Veuve Duchesne (p. 84-86).


LXXVIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Je dois vous gronder, ma chère, de l’injuſtice de vos ſoupçons. Hélas ! vous m’accuſez de négligence, quand je ſuis dans la douleur. Mon Grand-papa eſt mort, c’eſt vous dire aſſez combien mon cœur eſt affecté. Joignez à ma douleur celle de Mylady Green qui eſt ſans bornes, & vous verrez ſi je ſuis coupable de ne vous avoir pas écrit plutôt. La perte que nous avons faite eſt d’autant plus cruelle, que nous ne pouvions la prévoir. Mylord ſe portoit à merveille le matin du jour où il a quitté la vie : vers les cinq heures du ſoir il étoit monté dans ſon cabinet pour écrire à Mylord Stanhope, & à ſix heures on l’a trouvé mort dans ſon fauteuil ; une de ſes mains étoit reſté poſée ſur la cheminée du côté de la ſonnette, qu’il avoit fait, ſans doute, de vains efforts pour atteindre ; c’eſt ſa première attaque d’apoplexie. Il m’eſt impoſſible de vous décrire le déſeſpoir de toute la maiſon ; les cours furent pleines en un inſtant par tous les Vaſſaux de mon Grand-papa, qui vinrent joindre leurs larmes aux nôtres : de long-temps ce ſouvenir funeſte n’abandonnera le canton ; il étoit tant aimé & ſi digne de l’être ! Malgré les inſtantes prières de la famille Stanhope, Mylady Green n’a pas voulu quitter Break-of-Day, en conſéquence tous les habitans du Château de Pretty-Lilly ſont venus s’établir ici pour diſtraire ma Grand-maman ; je doute qu’ils y réuſſiſſent, la bleſſure eſt trop profonde pour la guérir ſi vîte. Andrew eſt auſſi du voyage. Mylord Stanhope ne peut abſolument s’en ſéparer ; il a prié ma Grand-maman de regarder ce Jeune-homme comme s’il étoit le frère de Jenny. Le bonheur de cette dernière ne diminue pas, M. Browne eſt le modèle des bons maris, vous le croiriez toujours l’Amant de ſa Femme ; pourquoi tous les ménages ne reſſemblent-ils pas à celui-là ? J’ai reçu une Lettre de Mylady Wambrance, elle a obtenu d’être ſéparée d’avec ſon mari, qui la maltraitoit horriblement : elle compte venir inceſſamment partager notre ſolitude, ce ſera une compagnie charmante pour ma Grand-maman.

Comment pouvez-vous conſerver le moindre doute, ma chère, ſur l’objet des préférences de Mylord Clemency ? il a vu Émilie, pourroit-il en aimer une autre ? Rendez-vous donc plus de juſtice ; oui, c’eſt vous qu’il chérit, depuis long-temps, je l’avois deviné ; mes découvertes à ce ſujet n’avoient pas l’air de vous plaire, voilà pourquoi j’ai ceſſé de vous en faire part. Les abſens ont rarement raiſon, ſurtout quand un être charmant ſe préſente continuellement à nos yeux. Je ne déſapprouve pas votre nouvelle inclination ; l’amitié de Mylady Clemency vous met dans le cas de tout eſpérer. Comme Maria Dregs, vous ſeriez déſirée ; Miſs Émilie Ridge ne pourra donc rencontrer aucun obſtacle. Je vous conſeille, mon Amie, de ne pas cacher plus long-temps à Mylady le ſecret de votre naiſſance : votre Mère ne pourra vous déſapprouver quand elle ſaura les raiſons de votre indiſcrétion, qui par la circonſtance, n’en eſt point une. Au comble de vos vœux, votre ſort deviendra digne, d’envie, il ne ſera qu’un ſujet de félicitation pour votre Amie

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17