Veuve Duchesne (p. 32-39).


LXme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
Émilie Ridge,
à Saint-Germain-en-Laye.

Vous ſeriez bien injuſte, ma chère, ſi vous me croyiez capable de vous oublier. Mon ſilence vous a fait du chagrin. Ô mon Amie ! combien je ſuis ſenſible à cette preuve d’attachement ; il a été cauſé par une maladie longue & dangereuſe qu’a fait ma Grand-maman. Je n’ai pas voulu qu’elle ait d’autre garde que moi ; qui mieux qu’une Fille peut remplir des devoirs auſſi ſacrés ? Enfin elle eſt abſolument rétablie ; je vous donne les prémices de ma liberté. Le caractère de Mylord Clemency me ſemble fort étrange, & ſi j’oſois, mon Amie, je vous dirois que vous prenez à ce Jeune-homme un intérêt bien tendre : mes obſervations ne ſe bornent pas là ; je crois que l’on ne voit pas Émilie impunément, & que le Fils de votre Amie ſeroit forcé de convenir que j’ai raiſon. Ne vous fâchez pas de ce que je dis ; au reſte, ce ſont de ſimples conjectures, je puis me tromper ; mais… la ſuite découvrira ſi j’ai deviné juſte. Je vous ai promis l’hiſtoire de Lady Wambrance, vous allez l’apprendre.


HISTOIRE

De Sophie Sidney,

Épouſe de Mylord Wambrance.

„ Ma Mère étoit reſtée veuve deux ans après m’avoir donné le jour. La mort de mon Père l’avoit réduite à une fortune très-médiocre, & elle n’en reſſentoit du chagrin que par rapport à moi, qu’elle aimoit infiniment. Pour me dédommager des biens que j’avois perdus, elle voulut me donner une bonne éducation ; & pour la rendre meilleure, elle y veilla elle-même avec ſoin. Je fis mon poſſible pour répondre à ſes bonnes intentions, le plaiſir de la ſatisfaire me payoit aſſez des efforts que je faiſois, pour que ſes peines ne fuſſent pas inutiles. Je devins grande, & mon attachement pour cette tendre Mère augmentoit avec ma raiſon. Notre fortune, quoique très-bornée, nous ſuffiſoit, parce que nos déſirs l’étoient encore plus ; enfin nous étions heureux. Le haſard me fit rencontrer un Jeune-homme d’une figure charmante, & d’un eſprit ſupérieur ; un ſeul moment ſuffit pour faire diſparoître mon indifférence, une même ſympathie agit ſur lui ; il ne lui fut pas difficile d’avoir accès dans notre maiſon. Ma Mère l’avoit trouvé extrêmement aimable, & lui accorda ſans peine la permiſſion de nous voir. Murwell (c’eſt le nom du Jeune-homme) devint très-aſſidu ; il avoit, ainſi que nous, de la naiſſance ; ainſi que nous, il avoit peu de fortune ; il n’oſoit me propoſer ſa main. Cependant notre mutuelle tendreſſe ceſſa d’être un myſtère, chacune de nos actions mettoit à découvert le ſecret de nos cœurs. Ma Mère s’en apperçut ; à ſa première queſtion, j’avouai ma défaite ; ſa réponſe ne me fit pas craindre d’obſtacle de ſon côté ; cependant je vis ſa gaieté naturelle diſparoître, & faire place à un air ſombre & affligé ; j’en reſſentis une peine incroyable. Ce qui redoubloit mon chagrin, c’eſt que je ne pouvois deviner le ſujet du ſien. Murwell fit un petit héritage, ſon premier ſoin fut de me demander en mariage ; ma Mère lui demanda ſix mois avant de rien conclure. Sa propoſition nous étonna ; mais nous n’héſitâmes pas à nous conformer à ſa volonté ; ce temps me parut auſſi long qu’à Murwell. Le caractère de ma Mère étoit totalement changé, elle ne ſortoit plus, toute eſpèce de ſociété lui étoit devenue à charge, même juſqu’à la nôtre. Je craignis que ſa ſanté ne ſouffrit de cette étonnante triſteſſe ; j’eſſayois toute ſorte de moyens pour la diſtraire, je ne réuſſis qu’à l’impatienter. Malgré ſa douceur, elle me témoigna de l’humeur de ce que je m’oppoſois aux déſirs qu’elle avoit d’être ſeule. Son état, que je ne pouvois concevoir, me mettoit au déſeſpoir. Murwell partageoit les maux que j’en reſſentois. Le terme que ma Mère avoit fixé, approchoit ; je le voyois arriver avec un plaiſir imparfait, puiſqu’elle n’y étoit pas ſenſible. Huit jours avant l’expiration des ſix mois, Murwell, qui avoit dîné à la maiſon, ſe trouva ſi mal ſur les ſept heures du ſoir, que nous fûmes obligés de le coucher ſur mon lit. Un Médecin que nous envoyâmes chercher, nous dit que le Jeune-homme ne paſſeroit pas la nuit, qu’il avoit un coup de ſang. Effectivement il le rendoit par le nez, par la bouche & par les oreilles ; il avoit perdu toute connoiſſance. Vous imaginez bien, Anna, quelle dut être ma douleur, celle de ma Mère l’égaloit, nous jetions toutes deux des cris terribles. Quelques remèdes rendirent à Murwell un peu de connoiſſance ; il l’employa à nous ſerrer les mains ; ſes yeux fixés ſur les nôtres, nous apprenoient le regret qu’il avoit de nous quitter. Le ſang continuoit à couler ; en moins de deux heures il en fut étouffé. Nos gémiſſemens firent monter tous les voiſins. Le ſpectacle que nous leur offrîmes fit couler leurs larmes. Quel affreux moment ! Non, je ne l’oublierai jamais. Une Amie de ma Mère, avertie par notre ſervante, vint nous enlever de ce fatal appartement. Dès que Miſtreſs Sidney vit ſon intention, elle ſe jeta ſur le corps de l’infortuné Murwell, où elle reſta ſans ſentiment. On l’en arracha, & l’on nous conduiſit chez l’Amie dont je viens de vous parler. Quand ma Mère revint à elle, on lui trouva une groſſe fièvre, & tous les ſymptômes de la folie ; elle rioit & pleuroit dans le même quart-d’heure, puis elle redemandoit Murwell ; ce délire dura ſix ſemaines. Enfin la raiſon lui revint ; mais elle étoit très-mal, elle voulut qu’on la laiſſat ſeule. — Il faut, ma chère Fille, nous dire un éternel adieu, cette ſéparation eſt bien pénible. Écoutez-moi, Sophie, il me reſte une cruelle confidence à vous faire ; mais je vous dois l’explication de ma conduite depuis un an, c’eſt à dire, depuis l’inſtant où nous avons connu Murwell : voilà l’époque de nos malheurs. Ainſi que vous, je l’aimois ; votre amour mutuel me rendit la plus malheureuſe des Femmes ; de là le changement de mon caractère ; votre union, que je ne pouvois & ne voulois pas empêcher, augmenta l’ulcère de mon cœur ; la mort de ce charmant Jeune-homme combla mon infortune ; je ne fus pas Maîtreſſe de mon déſeſpoir, il parut aux yeux de tout le monde. À préſent que vous connoiſſez ma foibleſſe, plaignez-moi ; votre rivale étoit votre Mère, elle ne vous a jamais haïe : Le ciel comble mes vœux en me réuniſſant à Murwell : Je vous quitte à regret ; mais je le rejoins avec bien de la joie. Adieu, ma Fille, ne vous écartez jamais des ſentimens de vertu que je vous ai inſpirés dans un temps plus heureux. J’étois tombée à genoux, elle exigea que je paſſaſſe dans une chambre voiſine ; peu d’inſtans après elle expira. Cette mort renouvela toutes mes douleurs, mon affliction fut longue ; Miſtreſs Hope (c’étoit l’Amie de ma Mère) fit d’inutiles efforts pour me conſoler. Neuf mois s’étoient écoulés depuis ces cruels évènemens, & je pleurois encore. Miſtreſs Hope m’engagea à reſter avec elle ; j’y conſentis ſans peine. Tous mes Parens, Gens de qualité fort riches, ne s’inquiétèrent en aucune façon de leur pauvre Parente ; mon petit revenu me ſuffit pour vivre avec économie. J’étois orpheline depuis cinq ans, lorſque Mylord Wambrance me propoſa ſa main ; il m’avoit vue chez une Couſine de Miſtreſs Hope, & avoit pris du goût pour moi ; ſon âge, ſa figure, rien ne me parloit pour lui ; je le refuſai poliment, il perſiſta. Miſtreſs Hope me répéta ſi ſouvent que je faiſois une folie de rejeter ainſi un ſort digne d’envie, que je finis par épouſer Mylord Wambrance. J’avois deviné ſes défauts lorſqu’il n’étoit qu’Amant ; dès qu’il fut mon Époux, j’en eus la triſte conviction ; mon Mari eſt jaloux à l’excès, heureuſement que mon caractère me porte vers la gaieté, & que je prends ſur moi pour cacher que j’ai à me plaindre de mon ſort.

J’ai félicité l’aimable Lady d’être aſſez maîtreſſe de ſes ſenſations, pour diſſimuler au Public les peines qu’elle doit éprouver. Cette charmante Femme méritoit, en effet, un autre ſort ; mais quel eſt l’Être parfaitement heureux, j’oſerois preſque dire qu’il n’en exiſte pas. Adieu, ma chère Émilie, ne doutez pas une autre fois de la tendre amitié

d’Anna Rose-Tree.

De Londres, ce … 17..