Veuve Duchesne (p. 74-76).


LXXIVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Vous le voulez ; eh bien ! mon Amie, il faut vous avouer toute ma foibleſſe. Mylord Clemency ne m’eſt point indifférent : je l’aime, il ne m’eſt plus permis d’en douter, c’eſt votre Lettre qui m’a ouvert les yeux ; elle m’a fait naître des ſoupçons qui me déſeſpèrent. Je crois, comme vous, qu’il a dans le cœur une forte inclination. Ah ! comme je voudrois ſurprendre ſon ſecret ! mais il fuit toutes les occaſions de m’entretenir ſeule. Hier encore, Mylady nous avoit laiſſés dans le ſalon ; Clemency ſe lève auſſi-tôt ; il avoit l’air embarraſſé. Il s’approche de moi, s’aſſied à mes côtés, ouvre pluſieurs fois la bouche ſans proférer un mot. Je le crois indiſpoſé, & je m’informe avec ſoin de l’état de ſa ſanté. Sans me répondre, il ſaiſit ma main, la baiſe, & ſort avec précipitation. Quelle étrange conduite ! Que lui ai-je fait pour me traiter auſſi cruellement ? Ne me rien dire quand je lui témoigne le plus tendre intérêt ; ſûrement il eſt amoureux. Mais de qui ? Voilà ce que je ne puis deviner. Peut-être de Joſephine, la Fille cadette de Madame Dubois : ſi cela étoit, il ne refuſeroit pas d’aller à Paris, car il a réſiſté à toutes nos inſtances pour revoir Alexandrine. M. Wiſdom s’eſt chargé avec empreſſement de chercher à diſtraire l’intéreſſante malade. Il la viſite tous les deux jours. La proximité des lieux eſt d’une grande commodité : malgré ſa diſcrétion, on remarque aiſément qu’il eſt vivement épris. Il paroît très-content, ce qui nous fait augurer qu’il n’eſt pas ſans eſpoir. Madame Dubois a écrit à Mylady pour la remercier ; elle aſſure qu’elle doit la vie de ſa Fille aux viſites que lui a rendu ſon Fils. Elle ajoute qu’Alexandrine a recouvré la raiſon avec la ſanté : ce dernier article a cauſé beaucoup de plaiſir à Clemency ; mais il a fait une réflexion qui m’a étonnée. — On peut donc guérir d’un amour qui n’eſt pas payé de retour ? — Je crois, a répondu M. Wiſdom, que ce ſentiment a beſoin d’être partagé pour qu’il dure. — Quel eſt l’avis de Miſs, a repris Mylord ? — Mon avis, ai-je dit, aſſez étourdie de la queſtion, mais je penſe que lorſqu’on aime bien, on eſpère toujours. — Sans doute, a interrompu Mylady, ſouvent en reconnoiſſance d’un amour conſtant, on finit par le payer du plus tendre retour. — Votre opinion eſt auſſi la mienne, a repris Clemency, & ſi jamais je ſuis dans le cas, je me promets bien de la ſuivre. La converſation a été interrompue par l’arrivée du Chevalier de L…, un Ami de Mylord. Ce jeune François qu’on dit être un élégant de ce pays, eſt d’une légéreté dans ſes manières qui ne le cède qu’à ſes paroles. Trois ou quatre complimens faits à lui-même, autant de révérences, conſulter ſa montre, ſe plaindre du nombre des plaiſirs qui l’accablent, & partir, voilà dans l’exacte vérité où s’eſt bornée ſa viſite, qui a été pour nous, après ſon départ, un ſujet de raiſonnement.

Je félicite de bon cœur Miſs Jenny ſur ſon bonheur inattendu. Elle méritoit d’être heureuſe, le ſort lui a rendu juſtice ; j’eſpère qu’il traitera auſſi favorablement ma chère Anna, c’eſt le vœu continuel de ſon Amie

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17