Veuve Duchesne (p. 110-113).


LXXXVIme LETTRE.

Sir Charles Clark,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Ton mariage eſt conclu, te voilà le plus heureux de tous les hommes, & l’exiſtence de ton ami eſt toujours auſſi douloureuſe. Pour tranquilliſer l’eſprit inquiet & jaloux de mon tyran, je m’étois condamné depuis huit jours à la retraite ; Mylady s’eſt enfin laſſée de ma captivité, elle-même m’a engagé à prendre quelques diſtractions, en m’aſſurant qu’une ſeule choſe ſuffiroit à ſon repos ; c’étoit de lui donner ma parole d’honneur de ne jamais parler à Lady Clemency : je n’ai point eu de peine à promettre ; mais mon cœur étoit ſi peu d’accord avec ma bouche, que le même ſoir j’ai volé à l’Opéra avec le Chevalier Barrito, pour m’enivrer du plaiſir de voir la charmante Émilie ; elle n’y étoit pas, & c’eſt en vain que je l’ai cherchée dans tous les Spectacles. En ſortant des Italiens, un jeune Anglois d’une figure agréable, qui attendoit ainſi que moi, ſon carroſſe, eſt venu me joindre ; tu ſais que l’on ſaiſit toujours avec avidité l’occaſion de parler ſa langue : il m’a paru faufilé dans la meilleure compagnie, à en juger par le nombre & la qualité des Perſonnes qui l’accoſtoient ; je l’ai engagé à venir chez moi, & dès le lendemain il nous a rendu viſite : ma Femme a été enchantée de ſon eſprit & de ſa gaieté, & l’a invité à dîner avec nous ; à l’heure du Spectacle, je l’ai laiſſé avec Mylady ; à mon retour je l’ai trouvé ſeule, mais rêveuſe & penſive. Ce Jeune-homme eſt aimable & d’une tournure agréable ; s’il avoit fait quelqu’impreſſion ſur elle ? en vérité, mon Ami, j’en ſuis réduit à le déſirer, peut-être alors ſeroit-elle plus indulgente pour moi. Malgré mes ſoins, il m’eſt impoſſible de rencontrer Lady Clemency ; ſeroit-elle déjà partie ? Si j’en avois la certitude, je me croirois dix fois plus malheureux ; je borne tous mes vœux à jouir du plaiſir de la contempler.

Le Chevalier Barrito s’eſt trouvé, il y a quinze jours, à un bal que donnoit M. ***, la ſociété étoit choiſie & compoſée de Femmes charmantes ; une Demoiſelle, ſurtout, lui parut mériter toute ſon attention ; il ne danſa qu’avec elle, & il prétend que Therpſicore ne danſoit pas mieux. Dans une contredanſe dont le mouvement étoit un peu vif, la jeune Perſonne fit un faux pas & ſe donna une entorſe, il la reçut dans ſes bras & la porta ſur un fauteuil. La Mère & la Sœur de la belle Danſeuſe témoignèrent une vive inquiétude de cet accident ; le Chevalier leur aſſura qu’il connoiſſoit un remède excellent, & qui hâteroit la guériſon de la malade, en ôtant les douleurs à la Demoiſelle. On fit uſage du remède ; on lui permit d’en aller ſavoir le ſuccès ; il y fut le lendemain, on l’introduiſit dans un ſuperbe appartement : Madame Dubois (c’eſt le nom de la Mère de la jeune Perſonne dont Barrito paroît fort épris) le reçut à merveille ; depuis ce jour il n’en paſſe pas un ſeul ſans y aller, & je ne ſais trop qu’augurer de ſon aſſiduité ; au reſte, je ſuis certain qu’il rendra heureuſe la Femme qui pourra le captiver, car il poſſède toutes les qualités qui rendent un Homme aimable, & je ne lui connois pas un défaut. Adieu.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17