Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 10

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 423-428).


CHAPITRE X


Elle s’avança vers lui et ne dissimula pas le plaisir que lui causait sa visite ; avec l’aisance et la simplicité d’une femme du meilleur monde, elle lui tendit une petite main énergique, le présenta à Varkouef et lui nomma la jeune fille assise avec son ouvrage près de la table.

« Je suis très heureuse de faire votre connaissance, car il y a longtemps que vous ne m’êtes plus un étranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je n’oublierai jamais l’impression que celle-ci m’a faite ; on ne peut comparer cette charmante personne qu’à une jolie fleur ; et j’apprends qu’elle sera bientôt mère ? »

Elle parlait sans se presser, regardant tour à tour Levine et son frère, et mettant son nouveau visiteur à l’aise, comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.

Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.

— C’est pour cela que nous nous sommes réfugiés dans le cabinet d’Alexis », répondit-elle en avançant un porte-cigarettes d’écaille à Levine, après y avoir pris une cigarette.

« Comment vas-tu aujourd’hui ? dit Stiva.

— Pas mal ; un peu nerveuse, comme toujours.

— N’est-ce pas qu’il est beau ? dit Stépane Arcadiévitch, remarquant l’admiration de Levine pour le portrait.

— Je n’ai rien vu de plus parfait.

— Ni de plus ressemblant », ajouta Varkouef.

Le visage d’Anna brilla d’un éclat tout particulier lorsque, pour comparer le portrait à l’original, Levine la regarda attentivement ; celui-ci rougit, et pour cacher son trouble demanda à Mme Karénine quand elle avait vu Dolly.

« Dolly ? je l’ai vue avant-hier, très montée contre les professeurs de Grisha au gymnase, qu’elle accuse d’injustice ; nous causions tout à l’heure avec M. Varkouef des tableaux de Votchenko ; les connaissez-vous ?

— Oui, » répondit Levine, et la conversation s’engagea sur les nouvelles écoles de peinture et sur les illustrations qu’un peintre français venait de faire de la Bible. Anna causait avec esprit, mais sans aucune prétention, s’effaçant volontiers pour faire briller les autres, et, au lieu de se torturer comme il l’avait fait le matin, Levine trouva agréable et facile soit de parler, soit d’écouter. À propos du réalisme exagéré que Varkouef reprochait à la peinture française, Levine fit remarquer que le réalisme était une réaction, jamais la convention dans l’art n’ayant été poussée aussi loin qu’en France.

« Ne plus mentir devient de la poésie », dit-il, et il se sentit heureux de voir Anna rire en l’approuvant.

« Ce que vous dites là caractérise également la littérature, reprit-elle, Zola, Daudet ; il en est peut-être toujours ainsi : on commence par rêver des types imaginaires, un idéal de convention, mais, les combinaisons faites, ces types paraissent ennuyeux et froids, et l’on retombe dans le naturel.

— C’est juste, dit Varkouef.

— Ainsi vous venez du club ? » dit Anna à son frère, se penchant vers lui pour lui parler à voix basse.

« Voilà une femme ! » pensa Levine absorbé dans la contemplation de cette physionomie mobile, qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la curiosité, la colère et la fierté ; mais l’émotion d’Anna fut passagère ; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la petite Anglaise :

« Please, order the tea in the drawing-room », dit-elle.

L’enfant se leva et sortit.

« A-t-elle bien passé son examen ? demanda Stépane Arcadiévitch.

— Parfaitement ; c’est une jeune fille pleine de moyens et d’un naturel charmant.

— Tu finiras par la préférer à ta propre fille.

— Voilà bien un jugement d’homme ! Peut-on comparer ces deux affections ? J’aime ma fille d’une façon, celle-ci d’une autre.

— Ah ! si Anna Arcadievna voulait dépenser au profit d’enfants russes la centième partie de l’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels services son énergie ne rendrait-elle pas ! Elle accomplirait de grandes choses.

— Que voulez-vous ? cela ne se commande pas. Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d’un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regard approbateur et respectueux) m’a fort encouragée à visiter les écoles à la campagne ; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’y intéresser. Vous parlez d’énergie ? mais la base de l’énergie, c’est l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embarrassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise, je n’en sais rien. »

Elle regarda encore Levine comme pour lui prouver qu’elle ne parlait que dans le but d’obtenir son approbation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.

« Combien je suis de votre avis, s’écria celui-ci : on ne saurait mettre son cœur dans ces questions scolaires ; aussi les institutions philanthropiques restent-elles généralement lettre morte.

— Oui, dit Anna après un moment de silence, je n’ai jamais réussi à aimer tout un ouvroir de vilaines petites filles, je n’ai pas le cœur assez large ; pas même maintenant où j’aurais tant besoin d’occupation ! » ajouta-t-elle d’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât à son frère. Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette demi-confidence, elle changea de conversation.

« Vous avez la réputation d’être un assez médiocre citoyen, dit-elle en souriant à Levine, mais je vous ai toujours défendu.

— De quelle façon ?

— Cela dépendait des attaques. Mais si nous allions prendre le thé, fit-elle en se levant et prenant un livre relié sur la table.

— Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Varkouef en montrant le livre.

— Non, c’est trop peu de chose.

— Je lui en ai parlé, murmura Stépane Arcadiévitch en désignant Levine.

— Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces petits ouvrages faits par des prisonniers, qu’on nous vendait jadis ; ce sont des œuvres de patience… » Levine fut frappé du besoin de sincérité de cette femme remarquable, comme d’un charme de plus ; elle ne voulait pas dissimuler les épines de sa situation, et ce beau visage prit une expression grave qui l’embellit encore. Levine jeta un dernier coup d’œil au merveilleux portrait, tandis qu’Anna prenait le bras de son frère, et un sentiment de tendresse et de pitié s’empara de lui. Mme Karénine laissa les deux hommes passer au salon, et resta en arrière pour causer avec Stiva. De quoi lui parlait-elle ? Du divorce ? De Wronsky ? Levine ému n’entendit rien de ce que lui raconta Varkouef sur le livre écrit par la jeune femme. On causa pendant le thé ; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et tous les quatre semblaient déborder d’idées ; mais on s’arrêtait pour laisser parler son voisin, et tout ce qui se disait prenait pour Levine un intérêt spécial. Il écoutait Anna, admirait son intelligence, la culture de son esprit, son tact, son naturel, et cherchait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses sentiments. Lui, si prompt à la juger et si sévère jadis, ne songeait plus qu’à l’excuser, et la pensée qu’elle n’était pas heureuse, et que Wronsky ne la comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de onze heures lorsque Stépane Arcadiévitch se leva pour partir ; Varkouef les avait déjà quittés depuis quelque temps. Levine se leva aussi, mais à regret ; il croyait être là depuis un moment seulement !

« Adieu, lui dit Anna en retenant une de ses mains dans les siennes avec un regard qui le troubla. Je suis contente que la glace soit rompue. Dites à votre femme que je l’aime comme autrefois, et si elle ne peut me pardonner ma situation, dites-lui combien je souhaite que jamais elle ne vienne à la comprendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert, et que Dieu l’en préserve !

— Je le lui dirai », répondit Levine en rougissant.