Veuve Duchesne (p. 96-97).


LXXXIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Je vous fais mon compliment de bien bon cœur, ma chère, ſur l’heureux mariage que vous allez contracter ; puiſſiez-vous jouir éternellement d’une félicité que vous méritez à plus d’un titre. Votre dernière Lettre m’a fait éprouver une joie que je ne connoiſſois plus depuis long-temps ; vous voilà au comble de vos vœux, les plaiſirs vous ſuivront ſans ceſſe. Adorée de votre Époux, chérie de vos Amies, aimée de vos connoiſſances, eſtimée de tout le monde, il ne vous reſte pas un déſir à former : le ſort vous a ſervie ſelon les miens, il a rempli mes intentions ; je ne puis trop le remercier pour un pareil bienfait.

Ma poſition, Émilie, eſt abſolument contraire à la vôtre ; je n’enviſage dans l’avenir qu’une continuité de peines ; toujours en guerre avec moi-même, toujours dévorée des feux que mon devoir & la raiſon réprouvent, tel eſt & tel ſera ſans ceſſe l’état de votre Amie.

Ma Grand-maman eſt d’une triſteſſe que le temps ne diminue pas ; le ſouvenir de ſon Époux lui fait journellement verſer des larmes. La Famille Stanhope eſt retournée à Pretty-Lilly. Andrew a ſuivi ſon Maître, ſon Protecteur, je pourrois même dire ſon Ami, car il le traite comme s’il l’étoit en effet. Mylady Wambrance eſt ici ; cette aimable Femme a deviné mon ſecret, je n’ai point eu la force de nier ce que je ſens ſi bien : cette confidence preſque forcée par la pénétration de Sophie (vous ſavez que c’eſt ainſi que ſe nomme Lady Wambrance), allège en quelque façon mes peines ; nous parlons ſouvent de celui qui les cauſe, & qui, ſans doute n’y ſonge plus ; ſon indifférence me déſeſpère, & pourtant il eſt comme je déſirois qu’il fut : je ſuis effrayée de la biſarrerie de mon caractère. En vérité, ma chère Émilie, je me trouve bien malheureuſe. Blâmez-moi, plaignez-moi ; mais ſurtout aimez-moi. Je ſuis pour la vie la plus affectionnée de vos Amies,

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17