Anna Rose-Trée, Histoire Angloise, par Mme de Malarme



LETTRE XVIII.


Anna Roſe-Trée, Hiſtoire Angloise, par Mme de Malarme. A Bruxelles, & ſe trouve à Paris, chez la veuve Ducheſne, Libraire, rue S. Jacques. 1783, 2 vol, in-12, l’un de 261, & l’autre de 236 . Prix 3 liv. br.


Il eſt auſſi difficile de rendre compte des Romans que l’on publie depuis une dixaine d’années, qu’il eſt aiſé d’en produire de ſemblables. Si l’on excepte un ou deux Ecrivains échappés à la corruption générale, on peut dire que ce genre de Littérature eſt preſque anéanti parmi nous. En effet, quand on a lu Richardson, Fielding, les Romans de Madame de la Fayette, de le Sage, de Madame Riccoboni, la nouvelle Héloïſe, &c ; peut-on reconnoître pour ouvrages du même genre, ces tiſſus mal-adroits d’aventures invraiſemblables, qui se ressemblent tous, qui n’ont ni but ni morale, dans leſquels on ne trouve pas plus de ſentiment que de ſtyle, qui ne peuvent en un mot, ni amuſer, ni instruire ? Cependant il faut convenir qu’il y a des diſtinctions à faire, & que quelques-uns de nos Romanciers modernes, ſans s’élever à la hauteur de leurs modèles, prouvent du moins qu’ils les ont étudiés. Madame de Malarme, Auteur du Roman que je vous annonce, eſt du nombre de ceux qui montrent le plus de diſpositions pour ce genre, peut-être trop négligé aujourd’hui, & qui ſemble être devenu la proie des Ecrivains ſans génie. Vous vous rappellez ſans doute, Monſieur, le compte que je vous ai rendu de ſes premiers eſſais[1]. L’accueil que leur a fait le Public, devoit encourager l’Auteur. Aussi Madame de Malarme nous apprend elle dans un avertiſſement, que, ſi nous n’avons pas eu ces deux volumes plutôt, c’eſt qu’elle a été éloignée de Paris, mais qu’elle n’eſt pas pour cela reſtée dans l’inaction. Deux autres Ouvrages, dit-elle, n’attendent pour aller à la censure, que le jugement que prononcera ſur celui-ci, ce même Public à qui il m’importe de plaire, & à qui je ſacrifie volontiers mes veilles, pourvu, qu’en échange, il ne me traite pas avec trop de rigueur. Cet empreſſement est flatteur pour le Public, & je ne doute pas du ſuccès des différents Ouvrages que Madame de Malarme voudra bien publier. On trouve, dans tout ce qu’elle nous a donné juſqu’à préſent, de l’eſprit, de l’imagination, souvent de la chaleur dans le ſtyle, & une connoiſſance fort étendue du cœur humain. Mais me ſeroit-il permis de ſupplier Madame de Malarme de ſe défier un peu davantage du penchant, ſi naturel à tous les hommes en général, & à ſon ſexe en particulier, qui nous porte à accélérer l’inſtant de nos jouiſſances. En Littérature, c’eſt preſque toujours le moyen de tout perdre, que ſe hâter de jouir ; & tel eſt reſté dans la claſſe des Ecrivains médiocres, qui ſe ſeroit élevé au premier rang, s’il avoit laiſſé mûrir ſes ouvrages, ou s’il s’étoit moins empreſſé de les multiplier.

Au reſte, Monsieur, vous lirez ce nouveau Roman de Madame de Malarme, encore avec plus d’intérêt que les deux précédens ; il ſe rapproche davantage du genre de ces Romans Anglois, fortement intrigués, remplis de caractères ſoutenus avec vigueur, que l’on critique quelque-fois, mais qu’on ne quitte plus quand on a commencé à les lire. Les évènemens de cette Hiſtoire ſont tellement multipliés, tellement enchaînés les uns aux autres, que je déſeſpérois de pouvoir vous en offrir le tableau. Une Dame, qui ne fait point de Romans, mais qui aime à les lire lorsqu’ils l’amuſent ou l’intéreſſent, a fait plus que je n’aurois oſé tenter. Après une ſimple lecture, commencée & achevée ſans l’intention de rien écrire ; qui plus eſt, pluſieurs jours après cette lecture, elle a écrit l’analyſe d’Anna Roſe-Trée, ſans le ſecours du livre qu’elle n’avoit plus ſous la main, ſans en omettre aucune circonſtance eſſentielle, ſans même avoir oublié les noms qui ne pouvoient pas lui être familiers. Elle a bien voulu me la communiquer, me permettre d’en faire usage, & je m’empreſſe de mettre cette esquiſſe ſous vos yeux. Elle ne peut que faire infiniment d’honneur à ſon génie & à ſon goût, flatter l’Auteur du Roman, & plaire au Public, qui verra avec ſatisfaction une femme rendre justice aux talens d’une perſonne de son ſèxe, lors même qu’elle ne la connoît point, & qu’elle pourroit avoir des droits à la rivalité.

« Ce Roman est aſſez bien écrit, & a de l’intérêt : mais on pourroit reprocher à l’Auteur, que l’Héroïne n’eſt pas celle qui en inſpire le plus. Anna Rose-Trée, mène une vie assez douce dans un Château, avec un grand-père & une grand’mère qui l’aiment beaucoup. Ils traverſent un amour qu’elle ſe reproche elle-même, & qui choque nos mœurs & nos préjugés. Il eſt vrai que l’Auteur a placé la ſcène en Angleterre, où les passions & les méſalliances de cette espèce, ſont moins rares, & ſemblent moins ridicules que chez nous. Anna eſt fort épriſe du fils du Jardinier d’un voiſin de ſon grand-père, qui à la vérité juſtifie un peu cette inclination par ſon mérite. Il a beaucoup de talens, entr’autres celui de la muſique, il en fait ſouvent avec Anna, & c’eſt à ces petits concerts que leur amour prend naissance. La grand’-mère s’apperçoit de cette paſſion dès ſon origine ; mais loin de chercher à la combattre de front, elle préfère avec raison, d’employer les moyens les plus doux pour ramener ſa petite-fille, &, ſe ſert d’abord de l’éloignement. Anna elle-même, craint de ſe livrer à ſon penchant, lorsque Lord Stanhope, chez qui le jeune homme étoit jardinier, croyant avoir perdu ſon fils, qui s’étoit fait paſſer pour mort, & qu’il avoit voulu faire épouſer à Anna, dont il avoit été refuſé, adopte celui-ci, qu’elle épouſe à ſa grande ſatisfaction & du conſentement de ſes parens ».

« Anna Rose-Trée nous apprend tout cela par ſes lettres à Emilie Ridge, son amie, à qui elle raconte aussi, que ſa grand’mère l’a inſtruite de la fin de ſa mère, conduite au tombeau par les mauvais traitemens de ſon père, qu’elle avoit épouſé malgré elle. Elle ignore le ſort de ce père malheureux, & ne ſçait pas même s’il exiſte encore ; mais ſon amie le retrouve à la fin du Roman, retiré à Saint-Germain, où il mène une vie fort triſte, en proie aux remords de ſa conduite paſſée ».

« Cette Emilie Ridge, l’amie d’Anna, eſt, ſelon moi, la perſonne la plus intéreſſante de l’Ouvrage. Elle a été élevée avec elle dans une penſion, où elle n’avoit aucune connoiſſance de ſes parens ; elle ſavoit ſeulement que ſa mère la déteſtoit, pour porter toutes ſes affections sur ſa ſœur aînée, qui, comme il arrive toujours, étoit une personne très-haute, très-dure, & remplie de beaucoup d’autres mauvaises qualités. Emilie au contraire, éprouvée par le malheur, avoit un caractère doux, honnête & ſensible ; elle aimoit beaucoup Anna & ſa maîtreſſe de penſion, les ſeuls êtres qui lui euſſent jamais marqué de l’amitié ; auſſi, la ſéparation d’Anna lui fut-elle très-douloureuse ; elle lui écrivoit ſouvent, l’inſtruiſoit, autant qu’elle le pouvoit, de tous les revers auxquels ſa mauvaise fortune l’expoſoit, & c’eſt dans ces lettres qu’on apprend la ſuite de ſes malheurs ».

« Elle menoit une vie douce & paiſible dans ſa retraite, lorſque le haſard y conduiſit un jour trois perſonnes qu’elle ne connoiſſoit pas, mais qui eurent par la ſuite la plus grande part aux évènemens de ſa vie ; c’étoit cette ſœur qu’on lui préféroit, ſon pére, & Milord Clarck. Elle rend compte de cette viſite à ſon amie ; ſa bonté & ſa douceur l’empêchent de dire la mauvaiſe idée que lui a donnée d’elle la jeune perſonne ; mais dans ſon père, qu’elle ne connoiſſoit pas pour tel, elle trouve un air de bonté qui la ſéduit, & Milord Clarck lui inſpire un ſentiment plus vif ; Milord Clarck, l’Amant de ſa sœur, qui dès ce moment devient le ſien, ce qui causa tous ſes malheurs, en attirant ſur elle, la haîne & les mauvais traitemens de ſa mère & de cette ſœur. La première, au bout de quelques jours, vient lui faire une viſite, où elle la traite fort durement. Elle s’en conſole en écrivant à ſon amie, & voyant de temps en temps Milord Clarck. Peu après, la mère inſtruite des aſſiduités de celui-ci, vient chercher Emilie pour la mettre dans une autre penſion. Les recherches d’un valet affidé, découvrent bientôt au Lord cette nouvelle retraite, où l’on tourmente ſa maîtreſſe pour épouſer un homme de la plus baſſe naiſſance & des plus mauvaiſes mœurs. Ses refus conſtans irritent ſa mère, qui voit que le Lord ne retournera pas à sa fille aînée, tant qu’Emilie ſera libre. Elle vient encore l’enlever de cette nouvelle penſion, & la conduit dans un Château appartenant à Spittle, l’homme qu’elle veut lui faire épouſer malgré elle ; le Lord Clarck inſtruit des mauvais traitemens qu’on fait éprouver à Emilie depuis pluſieurs jours, pour la contraindre, ſe déguiſe, demande Spittle ſous le nom de ſon frère, le force à ſe battre & le tue. Il ne meurt pas ſur le champ, & il a encore le temps de faire connoître à la mère d’Emilie, l’auteur de ſa mort. Celle-ci redouble de mauvais traitemens pour ſa fille ; & ne ſçachant plus comment s’en défaire, elle imagine de la placer Femme-de-Chambre chez une de ſes amies, à qui elle la recommande comme une jeune personne qu’elle connoît ».

« Cette amie, qui s’appelle Milady Clemency, est heureusement une femme fort honnête, qui traite à merveille Emilie, à qui elle rend juſtice ; elle ſent qu’elle n’eſt point née pour ſervir, & elle en fait ſa compagne. Elle paſſe en France pour la ſanté de ſon fils, âgé de vingt ans, qui eſt dans le plus mauvais état. Ce jeune homme rétablit ſa ſanté à Saint-Germain, où il paſſe un été ; mais, accoutumé à voir sans ceſſe Emilie, à goûter les charmes de ſa converſation & les agrémens de ſon eſprit, il en devient amoureux. Son éloignement de Milord Clarck, avoit pu la lui faire oublier ; elle ſe laiſſe ſéduire auſſi par Milord Clemency, à qui elle révèle, preſque malgré elle, le ſecret de ſa naiſſance, & elle finit par l’épouſer. De ſon côté, Milord Clarck, obligé de quitter l’Angleterre après ſon duel, avoit été voyager en Italie, d’où il écrivoit à un de ſes amis, qui ne pouvoit plus lui donner des nouvelles d’Emilie Ridge dont on ignoroit le ſort, & dont même on lui avoit dit beaucoup de mal. Lord Clarck, lié à Veniſe avec le Seigneur Barrito, devient amoureux de ſa ſœur, nommée Suſanna. Elle étoit peut-être aussi belle qu’Emilie, mais d’un caractère bien différent. Clarck l’épouſa, & ne tarda pas à s’en repentir. Il reconnut bientôt dans Suſanna, une femme hautaine, impérieuſe, jalouſe, vindicative, &c. A peine lui laiſſoit-elle la liberté de ſortir de chez lui. Chaque fois qu’il rentroit, c’étoit une nouvelle ſcène ; ce fut bien pis encore, un jour qu’il ſalua, à l’Opéra, une femme, que Milady Clarck découvrit être cette Emilie Ridge, dont ſon mari avoit été amoureux, & qui étoit pour lors Lady Clemency. Dès ce moment, elle médita la vengeance la plus cruelle. Clarck avoit amené depuis peu, à ſa femme, un Anglois qu’il avoit rencontré dans une ſociété, & qui lui avoit paru aimable. C’étoit un avanturier ; il plut à Milady Clarck, qui en fit l’inſtrument de ſa vengeance. Son mari eſpéroit que ce goût subit pour cet étranger, le rendroit peut-être plus tranquille, lorsqu’au bout de deux jours, on rapporta le Chevalier Barrito preſque mort, ayant été aſſassiné au coin d’une rue, & ignorant par qui ».

« Pendant ce temps, Emilie Clemency apprend que ſon mari s’eſt battu, qu’il a été bleſſé, & qu’il ne veut voir, ni elle, ni ſa mère. Cette tendre mère s’occupe à la conſoler, & à adoucir la douleur que lui cauſent l’état & l’indifférence de ſon mari. Enfin, l’avanturier ayant friponné au jeu dans une maison, en avoit été convaincu. Au moment d’être puni de ce crime & de beaucoup d’autres, il ſe découvre que Milady Clarck, dont il étoit amoureux, lui a confié le ſoin de perdre ſa rivale ; qu’il a écrit une lettre à Milord Clemency, où il le prévient que ſa femme a aimé le Lord Clarck, qu’elle l’aime encore, &c. Clemency ſort, comptant ſe battre avec lui ; & comme c’étoit la nuit, il s’eſt mépris & battu avec le Seigneur Barrito. Il s’en eſt allé, l’ayant bleſſé & l’étant auſſi ; & l’avanturier croyant également tomber ſur le Lord Clarck, a voulu achever de lui ôter la vie. Lady Clarck, voyant ſon frère preſque mort par ſa faute, & ſes trames odieuses découvertes, s’enferme chez elle & s’empoiſonne. Clarck écrit à Clemency, qui rouvre les yeux, reconnoît avec joie l’innocence de ſa femme, & obtient aiſément le pardon des torts qu’il a eus avec elle. Lord Clarck devient leur ami, & épouſe la mère de Clemency. Le Chevalier épouse auſſi une de leurs amies, & tous s’en retournent en Angleterre retrouver Roſe-Trée, à laquelle ils ramènent ſon père, qu’elle engage auſſi à ſe marier ».

« Tandis que tous ces évènemens ſe paſſent en France, cette ſœur aînée d’Emilie qui avoit causé tous ſes maux, après avoir eu la plus mauvaise conduite, finit par mourir tout-à-fait folle. La Femme-de-Chambre qui la ſoignoit, qu’elle a même dangereusement bleſſée dans un de ſes accès de folie, qui avoit toujours éloigné Milady Ridge d’Emilie, avoue à cette dernière que l’autre n’étoit pas ſa ſœur, mais ſa fille, à elle ; qu’elle avoit accouché dans le même-temps que Lady Ridge ; & qu’enfin, elle avoit fait cet échange criminel. Elle lui apprend que l’enfant de Lady Ridge, exiſte dans un village, où elle a épouſé un paysan, qui n’eſt autre que le fils du Lord Stanhope, qui s’étoit fait paſſer pour mort, de peur que ſon père ne l’empêchât de l’épouſer. Quand il ſçait qui eſt ſa femme, il retourne chez ſon père, qui le reçoit avec plaiſir, &c. &c. En un mot, tous les perſonnages de ce Roman, auxquels le Lecteur peut s’intéreſſer, vont paſſer des jours heureux dans le château de Pretty-Lilly ».

« La multiplicité des Acteurs qui jouent des rôles importans dans cet Ouvrage, pouvoit y jetter de l’embarras : mais tous les évènemens ſont aſſez bien diſtingués, les caractères ſont bien ſoutenus ; & comme il est par lettres, on ſçait toujours celui qui parle & le ſujet qui l’intéreſſe. Je n’ai pas fait mention de quelques perſonnages ſubalternes, dont le Roman auroit peut être pu se paſſer ; on pourra en juger en le liſant. Mais, tout bien examiné, on ſera forcé de convenir, que, ſans le comparer avec Richardſon, Fielding, &c. cet Ouvrage est l’un des plus intéressants de ce genre, qui ayent paru depuis pluſieurs années ».

Tel eſt, Monsieur, le tableau raccourci des évènemens multipliés, que vous lirez avec beaucoup plus de plaiſir dans l’Ouvrage même. Le jugement qu’en porte la Dame qui a bien voulu le tracer, m’a ſemblé auſſi-bien motivé qu’impartial. Je n’y ajouterai rien, ſi ce n’eſt que le ſtyle de Madame de Malarme, quoiqu’inégal, m’a paru plus ſoigné que dans ſes deux Ouvrages précédents. Je ne puis que l’engager à continuer, en lui recommandant d’être elle-même ſon Juge le plus ſévère.

Je ſuis, &c.

  1. Les Lettres de Milady Lindſay, ou l’épouſe pacifique. — Les Mémoires de Clarence Welldonne, ou le pouvoir de la vertu. Ces deux Ouvrages ſe trouvent à la même adreſſe que celui dont il est queſtion dans cet article.