Veuve Duchesne (p. 124-127).


LCIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Je m’échappe un moment pour te raconter l’évènement le plus funeſte. Ce pauvre Chevalier a été cette nuit percé de pluſieurs coups d’épée, ſans que l’on puiſſe ſavoir l’auteur de cette ſcène ſanglante. J’avois ſoupé chez la Marquiſe de P***. Je rentrois entre minuit & une heure, lorſque j’ai rencontré, à vingt pas de chez moi, la garde qui ſoutenoit un homme qui marchoit avec peine, je ne le reconnus pour Barrito, que lorſque je l’ai entendu dire d’une voix mourante : — Mes Amis, voilà la maiſon ; aidé de mes gens, nous l’avons porté dans ſa chambre. Sa Sœur eſt arrivée lorſque l’on venoit de le mettre au lit, elle a jeté un cri & s’eſt trouvée mal : pendant qu’on s’occupoit de la faire revenir, je me ſuis approché du Chevalier, qui m’a dit, en me ſerrant la main : quand Mylady ſera ſortie, je vous raconterai ce qui m’eſt arrivé. Le Chirurgien a viſité les bleſſures, il n’en a pas trouvé de mortelle ; mais elles lui ont paru toutes trois dangereuſes. Après avoir mis le premier appareil, il a défendu au Chevalier de parler & s’eſt retiré en promettant de revenir dès le matin. Malgré mes inſtances à Barrito pour remettre au lendemain les éclairciſſemens de cette aventure, il a voulu me les donner. — J’avois été chez Madame Dubois, m’a-t-il dit, en ſortant du Spectacle ; elle m’a engagé à reſter à ſouper, je n’ai pu réſiſter aux ſollicitations de la belle Joſephine. Je ſuis ſorti vers onze heures & demie ; à quelques pas de la porte, un homme enveloppé d’un manteau, s’eſt préſenté à moi l’épée à la main, en criant : défends ta vie, miſérable ; l’épithète m’a mis en fureur ; j’ai tiré mon épée & nous avons commencé un terrible combat ; mon Adverſaire a d’abord été bleſſé. — Cela eſt égal, m’a-t-il dit, allez toujours votre train, ce n’eſt qu’une égratignure, je veux vous en faire bien d’autres ; tout en parlant, il me perce d’outre en outre, je tombe du coup : après avoir retiré ſon épée, il s’éloigne avec précipitation. À peine l’avois-je perdu de vue, qu’un autre homme accourt vers moi, je le prie de me procurer du ſecours ; pour toute réponſe il me plonge deux fois dans le corps une épée qu’il avoit à la main, & ſe ſauve de toute la vîteſſe de ſes jambes. Mes plaintes ont attiré la garde : je me ſuis ſenti la force de gagner la maiſon avec l’aide de quelques bras ; vous ſavez le reſte. Il m’eſt impoſſible de deviner quels peuvent être mes ennemis ; & ce qui me paroît le plus inconcevable, c’eſt d’avoir trouvé dans mes deux Adverſaires un brave homme & un lâche aſſaſſin ; car je n’ai point à me plaindre de la manière dont s’eſt comporté le premier qui s’eſt préſenté. Le Chirurgien a trouvé ce matin les bleſſures en bon état ; ſur les dix heures, le Chevalier s’eſt aſſoupi & je ſuis venu t’écrire. Conçois-tu rien à cette aventure ? Il faut, ſans doute, que ce ſoit un Amant de Joſephine, qui, fâché de voir ſon rival préféré, a voulu ſe venger ſur lui ; cependant je ne puis me perſuader qu’un François ait pu ſe porter à une pareille atrocité. Mylady eſt au déſeſpoir, je la croyois moins attachée à ſon Frère ; ſa Femme-de-Chambre dit qu’elle s’arrache les cheveux en maudiſſant l’auteur de cette horrible action. Sa ſenſibilité me donne bonne opinion de ſon cœur ; je voudrois lui découvrir des vertus, je la verrois avec moins d’antipathie. Il eſt bien cruel, mon cher William, de vivre avec les gens que l’on déteſte : je te quitte pour aller au lit de mon malheureux Ami. Si je fais quelques découvertes, je t’en ferai part ; je déſire que ton bonheur dure autant que ta vie. Je ſuis ton ſincère Ami

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17