Veuve Duchesne (p. 51-55).


XIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.

Vous connoiſſez mon amitié pour vous, ma chère Émilie, jugez donc de l’effet qu’a dû produire ſur moi votre dernière Lettre. Oui, ſans doute, vous êtes bien à plaindre ; mais, mon Amie, mes chagrins, pour être différens des vôtres, n’en ſont pas moindres. Vous voulez, vous exigez que je vous diſe mon ſecret. Ah ! quand vous le ſaurez, combien vous concevrez de mépris pour moi. Votre amitié ſera-t-elle aſſez forte pour voir avec indulgence ma foibleſſe impardonnable ? Promettez-moi que, quelle que ſoit ma confidence, vous ne haïrez pas celle qui vous l’aura faite. Vous aimez, vous êtes adorée de Mylord Clarck, je ſuis aimée auſſi ; mais par qui ! ſon nom va vous remplir d’épouvante : Andrew… Le voilà donc tracé, ce nom que ma plume refuſoit d’écrire… C’eſt lui ; oui, c’eſt le fils du Jardinier qui eſt l’objet de la paſſion la plus forte qui ait jamais exiſté ; il m’aime, j’en ai des preuves certaines. Mais, ma chère Émilie, ne croyez pas qu’il ſache que je connois ſes ſentimens. Ô Dieu ! ſi vous alliez penſer… Je vous jure qu’il ignorera toujours qu’il m’a rendu ſenſible, je dois pourtant juſtifier mon inclination. Si l’objet le plus charmant pouvoit me ſervir d’excuſe, je ne ſerois pas coupable. Ce jeune homme, mon Amie, joint aux charmes du corps, tous les agrémens de l’eſprit. C’eſt bien le meilleur cœur, la plus belle ame ! Pourquoi Edward ne lui reſſemble-t-il pas ? Voici comment ce funeſte amour a pris naiſſance.

Dans l’intervalle de deux fêtes, nous nous ſommes trouvés ſeuls à Break-of-Day, pendant quelques jours ; mon Grand-papa n’a pas voulu que notre ſolitude interrompit les plaiſirs, & nous avons continué à faire de la muſique, Andrew & moi. En chantant des duo, nos yeux ſe fixoient : je voyois dans les ſiens un feu qui paſſoit juſqu’à moi ; tout en lui eſt un ſujet d’admiration. La beauté eſt bien ſéduiſante, quand elle eſt accompagnée du mérite. Je m’enivrois du plaiſir de le regarder. Le ſecond jour, j’allai, à mon lever & en attendant celui de Mylady, dans la bibliothèque. Andrew y étoit (c’étoit un Dimanche) ; il tenoit les Nuits d’Young. Je parus ſurpriſe du choix qu’il avoit fait, ce qui occaſionna une converſation entre nous. Je reconnus dans la ſienne un eſprit profond & une ſcience parfaite ſur tous les objets poſſibles (Miſtreſs Hemlock nous a mis dans le cas de pouvoir juger avec connoiſſance de cauſe). Dans le courant de la journée, nous fîmes, comme à l’ordinaire, notre muſique, & je le trouvai ce jour-là plus aimable que jamais. Tourmentée par des réflexions pénibles, je dormis peu & me levai plus matin que je n’avois coutume. Je deſcendis dans le jardin pour diſſiper un mal de tête aſſez fort. Arrivée dans un boſquet, je ſurpris Andrew qui paroiſſoit ſi occupé d’une petite boîte qu’il tenoit dans ſes mains, & à laquelle il ſembloit travailler, qu’il ne m’apperçut que quand je fus à dix pas de lui. Il ſe leva, & ſe hâta de remettre dans ſa poche la boîte qu’il avoit. Le trop de précipitation trompa ſon attente, & elle tomba ſur le gazon ſans qu’il s’en apperçut. Je lui témoignai le déſir d’être ſeule. Il s’éloigna en ſoupirant. Dès qu’il fut hors de ma portée, je ramaſſai la boîte. Jugez de ma ſurpriſe, elle contenoit mon portrait, mais ſi reſſemblant, que j’aurois défié le plus habile Peintre d’en faire un ſemblable. J’étois incertaine ſur ce que je devois faire, lorſque je vis Andrew qui accouroit vers moi. Devinant le ſujet de ſon prompt retour, & ne voulant pas qu’il ſut que j’avois vu mon portrait, je laiſſai couler la boîte, & je fus à ſa rencontre. — Quelle raiſon, lui dis-je, vous fait aller ſi vîte ? — C’eſt que j’ai perdu… ô Miſs ! l’auriez-vous trouvée ? par pitié ne me l’ôtez pas : c’eſt mon unique conſolation ! — Vous avez perdu quelque choſe ? dis-je en l’interrompant : je fuis fâchée de ne l’avoir pas trouvé. Mais c’eſt donc un objet précieux ? — Oh ! oui, Miſs, extrêmement précieux. — Mais encore qu’eſt-ce ? — C’eſt… c’eſt une boîte que je tiens de monſieur Stanhope ; Je la garde avec ſoin, comme la ſeule choſe qui me reſte de lui. — Voyez donc ſi vous la retrouverez. Il n’eut pas grand’peine : Un inſtant après, il repaſſa à côté de moi, & me dit d’un air de contentement : — Je la tiens ! c’eſt un grand bonheur pour le pauvre Andrew. Rentrée dans ma chambre, je me livrai d’abord au plaiſir d’être aimée ; mais ma joie échoua contre mes réflexions. Je ſentis combien il étoit imprudent à moi de me livrer à un penchant ſi contraire à mon devoir. Mylady Green vint me chercher ; elle me fit des reproches ſur ma pareſſe : Que n’a-t-elle deviné juſte ! j’ignorerois encore ce qui fait mon tourment… Vous connoiſſez à préſent la faute de votre Amie. Vous ſavez mon ſecret ; mais, ma chère Émilie, ne me mépriſez pas. C’eſt malgré moi que je ſuis coupable : écrivez-moi bien vîte, je déſire & crains votre réponſe. Ne me jugez pas avec trop de ſévérité, & croyez au repentir comme à l’amitié

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17