Veuve Duchesne (p. 45-50).


LXIVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

L’histoire de Mylady Wambrance m’a fait le plus grand plaiſir. Je la plains bien ſincérement d’avoir ſi mal rencontré ; eſpérons pourtant que ſa douceur & ſa patience rendront ſon Époux tel qu’elle le déſire. Je crois, ma chère, qu’il eſt peu d’hommes dont le cœur ſoit aſſez mauvais pour ne pas céder tôt ou tard à ces deux vertus.

J’ai relu pluſieurs fois, Anna, le commencement de votre Lettre ; j’ai d’abord eu peine à concevoir ce que vous vouliez me dire ; une plus grande attention m’a enfin miſe au fait. Vos conjectures ſont ſans fondement. La ſanté de Lord Clemency m’intéreſſe, parce que j’aime beaucoup Mylady, & qu’elle a pour ſon Fils une tendreſſe extrême : vos idées ſur Mylord ne ſont pas plus juſtes. Il me voit avec la plus grande indifférence ; toutes ſes actions me le prouvent, & en vérité, je m’en réjouis, car ſon attachement eut été pour moi un nouveau ſujet de chagrin : rétractez-vous donc, mon Amie, votre pénétration eſt cette fois en défaut. Je vis dans la maiſon comme ſi j’en étois l’Enfant chéri ; Mylord me traite avec bonté, amitié même, mais voilà tout ; & je ne conçois pas où vous avez pu prendre que… En voilà aſſez ſur ce chapitre, je voulois vous déſabuſer.

Je vous ai marqué dans ma dernière Lettre, que nous étions tous curieux de connoître un homme qui, ainſi que nous, ſe promenoit ſouvent dans la forêt. Il eſt à préſent de nos Amis ; c’eſt un Anglois ; notre connoiſſance s’eſt faite aſſez ſinguliérement pour que je vous la raconte.

Notre intention, plutôt que le haſard, nous conduiſoit toujours à ſa rencontre ; un ſoir que nous ne l’avions pas vu, & que nous en étions comme inquiets, nous l’apperçûmes enfin aſſis au pied d’un arbre. En nous approchant, il nous ſembla qu’il n’avoit pas une poſition naturelle. Effectivement, un livre qu’il tenoit étoit prêt à lui échapper des mains, & ſa tête poſoit ſur ſa poitrine. — Bon Dieu, m’écriai-je, cet homme ſe trouve mal ! Nous courons à lui, l’infortuné étoit pâle & reſpiroit à peine ; Mylady lui fit avaler de l’eau de Cologne qu’elle avoit ſur elle. Il revint à lui, nous fit des excuſes, & nous remercia dans les meilleurs termes. Quand il fut tout à fait remis, il nous aſſura que cet accident étoit le premier de ce genre qui lui étoit arrivé. C’eſt peut-être la lecture de ce livre, dis-je, en ramaſſant celui qu’il liſoit, qui vous aura trop attendri. Je fus ſurpriſe de voir qu’il étoit écrit dans notre langue (car il parle ſupérieurement François). — Vous êtes donc Anglois, lui dis-je auſſi-tôt ? Il me répondit que oui, mais qu’il avoit quitté ſon pays depuis long-temps ; & comme il continuoit à remercier Mylady, elle lui dit : — Vous ne nous devez, Monſieur, aucune reconnoiſſance, tout autre que vous eut reçu notre ſecours. Je ne vous cacherai cependant pas que ſi l’accident n’a pas de ſuite (comme je l’eſpère), je le bénirai, puiſqu’il m’aura procuré la connoiſſance d’un compatriote & d’un homme qui me paroît infiniment aimable. Faites-moi le plaiſir de venir chez moi ; ſi ma ſociété vous convient, nous nous verrons ; de mon côté, ce ſera toujours avec joie. Il accepta la propoſition de mon aimable Maîtreſſe, mais il eut l’air un peu embarraſſé ; le reſte de la ſoirée ſe paſſa fort agréablement. Monſieur Wiſdom (c’eſt le nom de notre Anglois) a beaucoup d’eſprit & de connoiſſances ; il paroît d’une ſociété douce. Depuis ce jour, il nous viſite ſouvent, & malgré les efforts qu’il fait pour paroître gai, il eſt aiſé de voir que la mélancolie fait le fonds de ſon caractère, à moins que le ſouvenir de quelque chagrin (ce que je croirois plus volontiers) n’ait imprimé de fortes traces ſur ſon ame. Il occupe une petite maiſon qui eſt auſſi ſimple que lui ; un ſeul homme compoſe ſon domeſtique. S’il nous accorde aſſez de confiance pour nous faire part des raiſons de ſon ſéjour en France, je vous en inſtruirai, perſuadée que je ne commettrai pas d’indiſcrétion. N’êtes-vous pas un autre moi-même ? Je ſuppoſe, mon Amie, que, comme moi, vous prenez à cet Anglois un vif intérêt, & c’eſt, ſans doute, une folie à moi de l’imaginer. Ne connoiſſant pas le perſonnage, vous pouvez m’accuſer de prévention. Je conçois que je puiſſe en avoir l’air, mais dans l’effet, je me ſens portée d’inclination vers cet homme, & je ne me verrois pas ſans peine, privée de ſa compagnie. Toute la maiſon penſe comme moi ; Mylord même, cherche ſes entretiens, & ſemble y prendre quelques plaiſirs.

Madame Dubois eſt dans un chagrin affreux ; Alexandrine, ſa Fille aînée, eſt à l’extrémité ; ſa maladie eſt impénétrable pour la Faculté. Quelques Médecins ont dit qu’elle provenoit d’une peine cachée : cette jeune perſonne n’en convient pas ; elle ſouffre avec un courage ſurprenant ; pas une plainte ne lui échappe, c’eſt elle qui conſole ſa Mère & ſa Sœur ; ſon état eſt très-dangereux, & tous les remèdes ſont inutiles. Pauvre Alexandrine, ſi belle, ſi aimable, ſi jeune, quel ſort ! on déſeſpère de la ſauver. J’irai demain à Paris pour la voir, je donnerois un quart de ma vie pour ajouter à la ſienne. Adieu, ma chère Anna, je vous ai juré un attachement éternel,

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17