Veuve Duchesne (p. 223-225).


XLVIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Les cruels détails de ta dernière Lettre m’ont été confirmés par pluſieurs écrits anonymes.[1] Ô mon Ami ! il eſt donc vrai que la plus belle des Femmes eſt devenue la plus criminelle. L’honneur dont elle faiſoit tant de cas ne lui a ſemblé qu’une choſe peu importante. Étonnant changement ! il me fait verſer des larmes de ſang. La perfide ! après tant de promeſſes de m’aimer toujours, fuir ſes Parens, ſes Amies, ſon Amant pour ſuivre un malheureux. Cet Homme, à ce que l’on me mande, n’a ni naiſſance ni fortune… Il a ſu s’en faire aimer ! qu’il eſt heureux !… Et que je ſuis à plaindre ! J’aurois pu la revoir, vivre pour elle, & peut-être ſa main eut été le prix de ma conſtance. La haine de ſa Mère n’auroit pas duré éternellement. Émilie ! Émilie ! que de maux votre fuite va me cauſer !

Lady Harris me mande que l’affaire de Spittle eſt appaiſée, & que je puis retourner en Angleterre. Je n’en aurai jamais la force : non, le pays qui a été témoin de ſa perfidie ne reverra pas ton triſte Ami ; je gémirai loin des lieux… où j’aurois pu être le plus fortuné des Hommes.

Je mène ici une vie fort ennuyeuſe, incapable de me livrer à d’autres idées que celles de mon amour ; j’ai fui toutes les ſociétés. Enfermé dans un cabinet, je ne parle qu’à mes Gens & au Maître de Langue que j’ai pris. Je me ſuis tellement appliqué, que je ſais paſſablement l’Italien.

Ma ſanté eſt aſſez mauvaiſe, je n’en accuſe que le chagrin. Mais que me fait la vie ! puiſque je ne puis la conſacrer à la ſeule perſonne qui me la faiſoit chérir. Si tu apprenois un jour de ſes nouvelles, écris-moi ſur le champ… Que dis-je ! ne m’en parle jamais : je vais chercher à l’oublier… L’oublier ! cela n’eſt pas poſſible, à moins d’un changement total dans tout mon être. Jamais un cœur qu’elle a poſſédé ne pourra appartenir à un autre : je renonce pour toujours à l’amour, à ſes douceurs ; en eſt-il ſans la divine Émilie. Son nom eſt ſans ceſſe ſur mes lèvres, ma plume le trace malgré moi, il eſt gravé dans mon cœur en lettres de feu. Elle m’a trahi : enfin je ſuis par elle malheureux pour la vie, & je ne puis la haïr. Non, William, je ne la hais pas : c’eſt à dire, hélas ! que je l’aime encore. Si belle, ſi douce, & ſi coupable !… Pour ceſſer de parler d’elle, il faut que je ceſſe d’écrire : mais il m’eſt impoſſible de ceſſer d’y penſer. Adieu, mon Ami, mon chagrin ne m’empêche pas de faire des vœux pour ton bonheur.

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17


  1. Il eſt queſtion des Lettres que Miſs Goodneſs a écrites à Mylord Clarck ; on n’a pas cru néceſſaire de les ajouter.