Veuve Duchesne (p. 91-93).


LXXIXme LETTRE.

Staal Anger,
à Mylady Ridge ;
à Londres.

Mylady,

Miss Fanny eſt décidément inſenſée, & je crains bien que ſa maladie ne ſoit incurable. J’attends les ordres de Mylady pour ſavoir quel parti il faut prendre. Si malheureuſement Miſs Fanny étoit vue par quelqu’un, le ſecret qu’il eſt important de garder ſeroit bientôt divulgué, car elle n’a oublié aucune circonſtance de tout ce qui lui eſt arrivé de fâcheux ; elle ne ſe laſſe pas de regretter ſon Époux, trente fois par jour elle prononce le nom de Ravelin. Exécrable union ! déteſtable Goodneſs ! combien ta connoiſſance maudite nous cauſe de repentir ! Je crains fort que la groſſeſſe de Miſs Fanny ne ſe tourne à mal ; dans les fureurs qui lui prennent ſouvent, elle n’a nuls égards pour elle-même, je la vois quelquefois prête à ſe percer d’un couteau, qu’elle a eu, malgré mes ſoins, l’adreſſe de ſe procurer ; il m’eſt impoſſible de le lui ôter, même dans ſon ſommeil, tant elle le tient fortement. Le Concierge du Château, ſeul confident de ce malheur cruel, m’eſt d’un très-grand ſecours, car mes forces ne ſuffiſoient pas pour arrêter ſes emportemens. Je ſens à quel point ces détails doivent affecter Mylady, mais je remplis mon devoir en l’inſtruiſant. Nous n’avons plus que deux mois pour atteindre à l’époque fatale : Mylady a-t-elle décidé le lieu où elle déſire que ſe paſſe cet événement ? Je crois qu’il ſeroit à propos de laiſſer les choſes dans l’état où elles ſont, Mylady peut encore ſuppoſer des affaires pour prolonger ſon ſéjour à Londres. La mort de Mylord arrivée à propos, détruit mes plus grandes inquiétudes, car malgré les ſages précautions de Mylady & l’empire abſolu qu’elle avoit ſur l’eſprit de ſon Époux, ſa curioſité ſur le compte de ſes Enfans ne laiſſoit pas de nous embarraſſer ; mais, Dieu merci, nous voilà tranquilles de ce côté. Dans un inſtant de calme, j’ai dit à Miſs Fanny qu’elle n’avoit plus de Père ; cette nouvelle l’a étonnée ſans l’affliger ; après pluſieurs minutes de ſilence, elle s’eſt comme écriée : — Mylady ſe porte-t-elle bien ? — Parfaitement, Miſs. — En ce cas, je ſuis conſolée. Depuis elle n’a plus parlé de Mylord.

J’ai déjà touché la première année de la penſion que Mylady a bien voulu me faire, & je la prie d’agréer mes très-humbles remercîmens. Je tâcherai de mériter de plus en plus la continuation de ſes bontés par mon zèle à la ſervir, ainſi que Miſs Fanny. Je ſuis avec un profond reſpect,

de Mylady,
La très-humble & très-
obéiſſante Servante,
Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17