'il ne restait plus d'espérance. » A la vivacité, à la franchise de ces plaintes, on eût dit qu'ils avaient oublié leurs maîtres. Cependant rien ne blessa plus profondément Tibère que leur enthousiasme pour Agrippine : ils l'appelaient « l'honneur de la patrie, le véritable sang d'Auguste, l'unique modèle des anciennes vertus; » puis, les yeux levés au ciel , ils priaient les dieux « de protéger ses enfants, et de les faire survivre à leurs persécuteurs. »

V. Quelques-uns auraient désiré plus de pompe à des funérailles publiques : ils rappelaient ce que la magnificence d'Auguste avait fait pour honorer les obsèques de Drusus, père de Germanicus, « son voyage à Ticinum[2], au plus fort de l'hiver, et son entrée dans Rome avec le corps, dont il ne s'était pas un instant séparé; ces images des Claudes et des Jules environnant le lit funéraire; les pleurs du Forum; l'éloge prononcé du haut de la tribune; tous les honneurs institués par nos ancêtres ou imaginés dans les âges modernes, accumulés pour Drusus : tandis que Germanicus n'avait pas reçu les plus ordinaires, ceux auxquels tout noble avait droit de prétendre. Qu'il eût fallu, à cause de l'éloignement des lieux, lui dresser dans une terre étrangère un vulgaire bûcher, n'était-ce pas une raison pour lui rendre avec usure ce que le sort lui avait dénié en ce premier moment ? Son frère n'était allé au-devant de lui qu'à une journée de Rome; son oncle ne s'était pas même avancé jusqu'aux portes. Qu'étaient devenues les coutumes antiques, ce lit de parade où l'on plaçait l'effigie du mort, ces vers que l'on chantait à sa louange, ces panégyriques, ces larmes, symboles d'une douleur au moins apparente? »

VI. Tibère fut instruit de ces murmures : afin de les fer, il rappela par un édit cc que beaucoup de Romains étaient morts pour la patrie, et que pas un n'avait excité une telle ardeur de regrets : regrets honorables sans doute et au prince et aux citoyens, pourvu qu'ils eussent des bornes; car la dignité interdisait aux chefs d'un grand empire et au peuple-roi ce qui était permis à des fortunes privées et à de petits États. Une douleur récente n'avait pas dû se refuser la consolation du deuil et des pleurs; mais il était temps que les âmes retrouvassent leur fermeté : ainsi le divin Jules, privé de sa fille unique, ainsi le divin Auguste, après la mort de ses petits-fils, avaient dévoré leurs larmes. S'il fallait des exemples plus anciens, combien de fois le peuple romain n'avait-il pas supporté courageusement la défaite de ses armées, la perte de ses généraux, l'extinction de ses plus nobles familles? Les princes mouraient; la république était immortelle. On pouvait donc retourner aux devoirs accoutumés, et même aux plaisirs, qu'allaient ramener les jeux de la grande Déesse[3]. »

VII. Alors le cours des affaires recommence, chacun reprend ses fonctions, et Drusus part pour !'Illyrie, laissant Rome dans une vive attente de la vengeance qu'on tirerait de Pison, et toute pleine de rumeurs contre « l'arrogance de cet homme, qui s'amusait à parcourir les beaux rivages de l'Asie et de la Grèce, et, avec ces délais perfidement calculés, anéantissait les preuves de ses crimes. » Le bruit s'était en effet répandu que l'empoisonneuse Martina, envoyée, comme je l'ai dit, par Sentius, était morte subitement à Brindes, et qu'on avait découvert du poison dans un noeud de ses cheveux, sans qu'il parût sur son.corps aucun indice qu'elle s'en fût servie contre elle-même.

VIII. Pison se fit précéder à Rome par son fils, avec des instructions pour adoucir le prince, et se rendit auprès de Drusus, dans lequel il espérait trouver moins d'exaspération que de bienveillance, le coup qui lui enlevait un frère le délivrant d'un rival. Tibère, afin de paraître exempt de prévention, reçut poliment le jeune homme, et lui donna les marques de générosité qui étaient d'usage envers les fils des grandes familles. Drusus répondit au père «que, si les bruits qu'on faisait courir étaient vrais, il serait le premier à demander vengeance; qu'il désirait au reste que la fausseté en fût prouvée, et que la mort de Germanicus ne devînt funeste à personne." Il parla ainsi publiquement, et il évita toute entrevue secrète. On crut reconnaître les leçons de Tibère, en voyant Drusus, malgré la franchise de son caractère et de son âge, déployer cette politique de vieillard.

Arrivée de Pison à Rome. Son procès

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Pison, ayant traversé la mer de Dalmatie et laissé ses vaisseaux à Ancône, passa par le Picénum, et atteignit, sur la voie Flaminienne, une légion qui venait de Pannonie à Rome, d’où elle devait être conduite en Afrique. On s’entretint beaucoup de l’affectation avec laquelle il s’était montré, disait-on, aux soldats, sur la route et dans la marche. À Narni, pour écarter les soupçons ou par un effet des irrésolutions de la peur, il s’embarqua sur le Nar ; puis il descendit le Tibre, et mit le comble à l’indignation générale, en abordant près du tombeau des Césars. C’est de là qu’en plein jour, au moment où la rive était couverte de peuple, Pison, entouré de nombreux clients, Plancine, suivie d’un cortège de femmes, s’avancèrent, le front haut et radieux. Tout contribuait à irriter les haines, leur maison dominant sur le Forum, un appareil de fête, un banquet splendide, la publicité même, à laquelle rien n’échappe dans un lieu si fréquenté.

Le lendemain, Fulcinius Trio déféra Pison aux consuls. De leur côté, Vitellius, Véranius et les autres amis de Germanicus soutenaient que Trio usurpait un rôle qui n’était pas le sien ; qu’ils venaient eux-mêmes, non comme accusateurs, mais comme témoins, pour révéler les faits et parler au nom de Germanicus. Trio renonça donc à la poursuite principale, et on lui abandonna la vie antérieure de l’accusé. Tibère fut prié d’instruire la cause en personne, et Pison même ne le récusait pas : effrayé des préventions du peuple et du sénat, il espérait tout d’un prince assez fort pour braver les clameurs, et d’un fils engagé dans les secrets de sa mère. "Un seul homme aussi discernait mieux la vérité de l’erreur ; la haine et l’envie triomphaient trop facilement devant une assemblée." Tibère n’ignorait pas quel fardeau s’imposait le juge d’un tel procès, et à quelles imputations lui-même était en butte. Il écouta en présence de quelques familiers les menaces des accusateurs, les prières de Pison, et renvoya toute l’affaire au sénat.

Dans cet intervalle, Drusus, revenu d’Illyrie, ajourna l’ovation que le sénat lui avait décernée pour la soumission de Maroboduus et les succès de la dernière campagne, et entra sans pompe dans la ville. Cependant Pison demanda pour défenseurs L. Arruntius, T. Vinicius Asinius Gallus, Éserninus Marcellus et Sextus Pompéius, qui tous alléguèrent différentes excuses. M’. Lépidus, L. Piso et Livinéius Régulus se chargèrent de sa cause. Rome était impatiente de voir comment les amis de Germanicus lui garderaient leur foi, jusqu’où irait la confiance de l’accusé, si Tibère saurait maîtriser et comprimer ses vrais sentiments. Tout préoccupé de ces pensées, jamais le peuple ne se permit contre le prince plus de ces paroles qui se disent à voix basse, de ces réticences où perce le soupçon.

Le jour où le sénat fut assemblé, Tibère, dans un discours plein de ménagements étudiés, rappela "que Pison avait été l’ami et le lieutenant de son père, que lui-même, de l’aveu du sénat, l’avait placé auprès de Germanicus pour le seconder dans l’administration de l’Orient. Avait-il aigri le jeune César par des hauteurs et des contradictions ? S’était-il réjoui de sa mort ? L’avait-il hâtée par un crime ? Voilà ce qu’il fallait rechercher avec impartialité. Oui, pères conscrits, si un lieutenant est sorti des bornes du devoir, s’il a manqué de déférence pour son général, s’il a triomphé de sa mort et de ma douleur, je le haïrai, je lui fermerai ma maison, je vengerai mon injure privée et non celle du prince. Mais si un attentat, punissable quelle qu’en soit la victime, vous est révélé, c’est à votre justice à consoler les enfants de Germanicus de la perte d’un père et nous de celle d’un fils. Examinez en même temps si Pison a tenu, à la tête des armées, une conduite turbulente et factieuse, s’il a brigué ambitieusement la faveur des soldats, s’il est rentré de vive force dans la province ou bien si ce ne sont là que des faussetés grossies par les accusateurs, dont au surplus le zèle trop ardent a droit de m’offenser. Que servait-il en effet de dépouiller le corps de Germanicus, de l’exposer nu aux regards de la foule, et de répandre jusque chez les nations étrangères des bruits d’empoisonnement, si le fait, douteux encore, a besoin d’être éclairci ? Je pleure mon fils, il est vrai, je le pleurerai toujours ; mais je n’empêche pas l’accusé de produire tout ce qui peut appuyer son innocence, de dévoiler même les torts de Germanicus, s’il en eut quelques-uns. Que le douloureux intérêt que j’ai dans cette cause ne vous engage pas à prendre de simples allégations pour des preuves. Si le sang ou l’amitié donne à Pison des défenseurs, qu’ils emploient tout ce qu’ils ont d’éloquence et de zèle à le sauver du péril. J’exhorte les accusateurs aux mêmes efforts, à la même fermeté. Nous aurons accordé à Germanicus un seul privilège : c’est que le procès de sa mort soit instruit dans le sénat plutôt qu’au Forum, devant vous plutôt que devant les juges ordinaires. Que l’esprit d’égalité préside à tout le reste : ne voyez ni les larmes de Drusus, ni mon affliction, ni ce que la calomnie peut inventer contre nous."

On décida que les accusateurs auraient deux jours pour exposer leurs griefs, et qu’après un intervalle de six jours il en serait donné trois à la défense. Fulcinius commença par de vieux reproches d’avarice et d’intrigues dans le gouvernement de l’Espagne ; allégations futiles, qui, prouvées, ne pouvaient nuire à l’accusé, s’il détruisait les charges nouvelles, et, réfutées, ne l’absoudraient pas, s’il était convaincu de plus graves délits. Après lui Servéus, Véranius et Vitellius, tous trois avec une égale chaleur, le dernier avec une grande éloquence, soutinrent "qu’en haine de Germanicus et dans des vues de bouleversement, Pison, en autorisant la licence des troupes et l’oppression des alliés, avait gâté l’esprit des soldats au point d’être nommé, par ce qu’il y avait de plus méprisable, le père des légions ; tandis qu’il persécutait tous les hommes d’honneur, et principalement les compagnons et les amis de Germanicus." Ils peignirent "les maléfices et le poison employés contre les jours de ce général, les actions de grâces de Pison et de Plancine et leurs sacrifices impies, la république attaquée par les armes d’un rebelle, et réduite à le vaincre pour l’amener en justice."

Excepté sur un point, la défense chancela : Pison ne pouvait nier ses ambitieuses complaisances pour le soldat, ni la province livrée en proie à des brigands, ni ses insultes envers son général. Le crime de poison fut le seul dont il parût s’être justifié, et les accusateurs aussi l’appuyaient de trop faibles preuves : selon eux, " Pison, invité à un repas chez Germanicus, et placé à table au-dessus de lui, avait de sa main empoisonné les mets." Or, il paraissait incroyable qu’entouré d’esclaves qui n’étaient pas les siens, devant une foule de témoins, sous les yeux de Germanicus lui-même, il eût eu cette audace. L’accusé demandait d’ailleurs que ses propres esclaves et ceux qui avaient servi le repas fussent mis à la question. Mais les juges avaient chacun leurs motifs pour être inexorables : Tibère ne pardonnait point la guerre portée en Syrie ; les sénateurs ne pouvaient se persuader que le crime fût étranger à la mort de Germanicus. D’un autre côté on entendait le peuple crier, aux portes de l’assemblée, "qu’il ferait justice lui-même, si les suffrages du sénat épargnaient le coupable." Déjà les statues de Pison, traînées aux Gémonies, allaient être mises en pièces, si le prince ne les eût fait protéger et remettre à leurs places. Pison remonta en litière et fut reconduit par un tribun des cohortes prétoriennes ; ce qui fit demander si cet homme le suivait pour garantir sa vie ou pour présider à sa mort.

Plancine, non moins odieuse, avait plus de crédit aussi ne savait-on pas jusqu’à quel point le prince serait maître de son sort. Elle-même, tant que Pison eut encore de l’espoir, protesta "qu’elle suivrait sa destinée, prête, s’il le fallait, à mourir avec lui." Lorsque, par la secrète intercession de Livie, elle eut obtenu sa grâce, elle se détacha peu à peu de son époux et ne plaida plus que sa propre cause. L’accusé comprit ce que cet abandon avait de sinistre : incertain s’il tenterait un dernier effort, il cède aux exhortations de ses fils, s’arme de courage et reparaît dans le sénat. Là il entendit répéter l’accusation ; il essuya les invectives des sénateurs, leurs cris de haine et de vengeance ; et rien cependant ne l’effraya plus que de voir Tibère impassible, sans pitié, sans colère, fermant son âme à toutes les impressions. De retour chez lui, Pison feint de préparer une défense pour le lendemain, écrit quelques lignes, et les remet cachetées à un affranchi. Ensuite il donne à son corps les soins accoutumés, et, bien avant dans la nuit, sa femme étant sortie de l’appartement, il fait fermer la porte. Au lever du jour, on le trouva égorgé ; son épée était par terre à côté de lui.

Je me souviens d’avoir entendu raconter à des vieillards qu’on vit plusieurs fois, dans les mains de Pison, des papiers dont il ne divulgua point le secret, mais qui, au dire de ses amis, contenaient des lettres et des instructions de Tibère contre Germanicus. "Il avait résolu, dit-on, de les lire en plein sénat et d’accuser le prince, si Séjan ne l’eut amusé par de vaines promesses. Enfin il ne se tua pas lui-même : un meurtrier lui fut dépêché." Je ne garantis ni l’un ni l’autre de ces faits ; cependant je n’ai pas dû supprimer une tradition dont les auteurs vivaient encore dans ma jeunesse. Tibère, avec une tristesse affectée, se plaignit devant le sénat d’une mort qui avait pour but de lui attirer des haines ; ensuite il questionna beaucoup l’affranchi sur le dernier jour, sur la dernière nuit de Pison. À des réponses généralement prudentes cet homme mêlant quelques paroles indiscrètes, Tibère lut la lettre de Pison, qui était conçue à peu près en ces termes : "Accablé sous la conspiration de mes ennemis et sous le poids d’une odieuse et fausse imputation, puisque la vérité, puisque mon innocence ne trouvent accès nulle part, je prends les dieux à témoin, César, que ma fidélité envers toi fut toujours égale à mon pieux respect pour ta mère. Je vous implore tous deux en faveur de mes enfants. Cnéius, de quelque façon qu’on me juge, n’est pas lié à ma fortune, n’ayant point quitté Rome pendant ces derniers temps. Marcus m’avait dissuadé de rentrer en Syrie ; et plût aux dieux que j’eusse cédé à la jeunesse de mon fils, plutôt que lui à l’âge et à l’autorité de son père ! Je t’en conjure avec plus d’instances de ne pas le punir de mon erreur, dont il est innocent. C’est au nom de quarante-cinq ans de dévouement, au nom du consulat où nous fûmes collègues5, au nom de l’estime dont m’honora le divin Auguste, ton père, qu’un ami, qui ne te demandera plus rien, te demande la grâce d’un fils infortuné." La lettre ne disait pas un mot de Plancine.

5. Pison fut consul en 734 avec Auguste ; en 747 avec Tibère.

Tibère disculpa le jeune Marcus de la guerre civile : "C’étaient, disait-il, les ordres de son père ; un fils ne pouvait désobéir." Ensuite il plaignit "la destinée d’une si noble famille, et la fin, méritée peut-être, mais déplorable, de Pison." Quant à Plancine, il parla pour elle en homme confus et humilié de son rôle, alléguant les sollicitations de sa mère. Aussi était-ce surtout contre Livie que s’exhalait en secret l’indignation des gens de bien. "Il était donc permis à une aïeule d’envisager la femme qui tua son petit-fils, de lui adresser la parole, de l’arracher à la justice du sénat ! Ce que les lois obtenaient pour tout citoyen était refusé au seul Germanicus ! La voix de Vitellius et de Véranius demandait vengeance pour un César ; l’empereur et Augusta défendaient Plancine ! Sûre de ses poisons et d’un art si heureusement éprouvé, que tardait-elle à les tourner contre Agrippine, contre ses enfants, à rassasier une aïeule si tendre, un oncle si généreux, du sang de cette famille ? " Deux jours furent employés encore à une ombre de procédure, pendant laquelle Tibère pressait les fils de Pison de défendre leur mère. Comme les accusateurs et les témoins parlaient à l’envi, sans que personne se levât pour répondre, la compassion faisait plus de progrès que la haine. Le consul Aurélius Cotta, interrogé le premier (car, lorsque c’était l’empereur qui ouvrait une délibération, les magistrats donnaient aussi leur suffrage), proposa "de rayer des fastes le nom de Pison, de confisquer une partie de ses biens, d’abandonner une autre à son fils Cnéius, qui changerait de prénom. Marcus, exclu du sénat, recevrait cinq millions de sesterces et serait relégué pour dix ans. La grâce de Plancine était accordée aux prières d’Augusta.

Le prince adoucit beaucoup la sévérité de cet avis. Il ne voulut pas que le nom de Pison fût rayé des fastes, puisqu’on y maintenait celui de Marc-Antoine, qui avait fait la guerre à la patrie, celui d’Iulus Antonius, qui avait porté le déshonneur dans la maison d’Auguste6. Il sauva Marcus de l’ignominie, et lui laissa les biens paternels. J’ai déjà dit plusieurs fois que Tibère n’était point dominé par l’avarice ; et la honte d’avoir absous Plancine le disposait à la clémence. Valérius Messalinus proposait de consacrer une statue d’or dans le temple de Mars Vengeur, Cécina Sévérus d’élever un autel à la Vengeance ; César s’y opposa : "Ces monuments, disait-il, étaient faits pour des victoires étrangères ; les malheurs domestiques devaient être couverts d’un voile de tristesse." Messalinus avait opiné aussi pour que Tibère, Augusta, Antonio, Drusus et Agrippine reçussent des actions de grâces comme vengeurs de Germanicus. Il n’avait fait aucune mention de Claude, et L. Asprénas lui demanda publiquement si cette omission était volontaire : alors le nom de Claude fut ajouté au décret. Pour moi, plus je repasse dans mon esprit de faits anciens et modernes, plus un pouvoir inconnu me semble se jouer des mortels et de leurs destinées. Certes, le dernier homme que la renommée, son espérance, les respects publics, appelassent à l’empire, était celui que la fortune tenait caché pour en faire un prince.

6. Il fut puni de mort comme complice des débordements de Julie, pendant qu’elle était la femme de Tibère.

Peu de jours après, Tibère fit donner par le sénat des sacerdoces à Vitellius, à Véranius, à Servéus. En promettant à Fulcinius de l’appuyer dans la recherche des honneurs, il l’avertit de prendre garde aux écarts d’une éloquence trop fougueuse. Là se bornèrent les expiations offertes aux mânes de Germanicus, dont la mort a été, non seulement chez les contemporains, mais dans les générations suivantes, un sujet inépuisable de controverse : tant sont enveloppés de nuages les plus grands événements, grâce à la crédulité qui accueille les bruits les moins fondés, au mensonge qui altère les faits les plus réels ; double cause d’une incertitude qui s’accroît avec le temps. Drusus, qui était sorti de Rome pour reprendre les auspices7, y rentra bientôt avec l’appareil de l’ovation. Au bout de quelques jours, il perdit sa mère Vipsanie, le seul des enfants d’Agrippa dont la mort ait été naturelle ; car, de tous les autres, l’un périt certainement par le fer, et le reste, si l’on en croit la renommée, par la faim ou par le poison.

7. Un général déposait le commandement en entrant dans Rome. Or Drusus, revenu d’Illyrie, y était entré et avait ajourné son ovation à cause des funérailles de son frère : il fallait donc, avant de la célébrer, qu’il sortît de nouveau, et qu’il reprît le commandement et par conséquent les auspices ; car on ne pouvait jouir ni du grand ni du petit triomphe sans être revêtu du pouvoir militaire.

Guerre en Afrique contre Tacfarinas

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La même année Tacfarinas, battu l’été précédent par Camillus, ainsi que je l’ai dit, recommença la guerre en Afrique. Ce furent d’abord de simples courses, dont la vitesse le dérobait à toutes les poursuites. Bientôt il saccage les bourgades, entraîne après lui d’immenses butins, et finit par assiéger, près du fleuve Pagida8, une cohorte romaine. Le poste avait pour commandant Décrias, intrépide soldat, capitaine expérimenté, qui tint ce siège pour un affront. Après avoir exhorté sa troupe à présenter le combat en rase campagne, il la range devant les retranchements. Elle est repoussée au premier choc : Décrias, sous une grêle de traits, se jette à travers les fuyards, les arrête, crie aux porte-enseigne "qu’il est honteux que le soldat romain tourne le dos à une bande de brigands et de déserteurs." Couvert de blessures, ayant un œil crevé, il n’en fait pas moins face à l’ennemi, et combat jusqu’à ce qu’il tombe mort, abandonné des siens.

8. Broder écrit Pagyda, et conjecture que c’est la rivière d’Abeadh, dans la province de Constantine.

À la nouvelle de cet échec, L. Apronius, successeur de Camillus, plus indigné de la honte des Romains qu’alarmé du succès de l’ennemi, fit un exemple rare dans ces temps-là, et d’une sévérité antique : il décima la cohorte infâme, et tous ceux que désigna le sort expirèrent sous la verge. Cet acte de rigueur fut si efficace, qu’un corps de cinq cents vétérans défit seul les mêmes troupes de Tacfarinas, devant le fort de Thala9, qu’elles venaient attaquer. Dans cette action, Helvius Rufus, simple soldat, eut la gloire de sauver un citoyen. Apronins lui donna la pique et le collier. Comme proconsul, il pouvait ajouter la couronne civique : il laissa ce mérite au prince, qui s’en plaignit plus qu’il n’en fut offensé. Tacfarinas, voyant ses Numides découragés et rebutés des sièges, court de nouveau la campagne, fuyant dès qu’on le presse, et bientôt revenant à la charge. Tant qu’il suivit ce plan, il se joua des efforts de l’armée romaine, qui se fatiguait vainement à le poursuivre. Lorsqu’il eut tourné sa course vers les pays maritimes, embarrassé de son butin, il lui fallut s’assujettir à des campements fixes. Alors Apronius Césianus, envoyé par son père avec de la cavalerie et des cohortes auxiliaires renforcées des légionnaires les plus agiles, battit les Numides et les rechassa dans leurs déserts.

9. Ville de Numidie, voisine du désert, ruinée dans la guerre de César contre Juba.

Procès de Lépida

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Cependant à Rome, Lépida, en qui l’honneur d’avoir Sylla et Pompée pour bisaïeuls rehaussait l’éclat du nom Émilien, fut accusée d’avoir supposé un fruit de son mariage avec P. Quirinus, homme riche et sans enfants. On lui reprochait encore l’adultère, le poison, et des questions criminelles adressées aux astrologues sur la maison de César. Elle fut défendue par Manius Lépidus, son frère. Quoique décriée et coupable, l’acharnement de Quirinus à la poursuivre après l’avoir répudiée lui conciliait la pitié publique. Il serait difficile de discerner quels furent, dans ce procès, les vrais sentiments du prince, tant il sut varier et entremêler les signes de colère et de clémence. Il pria d’abord le sénat de ne point avoir égard à l’accusation de lèse-majesté ; ensuite il fit adroitement dénoncer par le consulaire M. Servilius, et par d’autres témoins, ce qu’il semblait avoir voulu taire. D’un autre côté, il transféra les esclaves de Lépida de la garde des soldats à celle des consuls10, et il ne souffrit pas qu’à la question ils fussent interrogés sur ce qui touchait la famille impériale. Il ne voulut pas non plus que Drusus, consul désigné, opinât le premier ; exception où les uns virent une garantie donnée à la liberté des suffrages, et les autres une intention cruelle. Ceux-ci pensèrent que Drusus n’aurait pas cédé son rang, s’il n’eût fallu condamner.

10. Trois modes de détention étaient en usage à Rome : 1° renfermer le détenu dans la prison publique ; 2° le confier à la garde d’un magistrat ; 3° le remettre à un soldat, qui répondait de sa personne.

Lépida, pendant les jeux11 qui suspendirent le cours du procès, se rendit au théâtre, accompagnée de femmes du plus haut rang. Là, invoquant avec des cris lamentables le nom de ses ancêtres, celui du grand Pompée, fondateur de ce monument et dont les images frappaient de tous côtés les regards, elle excita une émotion si profonde que les spectateurs, fondant en larmes, chargèrent d’invectives et de malédictions Quirinus, "ce vieillard sans naissance, auquel on immolait, parce qu’il n’avait pas d’héritiers12, une femme destinée jadis à être l’épouse de L. César et la bru d’Auguste." Les esclaves révélèrent à la torture les débordements de leur maîtresse ; et l’on adopta l’avis de Rubellius Blandus, qui lui interdisait le feu et l’eau. Drusus s’y rangea lui-même, quoique d’autres en eussent ouvert de plus doux. En considération de Scaurus, qui avait une fille de Lépida, les biens ne furent pas confisqués. Le jugement prononcé, Tibère déclara savoir encore, par les esclaves de Quirinus, que Lépida avait essayé d’empoisonner leur maître.

11. Les grands jeux, les jeux romains, qui se célébraient au cirque et au théâtre depuis le 5 jusqu’au 13 de septembre (des nones aux ides).
12. L’avarice avait fini par gagner Tibère ; et il était bien aise de faire plaisir à un vieux riche sans héritiers, qui, par reconnaissance, ne manquerait pas de tester en sa faveur.

Décimus Silanus

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Les revers qui venaient d’accabler presque en même temps deux illustres maisons, en enlevant Pison aux Calpurnius, Lépida aux Emiles, eurent une compensation dans le rappel de Décimus Silanus, qui fut rendu à la famille Junia. Je reprendrai en peu de mots son histoire. La fortune, toujours fidèle à Auguste contre la république, le rendit malheureux dans sa vie privée, par les dérèglements de sa fille et de sa petite-fille. Il les chassa de Rome et punit leurs séducteurs de la mort ou de l’exil ; car, en donnant à une faute que les vices des deux sexes ont rendue si commune les noms aggravants de sacrilège et de lèse-majesté, il y appliquait des peines inconnues à la clémence de nos ancêtres et à ses propres lois. Mais je raconterai le châtiment des autres coupables et les événements de ce siècle, si, parvenu au terme de mon travail, il me reste assez de vie pour une tâche nouvelle. D. Silanus, à qui son commerce avec la petite-fille d’Auguste n’attira d’autre rigueur que la disgrâce du prince, se tint néanmoins pour averti d’aller en exil ; et ce ne fut que sous Tibère qu’il osa implorer le sénat et l’empereur. Il dut son rappel au crédit de Marcus Silanus, son frère, homme aussi éminent par son éloquence que par l’éclat de sa noblesse. Tibère, auquel Marcus adressait des remerciements, lui répondit en plein sénat, "qu’il se réjouissait avec lui de ce que son frère était revenu d’un long voyage ; que Décimus avait usé de son droit, puisque ni loi ni sénatus-consulte ne l’avaient banni ; que cependant il ne lui rendait pas l’amitié que son père lui avait retirée, et que les volontés d’Auguste n’étaient pas révoquées par le retour de Silanus." Décimus acheva sa vie à Rome, sans parvenir aux honneurs.

Allégement des lois contre le célibat

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On parla ensuite d’adoucir la loi Papia Poppea13 qu’Auguste, déjà vieux, avait ajoutée aux lois Juliennes14, pour assurer la punition du célibat et accroître les revenus du trésor public15. Cette loi ne faisait pas contracter plus de mariages ni élever plus d’enfants (on gagnait trop à être sans héritiers) ; mais elle multipliait les périls autour des citoyens, et, interprétée par les délateurs, il n’était pas de maison qu’elle ne bouleversât : alors les lois étaient devenues un fléau, comme autrefois les vices. Cette réflexion me conduit à remonter aux sources de la législation, et aux causes qui ont amené cette multitude infinie de lois différentes.

13. Cette loi fut portée en 762, sous les consuls subrogés M. Papius Mutilus, et Q. Poppéus Sécundus.
14. La loi Julia, de Maritandis ordinibus, fut portée par Auguste en 736, pour encourager les mariages et punir le célibat. Son principal but était de réparer la population épuisée par les guerres civiles, où il avait péri 80.000 hommes armés.
15. Voy. chap. XXVIII.

Digression de Tacite sur les lois

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Les premiers hommes, encore exempts de passions désordonnées, menaient une vie pure, innocente, et libre par là même de châtiments et de contrainte. Les récompenses non plus n’étaient pas nécessaires, puisqu’on pratiquait la vertu par instinct ; et comme on ne désirait rien de contraire au bon ordre, rien n’était interdit par la crainte. Quand l’égalité disparut, et qu’à la place de la modération et de l’honneur régnèrent l’ambition et la force, des monarchies s’établirent, et chez beaucoup de peuples elles se sont perpétuées. D’autres dès l’origine ou après s’être lassés de la royauté, préférèrent des lois. Elles furent simples d’abord et conformes à l’esprit de ces siècles grossiers. La renommée a célébré surtout celles que Minos donna aux Crétois, Lycurgue aux Spartiates, et plus tard Solon aux Athéniens : celles-ci sont déjà plus raffinées et en plus grand nombre. Chez nous, Romulus n’eut de règle que sa volonté. Numa, qui vint après, imposa au peuple le frein de la religion et des lois divines : quelques principes furent trouvés par Tullus et par Ancus ; mais le premier de nos législateurs fut Servius Tullius, aux institutions duquel les rois même devaient obéissance.

Après l’expulsion de Tarquin, le peuple, en vue d’assurer sa liberté et d’affermir la concorde, se donna, contre les entreprises des patriciens, de nombreuses garanties. Des décemvirs furent créés, qui, empruntant aux législations étrangères ce qu’elles avaient de meilleur, en formèrent les Douze Tables, dernières lois dont l’équité soit le fondement, car si celles qui suivirent eurent quelquefois pour but de réprimer les crimes, plus souvent aussi, nées de la division entre les ordres, d’une ambition illicite, de l’envie de bannir d’illustres citoyens ou de quelque motif également condamnable, elles furent l’ouvrage de la violence. De là les Gracques et Saturninus semant le trouble dans la multitude ; et Drusus non moins prodigue de concessions au nom du sénat ; et les alliés gâtés par les promesses, frustrés par les désaveux. Ni la guerre italique, ni la guerre civile, qui la suivit de près n’empêchèrent d’éclore une foule de lois, souvent contradictoires ; jusqu’à ce que L. Sylla, dictateur, après en avoir aboli, changé, ajouté un grand nombre, fît trêve aux nouveautés, mais non pour longtemps, car les séditieuses propositions de Lépidus16 éclatèrent aussitôt, et la licence ne tarda pas à être rendue aux tribuns d’agiter le peuple au gré de leur caprice. Alors on ne se borna plus à ordonner pour tous ; on statua même contre un seul, et jamais les lois ne furent plus multipliées que quand l’État fut le plus corrompu.

16. Lépidus, père de celui qui fut triumvir avec Marc-Antoine et Octave, voulut, après la mort de Sylla, faire revivre le parti de Marius et abolir les lois du dictateur.

Pompée, chargé dans son troisième consulat de réformer les mœurs, employa des remèdes plus dangereux que les maux ; et, premier infracteur des lois qu’il avait faites, il perdit par les armes un pouvoir qu’il soutenait par les armes. Puis succédèrent vingt années de discordes17 : plus de frein, plus de justice ; le crime restait impuni, et trop souvent la mort était le prix de la vertu. Enfin, consul pour la sixième fois, César Auguste, sûr de sa puissance, abolit les actes de son triumvirat, et fonda une constitution qui nous donnait la paix sous un prince. Dès ce moment les liens de l’autorité se resserrèrent, des gardiens veillèrent pour elle, et la loi Papia Poppéa les intéressa par des récompenses à ce que les héritages laissés à quiconque n’aurait pas les privilèges des pères fussent déclarés vacants, et dévolus au peuple romain, à titre de père commun. Mais la délation allait plus loin que la loi ; elle envahit Rome, l’Italie, tout l’empire : déjà beaucoup de fortunes avaient été renversées, et la terreur était dans toutes les familles, quand Tibère, pour arrêter ce désordre, fit désigner par le sort quinze sénateurs, dont cinq anciens préteurs et cinq consulaires, qui, en exceptant beaucoup de cas des gênes de la loi, ramenèrent pour le présent un peu de sécurité.

17. Du troisième consulat de Pompée à la bataille d’Actium, en 723.

Néron, le fils de Germanicus nommé questeur, pontife et se marie avec Julie, fille de Drusus

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Vers le même temps, le prince recommanda aux sénateurs Néron, l’un des fils de Germanicus, déjà sorti de l’enfance, et sollicita pour lui la dispense d’exercer le vigintivirat18, et le droit de briguer la questure cinq ans avant l’âge légal ; demande qu’on ne pouvait guère écouter sans rire. Il alléguait que lui-même et son frère avaient obtenu la même faveur par l’intercession d’Auguste : mais dès lors une telle prière donna lieu sans doute a plus d’une raillerie secrète ; et cependant la grandeur des Césars ne faisait que de naître, les souvenirs de la république étaient plus rapprochés, et un beau-père tenait par des liens moins étroits aux enfants de sa femme qu’un aïeul à son petit-fils. Le sénat ajouta la dignité de pontife, et, le jour où Néron fit son entrée au Forum, des largesses furent distribuées au peuple, que la vue d’un fils de Germanicus arrivé à cet âge remplissait d’allégresse. La joie fut redoublée par le mariage de Néron avec Julie, fille de Drusus. Mais, si cette alliance eut l’approbation générale, on vit avec déplaisir Séjan destiné pour beau-père au fils de Claude. On jugea que Tibère souillait la noblesse de sa race, et qu’il élevait beaucoup trop un favori déjà suspect d’une ambition démesurée.

18. C’est une dénomination collective, qui comprenait les triumviri capitales, les triumviri monetales, les quatuorviri viales, et les decemviri litibus judicandis. Les premiers étaient des magistrats inférieurs, chargés de surveiller la prison publique, et de faire exécuter les jugements criminels.

Morts de L. Volusius et de Sallustius Crispus

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À la fin de l’année moururent deux hommes distingués, L. Volusius et Sallustius Crispus. La famille de Volusius, quoique ancienne n’avait jamais dépassé la préture : il y fit entrer le consulat. Il exerça même le pouvoir de la censure pour composer les décuries de chevaliers, et il accumula le premier les immenses richesses qui ont donné tant d’éclat à cette maison. Sallustius, d’origine équestre, avait pour aïeule une sœur de l’illustre historien C. Sallustius, par lequel il fut adopté. Quoique la carrière des honneurs fût ouverte devant lui, il prit Mécène pour modèle, et, sans être sénateur, il surpassait en crédit beaucoup de triomphateurs et de consulaires. Sa manière de vivre n’avait rien d’un ancien Romain ; les recherches de sa parure, le luxe de sa maison, le rendaient plus semblable à un riche voluptueux. Toutefois ces dehors cachaient une vigueur d’esprit capable des plus grandes affaires, et une âme d’autant plus active qu’il affectait davantage le sommeil et l’indolence. Le second dans la confiance du prince tant que vécut Mécène, il fut après lui le principal dépositaire des secrets du palais, et il eut part au meurtre d’Agrippa Postumus. Sur le déclin de son âge, il conserva l’apparence plutôt que la réalité de la faveur, et c’est aussi ce qui était arrivé à Mécène. Est-ce donc la destinée du pouvoir d’être rarement durable ? ou bien le dégoût s’empare-t-il des princes quand ils ont tout accordé, ou des favoris quand ils n’ont plus rien à prétendre ?

Tibère et son fils Drusus consuls en même temps. Une affaire de préséance.

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Viennent ensuite le quatrième consulat de Tibère et le second de Drusus, remarquables en ce que le père eut son fils pour collègue. Il est vrai que, deux ans auparavant, Tibère avait partagé la même dignité avec Germanicus ; mais c’était à regret, et, après tout, il n’était que son oncle. Au commencement de l’année, Tibère, sous prétexte de rétablir sa santé, se retira dans la Campanie, soit que déjà il préludât à sa longue et continuelle absence19, soit pour laisser Drusus remplir seul et sans l’appui d’un père les fonctions du consulat. Une affaire peu importante, mais qui excita de grands débats, fournit en effet au jeune homme l’occasion de se faire honneur. Domitius Corbulo qui avait exercé la préture, se plaignit au sénat de ce qu’à un spectacle de gladiateurs un jeune noble, nommé Sylla, n’avait pas voulu lui céder sa place. Corbulon avait pour lui son âge, la coutume ancienne, la faveur des vieillards ; Sylla était soutenu par Mamercus Scaurus, L. Arruntius et ses autres parents. Il y eut, des deux côtés, des discours pleins de chaleur : on alléguait les exemples de nos ancêtres, qui avaient réprimé, par de sévères décrets, l’irrévérence de la jeunesse. Enfin Drusus fit entendre des paroles conciliantes, et satisfaction fut donnée à Corbulon par l’organe de Scaurus, oncle et beau-père de Sylla, et le plus fécond des orateurs de son temps. Le même Corbulon ne cessait de dénoncer le mauvais état des chemins, qui, par la fraude des entrepreneurs et la négligence des magistrats, étaient rompus et impraticables dans presque toute l’Italie. Il se chargea volontiers d’y pourvoir ; ce qui tourna moins à l’avantage du public qu’à la ruine de beaucoup de particuliers, auxquels il ôta la fortune et l’honneur par des condamnations et des ventes à l’encan.

19. Ce fut cinq ans après cette époque que Tibère quitta Rome pour ne plus y rentrer. Voy. liv. IV, ch., LVII.

Nouveaux troubles en Afrique

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Peu de temps après, un message de Tibère informa les sénateurs que l’Afrique était de nouveau troublée par une incursion de Tacfarinas, et qu’il importait que leur choix désignât un proconsul qui sût la guerre, et dont la force de corps suffît à une telle expédition. Sextus Pompéius saisit cette occasion d’exhaler sa haine contre Manius Lépidus, et le peignit comme "un lâche, un indigent, opprobre de ses ancêtres, qu’il fallait écarter même du proconsulat d’Asie ", reproches désavoués par le sénat, qui trouvait Lépidus plus doué que nonchalant, et lui faisait un honneur plutôt qu’un crime d’une pauvreté héréditaire qui n’avait pas entaché sa noblesse. Lépidus fut donc envoyé en Asie ; et, quant à l’Afrique, on décida que César en choisirait lui-même le gouverneur.

Cécina essaie de faire passer une proposition interdisant à un magistrat d’une province d’y amener son épouse

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Dans cette discussion, Cécina Sévérus demanda qu’il fût interdit à tout magistrat chargé d’une province d’y mener sa femme avec lui. Il déclara d’abord, à plusieurs reprises "qu’il avait une épouse d’une humeur assortie à la sienne, mère de six enfants, et que, ce qu’il exigeait des autres, il se l’était prescrit à lui-même, l’ayant toujours retenue en Italie, quoiqu’il eût fait quarante campagnes dans différentes provinces. Nos ancêtres avaient eu raison de ne pas vouloir qu’on traînât des femmes avec soi chez les alliés ou les nations étrangères. Une telle compagnie embarrassait en paix par son luxe, en guerre par ses frayeurs, et donnait à une armée romaine l’apparence d’une marche de barbares. Leur sexe n’était pas seulement faible et incapable de soutenir la fatigue : il devenait, quand on le laissait faire, cruel, ambitieux, dominateur. Elles se promenaient parmi les soldats ; les centurions étaient à leurs ordres. Une femme20 avait présidé naguère aux exercices des cohortes, à la revue des légions. Le sénat savait que, dans tous les procès de concussion, la femme était la plus accusée. C’était à l’épouse du gouverneur que s’attachaient d’abord les intrigants d’une province ; elle s’entremettait des affaires, elle les décidait. À elle aussi on faisait cortège en public ; elle avait son prétoire, et ses ordres étaient les plus absolus, les plus violents. Enchaînées jadis par la loi Oppia21 et par d’autres non moins sages, les femmes, depuis que ces liens étaient rompus, régnaient dans les familles, dans les tribunaux et jusque dans les armées."

20. Plancine, femme de Pison.
21. La loi Oppia fut portée en 541, au plus fort de la seconde guerre punique, par le tribun C. Oppius. Elle défendait aux femmes d’avoir à leur usage plus d’une demi-once d’or, de porter des habits de diverses couleurs, de se faire voiturer à Rome ou à mille pas à la ronde, dans un char attelé de chevaux, si ce n’était pour se rendre aux sacrifices publics. Cette loi fut révoquée en 559, malgré l’opposition énergique du vieux Caton, alors consul.

Ce discours eut peu d’approbateurs : on criait de toutes parts que ce n’était pas là le sujet de la délibération, qu’il fallait une autorité plus imposante que celle de Cécina pour une si grande réforme. Bientôt Valérius Messalinus, en qui l’on retrouvait une image de l’éloquence de son père Messala, répondit "que d’heureuses innovations avaient adouci en beaucoup de points la dureté des anciennes mœurs ; qu’en effet Rome n’avait plus, comme autrefois, la guerre à ses portes ou ses provinces pour ennemies ; qu’on faisait aux besoins des femmes certaines concessions, qui, loin d’être à charge aux alliés, ne l’étaient pas même à leurs époux ; qu’en tout le reste la communauté était entière, et que leur présence n’avait rien de gênant dans la paix. À la guerre sans doute il fallait être libre de tout embarras ; mais, au retour des travaux, quel délassement plus honnête que la société d’une épouse ? Quelques femmes peut-être avaient cédé à l’avarice ou à l’ambition, mais les magistrats eux-mêmes n’étaient-ils pas sujets à mille passions diverses ? Cependant on ne laissait pas pour cela les provinces sans gouverneurs. Souvent les vices des femmes avaient corrompu les maris : mais tous ceux qui n’avaient pas de femmes étaient-ils donc irréprochables ? Les lois Oppiennes, disait-il encore, ont été trouvées bonnes jadis, parce que le malheur des temps les rendait nécessaires ; d’autres convenances en ont fait depuis modérer la rigueur. En vain nous voulons déguiser notre faiblesse sous des noms empruntés ; c’est la faute du mari si la femme sort des bornes prescrites. Faut-il, pour un ou deux caractères pusillanimes, ravir aux maris la compagne de leurs plaisirs et de leurs peines ? On doit craindre aussi d’abandonner un sexe naturellement fragile, et de le livrer à son goût pour le luxe et aux passions d’autrui. À peine, sous les yeux surveillants d’un époux, la sainteté du mariage est-elle respectée : que sera-ce, si plusieurs années de séparation et presque de divorce en relâchent les nœuds ? Que l’on remédie aux abus des provinces, mais sans oublier les désordres de Rome." Drusus ajouta quelques mots comme mari lui-même. Il dit "que le devoir des princes les appelait souvent aux extrémités de l’empire. Combien de fois Auguste n’avait-il pas visité l’Occident et l’Orient, accompagné de Livie ? Lui aussi était allé en Illyrie, et au besoin il irait dans d’autres contrées ; mais ce ne serait pas toujours de bon gré, si on le séparait d’une épouse chérie, qui l’avait rendu père de tant d’enfants. " Ainsi fut éludée la proposition de Cécina.

Tibère nomme deux candidats comme proconsuls en Afrique.

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Dans la séance suivante, on reçut une lettre de Tibère où, après avoir indirectement reproché au sénat de rejeter tous les soins sur le prince, il désignait deux candidats au proconsulat d’Afrique, M. Lépidus et Junius Blésus. Tous deux furent entendus : Lépidus s’excusa en termes pressants, alléguant une santé faible, l’âge de ses enfants, une fille à marier. Une raison qu’il ne disait pas, et que tout le monde devinait, c’est que Blésus était oncle de Séjan, titre certain à la préférence. Blésus feignit aussi de refuser, mais il insista beaucoup moins, et les flatteurs s’accordèrent à ne pas le soutenir.

L’image de l’empereur comme sauf-conduit

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Ensuite on donna cours à des plaintes renfermées jusqu’alors dans le secret des entretiens privés. Le dernier scélérat, pourvu qu’il tînt une image de l’empereur, était en possession de charger impunément les honnêtes gens d’outrages et d’invectives. L’affranchi même et l’esclave, en menaçant un maître, un patron, du geste ou de la voix, se faisaient redouter. Le sénateur C. Cestius représenta "qu’à la vérité les princes étaient comme des dieux, mais que les dieux n’écoutaient les prières que quand elles étaient justes, que personne ne se réfugiait dans le Capitole ou dans les autres temples pour faire de son asile le théâtre de ses crimes, que les lois étaient renversées, anéanties, depuis qu’Annia Rufilla, condamnée pour fraude à sa requête, venait en plein Forum, à la porte du sénat, l’insulter et le menacer, sans qu’il osât invoquer la justice : cette femme se couvrait d’une image de l’empereur22. Une foule de voix dénoncèrent des traits pareils ou de plus révoltants, et prièrent Drusus de faire un exemple. Rufilla fut mandée, convaincue et mise en prison.

22. Les triumvirs élevèrent à Jules César un temple avec droit d’asile. Cet exemple eut des suites, et bientôt l’impunité fut assurée à tout malfaiteur qui se réfugiait auprès d’une statue de l’empereur régnant. Il paraît même qu’il suffisait, pour se rendre inviolable, de tenir une image du prince dans ses mains.

Drusus se fait bien voir

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En même temps Considius Aequus et Célius Cursor, chevaliers romains, qui avaient forgé contre le préteur Magius Cécilianus une accusation de lèse-majesté, furent punis, sur la demande du prince, par un décret du sénat. Ces deux actes tournèrent à la louange de Drusus. Vivant au milieu de Rome, se mêlant aux réunions, aux entretiens de la ville, il passait pour adoucir l’humeur concentrée de son père ; on pardonnait même volontiers à sa jeunesse le goût du plaisir : "Puisse-t-il, disait-on, se livrer à ce penchant, consumer les jours en spectacles, les nuits en festins, plutôt que d’entretenir, seul et loin de toutes les distractions, une vigilance chagrine et des soucis malfaisants ! "

Problèmes en Macédoine et en Thrace

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En effet, ni Tibère ni les accusateurs ne se lassaient. Ancharius Priscus avait dénoncé Césius Cordas, proconsul de Crète, comme coupable de concussion, crime auquel il ajoutait celui de lèse-majesté, alors complément nécessaire de toutes les accusations. Tibère, informé qu’Antistius Vétus, un des principaux de la Macédoine, venait d’être absous dans un procès d’adultère, réprimanda les juges, et, sous le même prétexte de lèse-majesté, le ramena devant la justice, comme un factieux, mêlé aux complots de Rhescuporis à l’époque où ce prince, après avoir tué Cotys son neveu, songeait à nous faire la guerre. L’eau et le feu furent interdits à Antistius, et l’on décida qu’il serait confiné dans une île qui ne fût à portée ni de la Thrace ni de la Macédoine. Car, depuis que la Thrace était partagée entre Rhémétalcès et les enfants de Cotys, auxquels on avait donné pour tuteur, à cause de leur bas âge, Trébelliénus Rufus, ces peuples, peu faits à notre présence, étaient mécontents, et ils n’accusaient pas moins Rhémétalcés que Trébelliénus de laisser leurs injures sans vengeance. Les Célètes, les Odruses23 et d’autres nations puissantes, prirent les armes sous des chefs différents, égaux entre eux par leur obscurité ; ce qui, en tenant leurs forces désunies, nous préserva d’une guerre sanglante. Les uns soulèvent le pays, les autres franchissent le mont Hémus24, afin d’appeler à eux les populations éloignées ; les plus nombreux et les mieux disciplinés assiègent le roi dans Philippopolis25, ville bâtie par Philippe de Macédoine.

23. Les Célétes étaient divisés en majores et minores. Les grands Célétes habitaient au pied du mont Hémus, qui borne la Thrace vers le nord, et les petits au pied du mont Rhodope qui la traverse. — Les Odryses étaient plus voisins des sources de l’Hèbre, aujourd’hui la Maritza.
24. Le Balkan.
25. Maintenant Philippopoli, sur l’Hèbre, à environ 30 lieues ouest-nord-ouest d’Andrinople.

À cette nouvelle P. Velléius, qui commandait l’armée la plus voisine, détache les auxiliaires à cheval et les cohortes légères contre les bandes qui couraient le pays pour le piller ou en tirer des renforts. Lui-même s’avance avec le gros de l’infanterie pour faire lever le siège. Tout réussit à la fois : les coureurs furent taillés en pièces ; la discorde éclata parmi les assiégeants, et le roi fit une sortie heureusement combinée avec l’arrivée de la légion. On ne saurait donner le nom de bataille ou de combat à une rencontre où fut massacrée, sans qu’il nous en coûtât de sang, une multitude éparse et mal armée.

Révolte en Gaule

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Cette même année les cités gauloises, fatiguées de l’énormité des dettes, essayèrent une rébellion, dont les plus ardents promoteurs furent, parmi les Trévires, Julius Florus, chez les Éduens, Julius Sacrovir, tous deux d’une naissance distinguée, et issus d’aïeux à qui leurs belles actions avaient valu le droit de cité romaine, alors que, moins prodigué, il était encore le prix de la vertu. Dans de secrètes conférences, où ils réunissent les plus audacieux de leurs compatriotes, et ceux à qui l’indigence ou la crainte des supplices faisait du crime un besoin, ils conviennent que Florus soulèvera la Belgique, et Sacrovir les cités les plus voisines de la sienne. Ils vont donc dans les assemblées, dans les réunions, et se répandent en discours séditieux sur la durée éternelle des impôts, le poids accablant de l’usure, l’orgueil et la cruauté des gouverneurs ; ajoutant « que la discorde est dans nos légions depuis la mort de Germanicus ; que l’occasion est belle pour ressaisir la liberté, si les Gaulois considèrent l’état florissant de la Gaule, le dénuement de l’Italie, la population énervée de Rome, et ces armées où il n’y a de fort que ce qui est étranger. »

XLI. Il y eut peu de cantons où ne fussent semés les germes de cette révolte. Les Andécaves et les Turoniens[4] éclatèrent les premiers. Le lieutenant Acilius Aviola fit marcher une cohorte qui tenait garnison à Lyon, et réduisit les Andécaves. Les Turoniens furent défaits par un corps de légionnaires que le même Aviola reçut de Visellius, gouverneur de la basse Germanie, et auquel se joignirent des nobles Gaulois, qui cachaient ainsi leur défection pour se déclarer dans un moment plus favorable. On vit même Sacrovir se battre pour les Romains, la tête découverte, afin, disait-il, de montrer son courage ; mais les prisonniers assuraient qu’il avait voulu se mettre à l’abri des traits en se faisant reconnaître. Tibère, consulté, méprisa cet avis, et son irrésolution nourrit l’incendie.

XLII. Cependant Florus, poursuivant ses desseins, tente la fidélité d’une aile de cavalerie levée à Trèves et disciplinée à notre manière, et l’engage à commencer la guerre par le massacre des Romains établis dans le pays. Quelques hommes cédèrent à la corruption ; le plus grand nombre resta dans le devoir. Mais la foule des débiteurs et des clients de Florus prit les armes, et ils cherchaient à gagner la forêt d’Ardenne, lorsque des légions des deux armées de Visellius et de C. Silius, arrivant par des chemins opposés, leur fermèrent le passage. Détaché avec une troupe d’élite, Julius Indus, compatriote de Florus, et que sa haine pour ce chef animait à nous bien servir, dissipa cette multitude qui ne ressemblait pas encore à une armée. Florus, à la faveur de retraites inconnues, échappa quelque temps aux vainqueurs. Enfin, à la vue des soldats qui assiégeaient son asile, il se tua de sa propre main. Ainsi finit la révolte des Trévires. Celle des Éduens fut plus difficile à réprimer, parce que cette nation était plus puissante, et nos forces plus éloignées. Sacrovir, avec des cohortes régulières s’était emparé d’Augustodunum27, leur capitale, où les enfants de la noblesse gauloise étudiaient les arts libéraux : c’étaient des otages qui attacheraient à sa fortune leurs familles et leurs proches. Il distribua aux habitants des armes fabriquées en secret. Bientôt il fut à la tête de quarante mille hommes, dont le cinquième était armé comme nos légionnaires : le reste avait des épieux, des coutelas et d’autres instruments de chasse. Il y joignit les esclaves destinés au métier de gladiateur, et que dans ce pays on nomme cruppellaires. Une armure de fer les couvre tout entiers, et les rend impénétrables aux coups, si elles les gêne pour frapper eux-mêmes. Ces forces étaient accrues par le concours des autres Gaulois, qui, sans attendre que leurs cités se déclarassent, venaient offrir leurs personnes, et parla mésintelligence de nos deux généraux, qui se disputaient la conduite de cette guerre. Varron, vieux et affaibli, la céda enfin à Silius, qui était dans la vigueur de l’âge.

27. La même ville que Bibracte, maintenant Autun.

Cependant à Rome ce n’étaient pas seulement les Trévires et les Éduens qu’on disait soulevés : à en croire les exagérations de la renommée, les soixante-quatre cités de la Gaule étaient en pleine révolte ; elles avaient entraîné les Germains, et l’Espagne chancelait. Les gens de bien gémissaient pour la république. Beaucoup de mécontents, en haine d’un régime dont ils désiraient la fin, se réjouissaient de leurs propres périls. Ils s’indignaient que Tibère consumât son temps à lire des accusations, quand le monde était en feu : "Citerait-il Sacrovir devant le sénat comme criminel de lèse-majesté. Il s’était enfin trouvé des hommes qui allaient arrêter par les armes le cours de ses messages sanglants. Mieux valait la guerre qu’une paie misérable." Tibère, affectant plus de sécurité que jamais, passa ces jours d’alarmes dans ses occupations ordinaires, sans quitter sa retraite, sans changer de visage. Était-ce fermeté d’âme ? ou savait-il combien la voix publique grossissait le danger ?

Pendant ce temps Silius s’avançait avec deux légions précédées d’un corps d’auxiliaires, et ravageait les dernières bourgades des Séquanes, qui, voisines et alliées des Éduens, avaient pris les armes avec eux. Bientôt il marche à grandes journées sur Augustodunum : les porte-enseigne disputaient de vitesse ; le soldat impatient ne voulait ni du repos accoutumé, ni des longues haltes de la nuit : "qu’il vît seulement l’ennemi, qu’il en fût aperçu, c’était assez pour vaincre." À douze milles d’Augustodunum, on découvrit dans une plaine les troupes de Sacrovir. Il avait mis en première ligne ses hommes bardés de fer, ses cohortes sur les flancs, et par derrière des bandes à moitié armées. Lui-même, entouré des principaux chefs, parcourait les rangs sur un cheval superbe, rappelant les anciennes gloires des Gaulois, les coups terribles qu’ils avaient portés aux Romains, combien la liberté serait belle après la victoire, mais combien, deux fois subjugués, leur servitude serait plus accablante.

Il parla peu de temps et fut écouté avec peu d’enthousiasme : nos légions s’avançaient en bataille, et cette multitude sans discipline et sans expérience de la guerre ne pouvait plus rien voir ni rien entendre. De son côté Silius, à qui l’assurance du succès permettait de supprimer les exhortations, s’écriait cependant "qu’un ennemi comme les Gaulois devait faire honte aux conquérants de la Germanie. Une cohorte vient d’écraser le Turonien rebelle ; une aile de cavalerie a réduit les Trévires, et quelques escadrons de notre armée ont battu les Séquanes : plus riches et plus adonnés aux plaisirs, les Éduens sont encore moins redoutables. Vous êtes vainqueurs ; songez à poursuivre." L’armée répond par un cri de guerre. La cavalerie investit les flancs de l’ennemi, l’infanterie attaque le front. Il n’y eut point de résistance sur les ailes ; mais les hommes de fer, dont l’armure était à l’épreuve de l’épée et du javelot, tinrent quelques instants. Alors le soldat, saisissant la hache et la cognée comme s’il voulait faire brèche à une muraille, fend l’armure et le corps qu’elle enveloppe ; d’autres, avec des leviers ou des fourches, renversent ces masses inertes, qui restaient gisantes comme des cadavres, sans faire aucun effort pour se relever. Sacrovir se retira d’abord à Augustodunum ; ensuite, craignant d’être livré, il se rendit, avec les plus fidèles de ses amis, à une maison de campagne voisine. Là il se tua de sa propre main : les autres s’ôtèrent mutuellement la vie ; et la maison, à laquelle ils avaient mis le feu, leur servit à tous de bûcher.

Alors seulement Tibère écrivit au sénat pour lui annoncer le commencement et la fin de la guerre. Il en parlait sans rien taire, sans rien exagérer. "Du reste, ajoutait-il, le dévouement et le courage de ses lieutenants, et les mesures prescrites par lui-même, avaient triomphé de tout." Il expliquait ensuite pourquoi ni lui ni Drusus n’étaient allés dans les Gaules, exaltant "la grandeur de l’empire, dont les chefs oublieraient leur dignité si, pour un ou deux cantons soulevés, ils quittaient la ville d’où partent les ordres qui régissent le monde. Maintenant que la crainte ne pouvait plus le conduire, il irait voir l’état du pays et consolider la paix." Le sénat décréta des vœux pour son retour, des actions de grâces aux dieux, et d’autres honneurs où les convenances étaient gardées. Le seul Cornélius Dolabella, tombant par émulation de zèle dans une absurde flatterie, proposa que Tibère, à son retour de Campanie, entrât avec l’appareil de l’ovation. Aussi le prince ne tarda-t-il pas à écrire "qu’après avoir dompté les nations les plus belliqueuses, et reçu dans sa jeunesse ou refusé tant de triomphes, il ne se croyait pas assez dépourvu de gloire pour ambitionner à son âge cette vaine récompense d’une promenade aux portes de Rome."

Mort de Sulpicius Quirinus

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À peu près dans le même temps, il demanda au sénat que la mort de Sulpicius Quirinus fût honorée par des funérailles publiques. Quirinus, né à Lanuvium, n’était point de l’ancienne famille patricienne des Sulpicius ; mais sa bravoure à la guerre, et des commissions où il avait montré de l’énergie, lui avaient valu le consulat sous Auguste. Il avait obtenu les ornements du triomphe pour avoir enlevé aux Homonades28, nation de Cilicie, toutes leurs forteresses. Donné pour conseil à Caïus César, lorsque celui-ci commandait en Arménie, il n’en avait pas moins rendu des hommages à Tibère dans sa retraite de Rhodes. Le prince fit connaître ce fait au sénat, louant l’attachement de Quirinus pour sa personne, et accusant M. Lollius, aux suggestions duquel il attribuait l’injuste inimitié du jeune César. Mais la mémoire de Quirinus n’était point agréable aux sénateurs, tant à cause de ses persécutions contre Lépida, dont j’ai parlé plus haut, que de sa vieillesse avare et odieusement puissante.

28. Peuple de la Cilicie Trachée, dont la capitale était Homonada, aujourd’hui Ermenek.

Crime de lèse-majesté de C. Lutorius Priscus

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À la fin de l’année, C. Lutorius Priscus, chevalier romain, auteur d’un poème où il avait déploré avec succès la mort de Germanicus, et pour lequel il avait reçu du prince une gratification, tomba dans les mains d’un délateur. Son crime était d’avoir fait d’autres vers pendant une maladie de Drusus, dans l’espoir que, s’il mourait, ils seraient encore mieux récompensés. Lutorius avait eu l’indiscrète vanité de les lire chez P. Pétronius, devant Vitellia, belle-mère de ce dernier, et beaucoup de femmes de distinction. Quand celles-ci virent le fait dénoncé, la frayeur les saisit, et elles avouèrent tout. Vitellia seule protesta qu’elle n’avait rien entendu ; mais les dépositions qui perdaient l’accusé furent plus écoutées, et Hatérius Agrippa, consul désigné, opina pour le dernier supplice.

M. Lépidus fut d’un avis contraire. "Pères conscrits, dit-il, si nous n’envisageons que l’horrible pronostic dont C. Lutorius a souillé son imagination et les oreilles qui l’ont entendu, ni le cachot, ni le lacet des criminels, ni les tortures des esclaves ne suffisent pour l’en punir. Mais si la modération du prince, si les exemples de vos ancêtres et les vôtres ont mis des bornes aux remèdes et aux châtiments, quand les désordres et les forfaits n’en ont point, s’il y a loin de l’indiscrétion au crime, des paroles aux attentats ; nous pouvons prononcer un arrêt tel que, sans laisser impunie la faute de Lutorius, nous n’ayons à nous reprocher ni trop d’indulgence ni trop de rigueur. J’ai plus d’une fois entendu le chef de cet empire se plaindre de ceux qui, par une mort volontaire, s’étaient dérobés à sa clémence : Lutorius est encore vivant, et sa vie ne peut être un danger, ni son supplice une leçon. Tout condamnable qu’est son délire, les œuvres en sont vaines et promptement oubliées. Quelle crainte sérieuse pourrait inspirer un insensé qui se trahit lui-même, et qui, n’osant s’adresser aux hommes, va mendier l’approbation de quelques femmes ? Toutefois qu’il s’éloigne de Rome ; qu’il perde ses biens, et qu’il soit privé du feu et de l’eau29. Et cet avis, je le donne comme si la loi de majesté lui était réellement applicable."

29. C’était la formule de l’exil : cette interdiction du feu et de l’eau s’étendait à une certaine distance de Rome ou de l’Italie, distance au-delà de laquelle le condamné était libre de choisir sa résidence.

Seul de tous les sénateurs, le consulaire Rubellius Blandus partagea l’opinion de Lépidus : les autres se rangèrent à celle d’Agrippa. Lutorius fut conduit en prison et mis à mort sur-le-champ. Tibère, dans une lettre pleine de ses ambiguïtés ordinaires, en fit reproche au sénat, exaltant le zèle pieux avec lequel il vengeait les moindres injures du prince, le priant de ne pas punir avec tant de précipitation de simples paroles, louant Lépidus, ne blâmant point Agrippa. Alors il fut résolu que les décrets du sénat ne seraient portés au trésor qu’après dix jours30, et qu’on laisserait aux condamnés cette prolongation de vie. Mais ni les sénateurs n’avaient la liberté de révoquer leurs arrêts, ni le temps n’adoucissait Tibère.

30. Dans l’origine, les sénatus-consultes étaient déposés dans la temple de Cérès, sous la garde des édiles plébéiens. Dans la suite, ils furent portés au trésor public, et ce n’était qu’après cette formalité qu’ils étaient exécutoires.

Discours de Tibère sur le luxe à table

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Le consulat suivant fut celui de C. Sulpicius et de Décimus Hatérius. L’année, sans troubles au dehors, ne fut pas au-dedans sans alarmes : on craignit des rigueurs contre le luxe, dont les prodigalités en tout genre ne connaissaient plus de mesure. Il est vrai qu’en dissimulant le prix des achats on tenait cachées les profusions les plus ruineuses, mais les folles dépenses de la table étaient le sujet de tous les entretiens, et l’on tremblait que le prince, d’une économie antique, ne les réprimât durement. Bibulus et, après lui, les autres édiles avaient représenté que la loi somptuaire était méprisée, que les prix illicites qu’on mettait aux denrées s’élevaient de jour en jour, et que des remèdes ordinaires seraient impuissants. Le sénat consulté remit l’affaire à la décision du prince. Tibère réfléchit longtemps s’il était possible d’arrêter cette licence effrénée, si la réforme ne serait pas plus dangereuse que l’abus, combien serait humiliante une tentative sans succès ou un succès qui couvrirait d’opprobre et d’infamie les premiers de l’état. Enfin il écrivit au sénat une lettre dont voici à peu près le sens :

"Dans toute autre délibération, pères conscrits, le mieux serait peut-être que mon avis sur ce qui convient à l’intérêt public fût demandé et reçu de vive voix. Dans celle-ci, mon absence est préférable : au moins, s’il est des hommes coupables d’un luxe honteux, je ne les verrai pas, désignés par vos regards, rougir devant moi et me rendre témoin de leurs frayeurs. Si les édiles, dont j’estime le courage, en avaient d’abord conféré avec moi, peut-être leur aurais-je conseillé de laisser leur cours à des vices si anciens et si accrédités, plutôt que de nous mettre au hasard de montrer que nous ne pouvons rien contre certains désordres. Mais les édiles ont fait leur devoir comme je voudrais que tous les magistrats s’acquittassent du leur. Quant à moi, je ne puis me taire avec bienséance, et il m’est difficile de parler ; car mon langage ne peut être celui d’un édile ou d’un préteur ou d’un consul : on exige d’un prince des vues plus grandes et plus élevées ; et, quand chacun s’attribue l’honneur du bien qui s’opère, les fautes de tous retombent sur lui seul. Par où commencer la réforme, et que faut-il réduire d’abord à l’antique simplicité ? Sera-ce l’étendue sans limites de nos maisons de campagne ? Cette multitude ou plutôt ces nations d’esclaves ? Ces masses d’or et d’argent ? Ces bronzes précieux et ces merveilles du pinceau ? Ces vêtements qui nous confondent avec les femmes, et la folie particulière à ce sexe, ces pierreries pour lesquelles on transporte chez des peuples étrangers ou ennemis les trésors de l’empire ?

"Je n’ignore pas que, dans les festins et dans les cercles, un cri général s’élève contre ces abus et en demande la répression : mais faites une loi, prononcez des peines, et les censeurs eux-mêmes s’écrieront que l’État est bouleversé, qu’on prépare la ruine des plus grandes familles, qu’il n’y aura plus personne d’innocent. Cependant, lorsque les maladies du corps sont opiniâtres et invétérées, un traitement sévère et rigoureux peut seul en arrêter le progrès ; ainsi, quand l’âme, à la fois corrompue et corruptrice, nourrit elle-même le feu qui la dévore, il faut, pour éteindre cette fièvre, des remèdes aussi forts que les passions qui l’allumèrent. Tant de lois, ouvrage de nos ancêtres, tant d’autres qu’institua la sagesse d’Auguste, tombées en désuétude ou, ce qui est plus honteux, abrogées par le mépris, n’ont fait qu’enhardir le luxe. Car le vice, encore libre du frein des lois, appréhende de s’y voir soumis ; mais, s’il a pu le briser impunément, ni crainte ni pudeur ne le retiendront plus. Pourquoi donc l’économie régnait-elle autrefois ? C’est que chacun réglait ses désirs ; c’est que nous étions tous citoyens d’une seule ville. Même quand notre domination embrassa l’Italie, la soif des plaisirs n’était pas irritée à ce point. Nos victoires lointaines nous ont appris à dissiper le bien d’autrui, les guerres civiles à prodiguer le nôtre. Qu’est-ce, après tout, que le mal dont se plaignent les édiles ? Combien il paraîtra léger, si l’on porte plus loin ses regards ! Eh ! Personne ne se lève pour nous dire que l’Italie attend sa subsistance de l’étranger ; que chaque jour de la vie du peuple romain flotte à la merci des vagues et des tempêtes ; que, si l’abondance des provinces ne venait au secours et des maîtres, et des esclaves, et de ces champs qui ne produisent plus, ce ne seraient pas sans doute nos parcs et nos maisons de plaisance qui fourniraient à nos besoins. Voilà, pères conscrits, les soins qui occupent le prince ; voilà ce qui, négligé un instant, entraînerait la chute de la république. Pour le reste, il faut chercher le remède en soi-même. Que l’honneur accomplisse notre réforme, la nécessité celle du pauvre, la satiété celle du riche. Ou si quelqu’un des magistrats nous promet assez d’habileté et de vigueur pour s’opposer au torrent, je le loue de son zèle, et je confesse qu’il me décharge d’une partie de mes travaux. Mais si, en voulant se donner le mérite d’accuser le vice, l’on soulève des haines dont on me laissera tout le poids, croyez, pères conscrits, que je suis aussi peu avide d’inimitiés que personne. J’en brave pour la république d’assez cruelles et, trop souvent, d’assez peu méritées ; mais celles qui seraient sans objet, et dont ni moi ni vous ne recueillerions aucun fruit, il est juste qu’on me les épargne."

Après la lecture du message impérial, on dispensa les édiles du soin qu’ils prenaient, et le luxe de la table, qui, depuis la bataille d’Actium jusqu’à la révolution qui donna l’empire à Galba, s’était signalé par d’énormes profusions, est tombé peu à peu. Je crois à propos de rechercher les causes de ce changement. Autrefois les familles qui joignaient la richesse à la naissance ou à l’illustration s’abandonnaient sans réserve au goût de la magnificence. Alors encore il était permis de se concilier le peuple, les alliés, les rois, et d’en recevoir des hommages. L’opulence, une maison splendide, l’appareil de la grandeur, attiraient de la popularité, des clientèles, qui en rehaussaient l’éclat. Quand des flots de sang coulèrent et qu’une brillante renommée fut un arrêt de mort, le danger rendit les hommes plus sages. En outre, ces nouveaux sénateurs qu’on appelait chaque jour des municipes, des colonies et même des provinces, apportèrent à Rome l’économie de leur pays ; et, quoiqu’on vît la plupart d’entre eux, aidés par la fortune ou par le talent, parvenir à une vieillesse opulente, leur premier esprit se conservait toujours. Mais le principal auteur de la réforme fut Vespasien, qui, à sa table et dans ses vêtements, donnait l’exemple de la simplicité antique. Le désir de plaire au prince et l’empressement de l’imiter furent plus efficaces que la crainte des lois et des châtiments. Ou peut-être les choses humaines sont-elles sujettes à des vicissitudes réglées ; peut-être les mœurs ont-elles leurs périodes comme les temps. Tout ne fut pas mieux autrefois ; notre siècle aussi a produit des vertus et des talents dignes d’être un jour proposé pour modèles. Puisse durer toujours cette rivalité glorieuse avec nos ancêtres !

Drusus tribun du peuple

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Tibère, après avoir fait applaudir sa modération en arrêtant les dénonciateurs prêts à tomber sur leur proie, écrivit au sénat une lettre où il demandait pour Drusus la puissance tribunitienne. C’est le titre qu’avait attaché au rang suprême la politique d’Auguste, qui, sans prendre le nom de roi ni de dictateur en voulait un cependant par lequel il dominât tous les autres pouvoirs. Auguste partagea d’abord cette dignité avec M. Agrippa, et, ce dernier étant mort, il y associa Tibère, afin qu’il ne restât sur son successeur aucune incertitude. Il croyait ainsi contenir des ambitions perverses, et il se reposait sur la fidélité de Tibère et sur sa propre grandeur. À son exemple, le prince approchait alors Drusus du trône impérial, après avoir, pendant la vie de Germanicus, tenu son choix indécis entre les deux frères. Il commençait sa lettre par prier les dieux de faire tourner ses desseins à la prospérité de la république ; ensuite il parlait modestement et sans exagération des qualités de son fils, ajoutant "qu’il avait une femme, trois enfants, et l’âge où lui-même fut appelé par Auguste à ces hautes fonctions ; que cette élévation d’ailleurs n’était point prématurée ; que Drusus, éprouvé par huit ans de travaux, ayant réprimé des séditions, terminé des guerres, mérité un triomphe et deux consulats, partagerait des soins qui lui étaient connus."

Les sénateurs s’attendaient à cette demande ; aussi l’adulation avait-elle étudié son langage. Elle n’imagina pourtant rien de plus que les honneurs accoutumés, des statues aux deux princes, des autels aux dieux, des temples, des arcs de triomphe. Seulement M. Silanus chercha dans l’avilissement du consulat un moyen d’honorer les empereurs : il fit la proposition que, au lieu de dater par les consuls de l’année, on inscrivît à l’avenir, sur les monuments et les actes soit publics, soit particuliers, les noms de ceux qui exerceraient la puissance tribunitienne. Q. Hatérius voulut aussi que les décrets de ce jour fussent gravés en lettres d’or dans le sénat ; et cette basse flatterie couvrit de ridicule un vieillard qui, à son âge, ne pouvait en recueillir que la honte.

Un flamine de Jupiter veut devenir proconsul

Cependant, Junius Blésus ayant été continué dans le gouvernement de l’Afrique, Servius Maluginensis, flamine de Jupiter, demanda la province d’Asie. Selon lui, "on avait tort de croire que les ministres de ce dieu ne pouvaient sortir de l’Italie : le droit n’était pas autre pour lui que pour les flamines de Mars et de Quirinus ; or, si ces derniers obtenaient des provinces, pourquoi ceux de Jupiter en seraient-ils privés ? Aucun décret du peuple, aucun livre sur les rites ne prononçait leur exclusion. Souvent les pontifes31 avaient desservi les autels de Jupiter, lorsque la maladie ou des fonctions publiques en éloignaient le flamine. Après le meurtre de Cornélius Mérula32, ce sacerdoce avait vaqué soixante et douze ans, et l’on n’avait point vu les sacrifices interrompus. Si le culte du dieu s’était maintenu si longtemps, sans que l’on créât de prêtre, combien serait moins sensible l’absence d’une année qu’exigeait le proconsulat ! C’était pour satisfaire des ressentiments personnels que les grands pontifes avaient interdit les provinces au flamine : maintenant, grâce aux dieux, le premier des pontifes était aussi le premier des hommes ; ni rivalités, ni haines, ni aucune des passions de la condition privée, n’avaient d’empire sur lui."

31. Les pontifes avaient dans leurs attributions le culte de tous les dieux, tandis que les flamines étaient attachés à tel ou tel dieu en particulier. En outre, le collège des pontifes décidait souverainement de toutes les affaires qui intéressaient la religion.
32. Après le retour de Marius, en 667, Cornélius Mérule se donna la mort au pied de l’autel de Jupiter, dont il était flamine, en priant le dieu que son sang retombât sur Cinna et sur tout son parti.

À ces raisonnements l’augure Lentulus et d’autres sénateurs opposaient des réponses diverses, et l’on résolut enfin d’attendre la décision du souverain pontife. Tibère, différant cet examen, apporta quelques restrictions aux décrets rendus pour honorer la puissance tribunitienne de son fils. Il blâma spécialement la proposition de Silanus comme étrange, et dit que l’inscription en caractères d’or serait contraire aux anciens usages. Une lettre de Drusus, lue ensuite, quoique d’une modestie étudiée, fut trouvée pleine d’orgueil. "Voilà donc, disait-on, l’abaissement où Rome est descendue ! Un jeune homme est élevé au faîte des honneurs, et il ne daigne pas visiter les dieux de la cité, venir au sénat, inaugurer du moins sa nouvelle dignité sur le sol de la patrie. La guerre sans doute ou un voyage lointain le retiennent, lui qui parcourt à loisir les rivages et les lacs de la Campanie ! C’est ainsi qu’on forme le maître du monde ; voilà les premières leçons qu’il reçoit de son père : Qu’un vieil empereur fuie comme une vue importune l’aspect des citoyens, il a pour prétexte l’accablement de l’âge et ses travaux passés : mais Drusus, qui peut l’éloigner d’eux, si ce n’est l’arrogance ? "

L’anarchie dans les provinces

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Cependant Tibère, content de fortifier dans ses mains les ressorts du pouvoir, offrait au sénat l’image des temps qui n’étaient plus, en renvoyant à sa décision les demandes des provinces. Les asiles se multipliaient sans mesure dans les villes grecques, et cet abus était enhardi par l’impunité. Les temples se remplissaient de la lie des esclaves ; ils servaient de refuge aux débiteurs contre leurs créanciers, aux criminels contre la justice. Point d’autorité assez forte pour réprimer les séditions du peuple, qui, par zèle pour les dieux, protégeait les attentats des hommes. Il fut résolu que chaque ville enverrait des députés avec ses titres. Quelques-unes renoncèrent d’elles-mêmes à des prérogatives usurpées. D’autres invoquaient d’anciennes croyances ou des services rendus au peuple romain. Ce fut un beau jour que celui où les bienfaits de nos ancêtres, les traités conclus avec nos alliés, les décrets mêmes des rois qui avaient eu l’empire avant nous, et le culte sacré des dieux, furent soumis à l’examen du sénat, libre comme autrefois de confirmer ou d’abolir.

Les Éphésiens eurent audience les premiers. Ils représentèrent "que Diane et Apollon n’étaient point nés à Délos, comme le pensait le vulgaire ; qu’on voyait chez eux le fleuve Cenchrius et le bois d’Ortygie, où Latone, au terme de sa grossesse, et appuyée contre un olivier qui subsistait encore, avait donné le jour à ces deux divinités ; que ce bois avait été consacré par un ordre du ciel ; qu’Apollon lui-même, après le meurtre des Cyclopes, y avait trouvé un asile contre la colère de Jupiter ; que Bacchus victorieux avait épargné celles des Amazones qui s’étaient réfugiées au pied de l’autel ; que dans la suite Hercule, maître de la Lydie, avait accru les privilèges du temple, privilèges restés sans atteinte sous la domination des Perses, respectés par les Macédoniens, et maintenus par nous."

Immédiatement après, les Magnésiens33 firent valoir des ordonnances de L. Scipio34 et de L. Sylla, qui, vainqueurs l' un d’Antiochus l’autre de Mithridate, honorèrent le dévouement et le courage de ce peuple en déclarant le temple de Diane Leucophryne35 un asile inviolable. Les députés d’Aphrodisias36 et de Stratonice37 présentèrent un décret du dictateur César, prix de services anciennement rendus à sa cause, et un plus récent de l’empereur Auguste : ces villes y étaient louées d’avoir subi une irruption des Parthes, sans que leur fidélité envers la république en fût ébranlée. Les Aphrodisiens défendirent les droits de Vénus, les Stratoniciens ceux de Jupiter et d’Hécate. Remontant plus haut, les orateurs d’Hiérocésarée38 exposèrent que Diane Persique avait chez eux un temple dédié sous le roi Cyrus ; ils citèrent les noms de Perpenna, d’Isauricus39 et de plusieurs autres généraux, qui avaient étendu jusqu’à deux mille pas de distance la sainteté de cet asile. Les Cypriotes parlèrent pour trois temples, élevés, le plus ancien à Vénus de Paphos par Aérias, le second par Amathus, fils d’Aérias, à Vénus d’Amathonte, le troisième à Jupiter de Salamine par Teucer, fuyant la colère de son père Télamon.

33. Magnésie, sur le Méandre.
34. Scipion l’Asiatique, qui remporta sur Antiochus, près de Magnésie de Sipyle, la célèbre victoire qui soumit aux Romains toute l’Asie mineure.
35. Il y a plusieurs traditions sur ce surnom de Leucophryne donné à Diane. Il paraîtrait assez naturel de le rapporter à la ville de Leucophrys, située dans les plaines du Méandre, où la déesse avait un temple fort révéré. Leucophrys était aussi l’ancien nom de l’île de Ténédos.
36. Aphrodisias, ville considérable de Carie.
37. Autre ville de Carie, fondée par les Séleucides, et qui tire son nom de Stratonice, femme d’Antiochus Soter.
38. Voy. la note 1 de la page 76.
39. Perpenna ou Perperna, vainquit Aristonicus ; qui se prétendait héritier d’Attale, et le fit prisonnier dans Stratonice (an de Rome 624). — P. Servilius Isauricus fit la guerre aux pirates de Cilicie et subjugua la nation des Isauriens, d’où il tira son surnom (an de Rome 676).

On entendit aussi les députations des autres peuples. Fatigué de ces longues requêtes et des vifs débats qu’elles excitaient, le sénat chargea les consuls d’examiner les titres, et, s’ils y démêlaient quelque fraude, de soumettre de nouveau l’affaire à sa délibération. Outres les villes que j’ai nommées, les consuls firent connaître "qu’on ne pouvait contester à celle de Pergame son asile d’Esculape, mais que les autres cités ne s’appuyaient que sur de vieilles et obscures traditions. Ainsi les Smyrnéens alléguaient un oracle d’Apollon, en vertu duquel ils avaient dédié un temple à Vénus Stratonicienne ; ceux de Ténos40 une réponse du même dieu, qui leur avait enjoint de consacrer une statue et un sanctuaire à Neptune. Sans remonter à des temps si reculés, Sardes se prévalait d’une concession d’Alexandre victorieux, Milet d’une ordonnance du roi Darius : ces deux villes étaient vouées l’une et l’autre au culte de Diane et d’Apollon. Enfin les Crétois formaient aussi leur demande pour la statue d’Auguste." Des sénatus-consultes furent rédigés dans les termes les plus honorables, et restreignirent cependant toutes ces prétentions. On ordonna qu’ils seraient gravés sur l’airain et suspendus dans chaque temple, afin que la mémoire en fût consacrée, et que les peuples ne se créassent plus, sous l’ombre de la religion, des droits imaginaires.

40. Ténos, île de la mer Égée, l’une des Cyclades, à 4 milles d’Andros, à 15 milles de Délos.

Maladie d’Augusta

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Vers le même temps, une maladie dangereuse d’Augusta mit le prince dans la nécessité de revenir promptement à Rome ; soit qu’une sincère union régnât encore entre la mère et le fils, soit que leur haine ne fût que déguisée. En effet, lors de la dédicace qu’elle avait faite récemment d’une statue d’Auguste, près du théâtre de Marcellus, Augusta n’avait inscrit le nom de Tibère qu’après le sien ; et l’on croyait que le prince, offensé de ce trait comme d’une insulte à sa majesté, en gardait au fond du cœur un vif ressentiment. Au reste, un sénatus-consulte ordonna des prières solennelles et la célébration des grands jeux41 dont on chargea les pontifes, les augures et les quindécemvirs, conjointement avec les septemvirs42 et les prêtres d’Auguste. L. Apronius avait proposé que les féciaux y présidassent aussi. Tibère lui opposa les attributions diverses des sacerdoces et l’autorité des exemples : il dit "que jamais les féciaux n’avaient été admis à de si hautes fonctions ; que, si l’on y appelait cette fois les prêtres d’Auguste, c’était comme attachés par leur institution à la famille pour laquelle s’acquittaient les vœux."

41. Les jeux du cirque.
42. On appelait septemviri epulones des prêtres chargés spécialement de présider aux banquets sacrés que l’on offrait aux dieux dans les solennités religieuses. Les pontifes, les augures, les quindécemvirs et les septemvirs formaient ce qu’on appelait les quatre grands collèges de prêtres, sacerdoces summorum collegiorum.

Adulation et bassesse

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Mon dessein n’est pas de rapporter toutes les opinions : je me borne à celles que signale un caractère particulier de noblesse ou d’avilissement, persuadé que le principal objet de l’histoire est de préserver les vertus de l’oubli, et d’attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l’infamie et de la postérité. Au reste, dans ce siècle infecté d’adulation et de bassesse, la contagion ne s’arrêtait pas aux premiers de l’État, qui avaient besoin de cacher un nom trop brillant sous l’empressement de leurs respects : tous les consulaires, une grande partie des anciens préteurs, et même beaucoup de sénateurs obscurs, se levaient à l’envi pour voter les flatteries les plus honteuses et les plus exagérées. On raconte que Tibère, chaque fois qu’il sortait du sénat, s’écriait en grec : "O hommes prêts à tout esclavage ! " Ainsi, celui même qui ne voulait pas de la liberté publique ne voyait qu’avec dégoût leur servile et patiente abjection.

Procès de C. Silanus, proconsul d’Asie

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De la bassesse, un insensible progrès les menait à la cruauté. C. Silanus, proconsul d’Asie, était dénoncé par la province comme concussionnaire ; le consulaire Mamercus Scaurus, le préteur Junius Otho, l’édile Brutidius Niger, s’emparent de cette victime, et l’accusent d’avoir offensé la divinité d’Auguste, manqué de respect à la majesté de Tibère. Mamercus, s’autorisant d’illustres exemples, citait L. Cotta, accusé par Scipion l’Africain, Serv. Galba par Caton le Censeur, P. Rutilius par M. Scaurus ; comme si c’étaient des crimes de cette espèce qu’eussent poursuivis et Scipion, et Caton, et cet ancien Scaurus que son arrière-petit-fils Mamercus, l’opprobre de ses aïeux, déshonorait par l’infamie de ses œuvres. Junius Otho avait été d’abord maître d’école : devenu sénateur par le crédit de Séjan, il cherchait à pousser, à force d’impudence et d’audace, une fortune sortie du néant. Brutidius, rempli de belles qualités, pouvait, en suivant le droit chemin, arriver à la situation la plus brillante ; mais une impatiente ambition le sollicitait à surpasser d’abord ses égaux, puis ceux d’un rang supérieur, enfin ses propres espérances. Et la même cause a fait la ruine de bien des hommes, d’ailleurs estimables, qui, dédaignant une élévation tardive et sans péril, courent, au risque de se perdre, à des succès prématurés.

Gellius Publicola et M. Paconius grossirent le nombre des accusateurs : le premier était questeur de Silanus, l’autre son lieutenant. Il ne paraissait pas douteux que ce proconsul ne fût coupable d’exactions et de violences ; mais l’orage amassé sur sa tête eût fait trembler l’innocence elle-même. À tant de sénateurs ligués contre lui, aux plus habiles orateurs de l’Asie entière, choisis pour l’accuser, il fallait qu’il répondît seul, sans connaître l’art de la parole, et cela dans un danger personnel, circonstance qui intimide l’éloquence la mieux exercée. Et Tibère l’accablait encore de sa voix, de ses regards, le pressant de questions multipliées, sans qu’il lui fût permis de rien éluder, de rien combattre : souvent même il était contraint d’avouer, pour que le prince n’eût pas interrogé vainement. En outre, un agent du fisc avait acheté les esclaves de Silanus, afin qu’on pût les mettre à la torture  ; et, de peur qu’un ami généreux ne vînt à son secours, l’accusation de lèse-majesté, supplément aux autres griefs, enchaînait le zèle et faisait du silence une nécessité. Aussi, après avoir demandé une remise de quelques jours, Silanus abandonna sa propre défense : il hasarda toutefois une lettre à César, où il mêlait la plainte aux prières.

Tibère, afin de pallier, à la faveur d’un exemple, l’odieux du traitement qu’il préparait à Silanus, fit lire un mémoire de l’empereur Auguste au sujet de Volésus Messala, aussi proconsul d’Asie, et un sénatus-consulte rendu contre ce magistrat. Ensuite il demanda l’avis de Lucius Piso. Celui-ci, après un éloge pompeux de la clémence du prince, proposa d’interdire à l’accusé le feu et l’eau, et de le reléguer dans l’île de Gyare. Les autres furent du même avis : seulement Cn. Lentulus ajouta que, Silanus étant né d’une mère sans reproche, il était juste d’excepter de la confiscation ses biens maternels et de les rendre à son fils ; ce qui fut approuvé de Tibère. Cornelius Dolabella voulut pousser plus loin l’adulation : il commença par censurer les mœurs de Silanus ; puis il demanda que nul homme d’une vie scandaleuse et d’une réputation décriée ne pût obtenir un gouvernement, exclusion dont le prince serait juge. "En effet, disait-il, si les lois punissent les délits, n’y aurait-il pas bienveillance pour les candidats, avantage pour les provinces, à faire en sorte qu’il ne s’en commît point ? "

Tibère combattit cette proposition. Il dit "qu’il n’ignorait pas ce que la renommée publiait de Silanus ; mais que la renommée ne devait pas être la règle de nos jugements ; que beaucoup de gouverneurs avaient agi, dans leurs provinces, autrement qu’on ne l’avait craint ou espéré ; que certaines âmes s’élevaient avec la fortune, et devenaient meilleures où d’autres perdaient leur vertu ; qu’il était impossible que le prince connût tout par lui-même, dangereux qu’il se laissât guider aux passions d’autrui ; que les lois avaient pour objet les faits accomplis, parce que les actes futurs étaient incertains ; qu’ainsi l’avaient voulu nos ancêtres : le délit d’abord, ensuite la peine ; qu’il ne fallait pas changer des institutions sages et consacrées par le temps ; que les princes avaient assez de devoirs, assez même de puissance ; que la justice perdait tout ce que gagnait le pouvoir, et que l’autorité n’avait rien à faire où les lois conservaient leur action." Des paroles si généreuses sortaient rarement de la bouche de Tibère : celles-ci en furent accueillies avec plus de joie. Le prince, qui savait modérer les sévérités, quand il n’était pas animé par des ressentiments personnels, ajouta "que Gyare était une île sauvage et déserte ; qu’on devait à la famille des Junius, à un homme qui avait été sénateur, de le reléguer plutôt à Cythnos ; que la sœur de Silanus, Torquata, Vestale d’une vertu antique, demandait aussi cette grâce." Cet avis fut adopté.

On donna ensuite audience aux Cyrénéens ; et Césius Cordus, accusé par Ancharius Priscus, fut condamné pour concussion. L. Ennius, chevalier romain, était dénoncé comme coupable de lèse-majesté, pour avoir converti en argenterie une statue du prince, et Tibère ne voulait pas qu’on admît l’accusation : il fut hautement combattu par Atéius Capito, qui, avec une fausse indépendance, s’écria "qu’on ne devait pas enlever au sénat sa juridiction, ni laisser un si grand forfait impuni. Que César mît, s’il le voulait, de la mollesse à poursuivre ses injures personnelles ; mais qu’il ne fût pas généreux au préjudice de la vengeance publique." Tibère prit ces paroles pour ce qu’elles étaient, et persista dans son opposition. Quant à Capito, son ignominie fut d’autant plus éclatante, que, profondément versé dans les lois divines et humaines, il déshonorait un grand mérite d’homme d’État et de belles qualités domestiques.

Un doute s’éleva sur le temple où l’on placerait une offrande vouée par les chevaliers romains à la Fortune Equestre pour le rétablissement d’Augusta. La déesse avait des sanctuaires en plusieurs endroits de Rome, mais dans aucun elle n’était adorée sous ce titre. On trouva qu’un temple ainsi nommé existait à Antium, et qu’il n’était point en Italie d’institution religieuse, de lieu sacré, d’image des dieux qui ne fût sous la juridiction suprême du peuple romain ; et le don fut porté à Antium. Pendant qu’on s’occupait de religion, le prince fit connaître sa réponse, différée jusqu’alors, sur l’affaire de Servius Maluginensis, flamine de Jupiter. Il lut un décret des pontifes qui autorisait le ministre de ce dieu à s’absenter plus de deux nuits, pour cause de maladie et avec le consentement du grand pontife, pourvu que ce ne fût point dans le temps des sacrifices publics, ni plus de deux fois par an. Ce règlement, établi sous Auguste, prouvait assez que les prêtres de Jupiter ne pouvaient être absents une année entière, ni gouverner les provinces : on citait même l’exemple d’un grand pontife, L. Métellus. qui avait retenu à Rome le flamine Aulus Postumius43. Ainsi l’Asie fut donnée au consulaire le plus ancien après Maluginensis.

43. L’an de Rome 512, pendant la première guerre punique, le consul A. Postumius Albinus se préparait à partir pour la Sicile. Le grand pontife Métellus l’en empêcha, parce qu’il était flamine du dieu Mars.

Embellissement de Rome

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À la même époque, Lépidus demanda la permission de réparer et d’embellir à ses frais la basilique de Paulus, ouvrage des Emiles et monument de leur nom. Alors encore la munificence privée s’exerçait au profit du public ; et Auguste n’avait pas empêché Taurus, Philippe, Balbus, de consacrer à l’ornement de Rome et à l’illustration de leur postérité les dépouilles ennemies et le superflu d’une immense fortune. C’est dans le même esprit que Lépidus, quoiqu’il eût peu de richesses, voulut renouveler les titres de sa maison. Quant au théâtre de Pompée, qu’un incendie avait réduit en cendres, Tibère déclara qu’aucun membre de la famille ne pouvant suffire aux dépenses de sa reconstruction, il le rebâtirait lui-même, et n’en laisserait pas moins subsister le nom du fondateur. Il fit aussi un grand éloge de Séjan, dont les efforts et la vigilance avaient su, disait-il, borner à un seul édifice les ravages de la flamme. Les sénateurs décernèrent à Séjan une statue, qui serait placée dans le théâtre de Pompée ; et, peu de temps après, Tibère, en décorant des insignes du triomphe Junius Blésus, proconsul d’Afrique, dit qu’il le faisait par estime pour Séjan, dont Blésus était l’oncle.

De nouveau Tacfarinas

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Cependant les exploits de Blésus méritaient que cet honneur lui fût personnel. Tacfarinas, souvent chassé par nos troupes, et toujours revenu du fond de l’Afrique avec de nouvelles forces, avait enfin poussé l’insolence jusqu’à envoyer à César une ambassade, qui demandait un établissement pour lui et pour son armée, on menaçait d’une guerre interminable. On rapporte que jamais insulte à l’empereur et au peuple romain n’indigna Tibère comme de voir un déserteur et un brigand ériger en puissance ennemie. "Il n’avait pas été donné à Spartacus lui-même, lorsque, après la défaite de tant d’armées consulaires, il saccageait impunément l’Italie, lorsque les grandes guerres de Sertorius et de Mithridate ébranlaient la république, d’obtenir un traité qui lui garantît le pardon ; et l’empire au faîte de la puissance se rachèterait, par la paix et par des concessions de territoire, des brigandages de Tacfarinas ! "Il chargea Blésus d’offrir l’impunité à ceux qui mettraient bas les armes, mais de s’emparer, du chef à quelque prix que ce fût.

Beaucoup de rebelles profitèrent de l’amnistie bientôt, aux ruses du Numide, on opposa le genre de guerre dont il donnait l’exemple. Comme ses troupes, moins fortes que les nôtres, et meilleures pour les surprises que pour le combat, couraient par bandes détachées, attaquant tour à tour ou éludant les attaques et dressant des embuscades, l’armée romaine se mit en marche dans trois directions et sur trois colonnes. Le lieutenant Cornélius Scipio ferma les passages par où l’ennemi venait piller le pays de Leptis44 et se sauvait ensuite chez les Garamantes : du côté opposé, le fils de Blésus alla couvrir les bourgades dépendantes de Cirta : au milieu, le général lui-même, avec un corps d’élite, établissait dans les lieux convenables des postes fortifiés ; de sorte que les barbares, serrés, enveloppés de toutes parts, ne faisaient pas un mouvement sans trouver des Romains en face, sur leurs flancs, souvent même sur leurs derrières. Beaucoup furent tués ainsi ou faits prisonniers. Alors Blésus subdivisa ses trois corps en plusieurs détachements, dont il donna la conduite à des centurions d’une valeur éprouvée ; et, l’été fini, au lieu de retirer ses troupes suivant la coutume, et de les mettre en quartier d’hiver dans notre ancienne province, il les distribua dans des forts qui cernaient, pour ainsi dire, le théâtre de la guerre. De là, envoyant à la poursuite de Tacfarinas des coureurs qui connaissaient les routes de ces déserts, il le chassait de retraite en retraite. Il ne revint qu’après s’être emparé du frère de ce chef ; et ce fut encore trop tôt pour le bien des alliés, puisqu’il laissait derrière lui des ennemis prêts à recommencer la lutte. Tibère la considéra cependant comme terminée, et permit que Blésus fût salué par ses légions du nom d’imperator : c’est un titre que les armées, dans l’enthousiasme et les acclamations de la victoire, donnaient jadis aux généraux qui avaient bien mérité de la république. Plusieurs en étaient revêtus à la fois, sans cesser d’être les égaux de leurs concitoyens. Auguste l’avait même accordé à quelques-uns : Blésus le reçut alors de Tibère, et nul ne l’obtint après lui.

44. On connaît, dans l’antiquité, deux villes de Leptis, la grande, aujourd’hui Lebeda, dans le pays de Tripoli et la petite, beaucoup plus à l’ouest, dans la province que les Romains nommaient proprement Afrique.

Mort d’un grand légiste

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La mort enleva cette année deux hommes d’un grand nom, Asinius Saloninus et Atéius Capito. Petit-fils de M. Agrippa et d’Asinius Pollio, Saloninus était de plus frère de Drusus, et l’empereur lui destinait une de ses petites-filles. Capito, dont j’ai parlé déjà45, s’était placé par ses vastes connaissances au rang des premiers citoyens. Du reste il avait pour aïeul un centurion de Sylla, et pour père un simple préteur. Auguste l’éleva de bonne heure au consulat, afin que l’éclat de cette dignité lui donnât la prééminence sur Antistius Labéo, son rival dans la science des lois. Car le même siècle vit briller ces deux ornements de la paix : mais Labéo, d’une liberté inflexible, avait une renommée plus populaire ; Capito, habile courtisan, était plus avant dans la faveur du maître. L’un ne parvint qu’à la préture, et cette injustice accrut sa considération ; l’autre fut consul, et l’opinion jalouse s’en vengea par la haine.
45. Voy. chap. LXX.

Des rancuniers

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Ce fut cette même année, la soixante-quatrième après la bataille de Philippes46, que Junie, sœur de Brutus, veuve de Cassius et nièce de Caton, finit sa carrière. Son testament fut le sujet de mille entretiens, parce que, étant fort riche, et mentionnant honorablement dans ses legs presque tous les grands de Rome, elle avait omis l’empereur. Tibère prit cet oubli en citoyen, et n’empêcha pas que l’éloge fût prononcé à la tribune, que la pompe accoutumée décorât les funérailles. On y porta les images de vingt familles illustres : les Manlius, les Quintius y parurent, avec une foule de Romains d’une égale noblesse ; mais Cassius et Brutus, qui n’y furent pas vus, les effaçaient tous par leur absence même.

46. La bataille de Philippes eut lieu l’an de Rome 712.


Fin du Livre III
  1. Véritables journaux manuscrits, qui circulaient non-seulement à Rome, mais dans les provinces. On y racontait les nouvelles de la ville, les jeux publics, les supplices, etc.
  2. Aujourd'hui Pavie.
  3. Les fêtes de la grande Déesse (de la mère des dieux) tombaient aux nones d'avril.
  4. L’Anjou et la Touraine.