Veuve Duchesne (p. 15-20).


IIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree;
à Break-of-Day.

Vous rendez juſtice à mes ſentimens, ma chère Anna, en me croyant digne de poſſéder toute votre confiance ; mais je ne puis applaudir au ſtyle ſérieux de votre Lettre. Que vous faut-il donc pour vous cauſer de la joie ? Fille unique ! Chérie de vos Parens, adorée de vos Domeſtiques, aimée de vos Amies, dites-moi, belle indolente, quels déſirs oſez-vous encore former ? Suppoſez-vous pour quelques inſtans à ma place, remettez-vous enſuite à la vôtre, & oſez dire que vous n’êtes point heureuſe. Votre Mère a éprouvé des tribulations ; Mylady Green vous fait entendre qu’elle les avoit en quelque façon méritées. Je ne vois point dans tout cela des raiſons d’avoir l’ame triſte. Elle eſt morte : voilà le grand malheur ; encore faut-il s’en conſoler, & la choſe ne doit pas vous être difficile, puiſque vous ne l’avez pas connue ; je veux encore que vous n’ayez aucun ſouci du ſilence que l’on a obſervé avec vous. Pourquoi voulez-vous qu’on vous entretienne d’un être qui n’exiſte plus ? Vous voyez bien, Anna, que tous vos raiſonnemens n’ont pas le ſens commun. Pardon : mais la franchiſe eſt une de mes qualités, ou, ſi vous l’aimez mieux, la ſeule que je poſſède.

J’ai de mon côté des nouvelles à vous apprendre. Samedi, à cinq heures du ſoir, on eſt venu avertir Miſtreſs Hemlock, que pluſieurs Perſonnes l’attendoient dans le Parloir.[1] Nous étions enſemble : elle a voulu que je l’accompagnaſſe. Une Dame de belle apparence eſt venue l’embraſſer. — Je n’ai pas voulu paſſer près de chez vous, ma chère Hemlock, ſans vous dire un petit bon-jour. Cette jeune Miſs & ces Meſſieurs ont déſiré m’accompagner : mais, a-t-elle continué, quelle eſt cette jolie perſonne qui eſt avec vous ? — C’eſt une de mes élèves. Elle eſt charmante ; n’eſt-ce pas votre avis, Fanny ? Sans doute, Mylady, a-t-elle répondu en minaudant. J’ai prodigieuſement rougi : tout le monde s’eſt aſſis, & la converſation eſt devenue générale. Je me ſuis alors permis d’examiner les différens perſonnages, & je vais vous les peindre tels que je les ai vus. La Dame eſt d’un certain âge : elle ſe nomme Lady Harris. Tout en elle annonce la Femme de qualité ; elle paroît extrêmement aimable, & notre Maîtreſſe dit que ſa figure n’eſt pas trompeuſe. La jeune Miſs doit avoir ſeize ou dix-ſept ans. Son viſage eſt d’une grande régularité, ſa taille eſt fort bien, mais ſon enſemble m’a parfaitement déplu. Ce n’eſt pas jalouſie : vous ſavez, ma chère Amie, que je ne ſuis pas tourmentée de ce défaut. Le plus âgé des Meſſieurs, qu’elle appelle ſon père, a le maintien ſérieux, l’abord froid, mais un air de bonté perce à travers tout ce qu’il dit. Je me ſens portée à le trouver aimable, pour peu qu’il voulut faire des frais pour le paroître. Le jeune homme a tout au plus vingt ans. Il eſt parfaitement bien de ſon perſonnel, ſon eſprit eſt léger, ſa répartie eſt prompte & brillante. Au reſte, mes remarques ont été faites trop à la hâte pour les croire infaillibles. Le jeune homme, que j’ai entendu nommer Mylord Clarke, eſt très-familier avec Miſs Fanny, car ils n’ont ceſſé de jouer enſemble tout le temps de la viſite ; enfin on s’eſt levé : — Je reviendrai vous voir, a dit Mylady, car vous ne quittez jamais vos élèves pour aller chez vos Amies. — Ce ſont mes Enfans, a répondu Miſtreſs, je ne puis abſolument les abandonner. Tout le monde m’a fait la révérence, excepté Miſs Fanny. Le jeune Lord étoit reſté pour ramaſſer mon éventail : elle l’a rappelé avec un air d’humeur & un ton très-haut. Je me ſuis informée à Miſtreſs Hemlock du nom du Monſieur & de ſa Fille ; elle n’en eſt pas plus inſtruite que moi, c’eſt la première fois qu’elle voit l’un & l’autre. Rien de plus ſimple aſſurément que cette viſite : cependant je ne ceſſe de m’en occuper, & même d’en parler. Cela vient ſans doute, de la vie monotone que nous menons ici. Le plus petit événement devient une affaire d’importance pour de pauvres recluſes. On me fait appeler, je ne devine pas qui ce peut être. Vous le ſaurez à mon retour. Au revoir… Il faut crier miracle ! Une Lettre de ma Mère ! Et qui m’annonce ſa viſite pour vendredi ! Par quel heureux haſard s’aviſe-t-elle de ſonger à moi ? Depuis cinq ans elle ſembloit m’avoir oubliée. Vous avez été témoin, ma chère Anna, de la peine que me cauſoit ſon indifférence, & vous avez été de même témoin que je m’en étois conſolée. L’amour qu’elle porte à ma Sœur, que je n’ai jamais vue, ne me donne aucune jalouſie. Je n’ai déſiré qu’une ſeule choſe dont j’ai toujours été privée. Ma Mère, abſolue maîtreſſe, a défendu expreſſément à mon Père de ſe ſouvenir qu’il a deux enfans. Il ignore même, à ce que dit Miſtreſs Hemlock, la penſion où je ſuis depuis l’âge de ſix ans, c’eſt pourtant ſa tendreſſe ſeule que j’ambitionne ; ma Mère, qui depuis dix ans que je ſuis ici, n’eſt venue me voir que trois fois, ne m’a adreſſé la parole que pour me reprocher mon exiſtence qui enlève à ſa chère Fille une partie de ſa fortune. Tels ſont les agréables diſcours que cette cruelle Mère n’a pas eu honte de me tenir. Votre ſort, mon Amie, eſt bien différent. Ceſſez donc de vous affliger. Jouiſſez du bonheur que l’amour de vos Parens rendra tous les jours plus parfait. Adieu, ma belle Anna, aimez toujours votre fidelle Amie.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17


  1. Chambre-baſſe où l’on reçoit les viſites.