Veuve Duchesne (p. 119-122).


LXXXIXme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Vous êtes heureuſe, ma chère Anna, puiſſe votre bonheur ne pas paſſer comme le mien ! J’ai des ennemis cachés qui machinent pour troubler mon repos. Depuis quelques jours mon Époux a repris ſon ancienne triſteſſe, ſa Mère a fait de vains efforts pour en ſavoir la cauſe, & mes tentatives n’ont pas eu plus de ſuccès ; je ne ſaurois vous dire à quel point ce changement de caractère m’a affligée. Hier matin il ne faiſoit que de ſortir, lorſque ſon Valet-de-Chambre qui le croyoit avec nous, vint apporter une Lettre. — De la part de qui ? lui demande Mylady. — Le porteur, répond le domeſtique, eſt un Homme que Mylord connoît, & qui eſt déjà venu. — Attend-il la réponſe ? — Non, Mylady, il a dit qu’il n’y en avoit point ; ma Mère prend la Lettre, & ſitôt que le Valet fut ſorti : — Ceci, me dit-elle, renferme un myſtère que je veux éclaircir, & ſur le champ elle décacheta la Lettre : elle étoit d’un inconnu qui prioit Mylord pour la ſeconde fois de faire attention à ma conduite. On l’inſtruiſoit que Mylord Clarck avoit été mon Amant, que mon amour s’étoit ranimé à ſa vue, que Mylord Clarck, avec qui j’entretenois une correſpondance ſecrette, étoit décidé à m’enlever ; on finiſſoit par lui promettre inceſſamment une conviction de tout ce qu’on avançoit. — Voilà, s’écria Mylady après la lecture de ce déteſtable écrit, une fourberie bien atroce ! & voyant que je pleurois ; conſole-toi, ma chère Fille, ſois ſûre que les calomniateurs ſeront découverts & punis. Je n’ignore aucun des évènemens de ta vie ; tu ne dois rougir de rien, ta conduite eſt innocente ; nul ſoupçon contraire à ton honnêteté ne trouve place dans mon cœur : mais il faut déſabuſer mon Fils, lui rendre la tranquillité que les miſérables lui ont fait perdre : c’eſt mon affaire, repoſe-toi ſur ma prudence, & ſois ſans inquiétude. Malgré la bonté touchante de Mylady, je me livrois à la plus violente douleur : elle me fit promettre de cacher mon chagrin à mon Époux, en m’aſſurant que c’étoit le moyen de diſſiper l’orage. Je fis mon poſſible pour lui obéir. Mylord revint à l’heure du dîner, & ſortit tout de ſuite après ; il n’eſt rentré qu’à dix heures du ſoir, & à neuf heures du matin il n’étoit plus à la maiſon ; depuis vingt-quatre heures, il ne m’a pas adreſſé deux fois la parole. Dès qu’il ſera de retour, ma Mère lui parlera ; je voudrois être à demain. Je tremble comme ſi j’avois commis un crime. Eſt-ce donc encore le preſſentiment d’un grand malheur ? Dieu, prends pitié de moi !… J’entends du bruit, ſi c’eſt lui Mylady ſort de ma chambre, elle eſt auſſi inquiète que moi. Il eſt tard… Je ne puis plus écrire, je ſuis trop tourmentée. Adieu, mon Amie, faites des vœux pour mon Époux & pour moi.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17