Veuve Duchesne (p. 92-98).



XVIIIme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher.


Prends part à mes chagrins, mon cher William, je ſuis le plus malheureux des Hommes. Elle a diſparu, Émilie m’eſt ravie ; ſa Mère, quelle marâtre abominable ! eſt venue la chercher lorſque j’étois forcé de donner mes ſoins à ma reſpectable Couſine. L’après-dîner de ce jour fatal, je vais à la Penſion : de ma vie je ne m’étois ſenti ſi triſte, c’étoit ſans doute un preſſentiment. Suivant ma coutume, je demande Miſtreſs Hemlock ; elle vient. — Seule ? lui dis-je, en ne voyant pas Émilie. — Hélas ! Elle n’eſt plus ici. — Juſte ciel ! m’écriai-je, que m’apprenez-vous ? — Ce qui m’afflige au delà de l’expreſſion. Mylady Ridge eſt venue, ce matin avant ſept heures ; je ſuis deſcendue avec ſa Fille. — Je viens, lui a-t-elle dit, vous chercher, allez faire vos adieux à vos Compagnes & revenez avant un quart-d’heure ; & s’adreſſant à moi, vous ferez porter chez moi, Miſtreſs, les vêtemens d’Émilie, je vous remercie des ſoins que vous avez pris d’elle, je la mettrai à portée de vous en marquer ſa reconnoiſſance. Je ſuis ſortie avec ma jeune Élève. — Permettez, m’a-t-elle dit, que j’écrive un mot à Anna (c’eſt une de ſes Amies qui demeure à ſoixante milles d’ici) ; je la conduiſis dans mon appartement. Les dépêches furent bientôt faites ; elle me chargea de faire partir ſa Lettre, & puis m’embraſſant avec tendreſſe, elle me fit ſes adieux. Nous pleurâmes toutes deux ; elle courut enſuite à toutes les Penſionnaires, leur dit adieu, & fut retrouver ſa Mère qui partit auſſi-tôt au grand galop de ſix chevaux qui l’attendoient à la porte. Voilà, Mylord, tout ce que je puis vous dire. — Je vais, lui dis-je, m’informer plus amplement. Je revins chez moi, je me fis préparer des chevaux, & ſuivi d’un ſeul Valet, je vole à Raimbow : Juge de ma ſurpriſe en apprenant qu’il n’y avoit plus perſonne. — Mylord & Miſs Fanny ſont partis hier, & Mylady aujourd’hui de grand matin, me dit une eſpèce de Concierge, & à mes autres queſtions pour toute réponſe. — Je n’en ſais rien, Mylord. De retour à Rocheſter, je racontai à Lady Harris le départ inopiné de toute la Famille Ridge ; elle en fut très-affligée. — Si vous n’étiez pas malade, lui dis-je, je volerois à Londres. — J’exige que vous exécutiez cette ſage réſolution. Je me porte mieux & peut-être vous ſuivrai-je avant peu. — Vous m’excuſerez donc ſi je vous laiſſe. — Je fais plus, je le veux ; partez, mon cher Charles, & ne ménagez aucune démarche pour découvrir où eſt la charmante Émilie ; paſſez avant chez Spittle. S’il eſt encore ici, nous n’aurons rien de bien affreux à redouter pour cette aimable Enfant. Pendant qu’on préparoit ma chaiſe, je me rendis chez Spittle, il s’y trouva : je montai malgré la ſurpriſe où devoit le jeter ma viſite, puiſqu’il connoiſſoit mon profond mépris pour ſa perſonne. Il me reçut avec beaucoup de politeſſe. — Trêve de compliment, Monſieur, lui dis-je, fatigué de ſes honnêtetés ; vous avez des vues ſur Miſs Émilie Ridge, je vous préviens que je le trouve très-mauvais ; ainſi vous m’entendez. — Fort peu, Mylord, car aſſurément, vous n’avez pas le droit de m’impoſer des Lois. — Je m’arroge ceux qu’ont les honnêtes Gens ſur les Fripons ; je vais au fait, Monſieur Spittle, comme vous voyez. Je vous ai ſignifié ce que j’attendois de vous ; n’héſitez pas de me ſatisfaire, ou craignez tout de mon reſſentiment. — Le Couſin de la reſpectable Lady Harris a trop de ſentiment pour exécuter rien contre la bienſéance. — Vous êtes un fat, Monſieur le parvenu ; & me levant, je le quittai. Il fut aſſez vil pour me reconduire avec les démonſtrations les plus reſpectueuſes juſqu’à la porte de la rue. En rentrant je rendis compte de ma viſite à ma Couſine, elle ne parut pas ſurpriſe de la conduite de Spittle. — C’eſt une ame de boue ; mais, mon cher Charles, vous l’avez traité un peu leſtement. Il faut, mon Ami, mettre déſormais dans vos actions plus de prudence & de modération. Je convins qu’elle avoit raiſon, & je partis pour Londres. À peine arrivé, je me fais conduire à l’Hôtel de Mylord Ridge ; je demande Mylady, elle n’eſt point en ville. — Elle y a donc fait un ſéjour bien court ? — Depuis ſix mois elle eſt à la campagne, me répond le Portier ; Mylord & Miſs Fanny leur Fille, ſont arrivés, mais on ne parle pas encore du retour de Mylady. Quel coup de foudre pour ton pauvre Ami ! Le déſeſpoir dans l’ame, je vais chez toi ; nouveau ſurcroît de peine, tu es abſent pour pluſieurs mois ! plus de Maîtreſſe, plus d’Ami, me voilà donc ſeul dans l’Univers. Enfin, mon cher William, depuis huit jours je ſuis ici. Je n’en ai pas paſſé un ſans aller m’informer du retour de Mylady, il n’en eſt pas abſolument queſtion. J’ai vu Ridge, je lui ai parlé d’Émilie, de mon amour & de la haine de ſa Mère. Ce Bon-homme m’a dit avec les larmes aux yeux, hélas ! Mylord, je n’y puis rien. Mylady, eſt abſolument la Maîtreſſe. Elle a pris ſur moi un aſcendant qui me rend le plus malheureux des Hommes. — Mais ne pouvez-vous… — Je vous l’ai déjà dit, je ne puis que gémir. Tu vois ce que je dois eſpérer d’un pareil automate. Miſs Fanny m’a reçu avec beaucoup de hauteur. Cependant je lui ai demandé des nouvelles de ſa Mère & de ſa Sœur. — Je crois qu’elles ſont toutes deux en bonne ſanté. Mais, Miſs, ne ſauriez-vous m’apprendre où elles ſont ? — Aſſurément vous ne le ſaurez pas par moi : d’ailleurs, Mylord, je l’ignore. Je vis bien que je perdois mon temps à la queſtionner, j’en pris congé. Conçois-tu rien à cet étrange événement ! Il eſt clair que Mylady eſt allée conduire ſa Fille quelque part, mais où ? voilà la queſtion. En partant de Rocheſter, j’ai donné des ordres pour qu’on épiat les démarches de Spittle, & qu’on vint promptement m’avertir s’il s’abſentoit ; tandis qu’un de mes Gens le ſuivroit par-tout où il iroit, & ſe hâteroit de m’en rendre compte. En attendant de nouvelles découvertes, mon pauvre cœur languit, & je brûle d’impatience. Ce ſentiment, à coup ſûr, a pris naiſſance dans le ſein d’un Amant malheureux par l’abſence de ſa Maîtreſſe. Adieu, mon cher William, écris-moi. Si le haſard te faiſoit rencontrer la divine Émilie, vole à ſon ſecours ; tu ne peux la méconnoître, elle eſt belle comme Vénus & faite comme les Grâces. Ton ſerviteur & Ami

Charles Clarck.

De Londres, ce … 17