Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 9

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 308-311).


CHAPITRE IX


« Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.

— Le voici : nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt verstes d’ici, où nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser ; nous coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.

— N’y a-t-il rien sur la route ?

— Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop chaud. »

Levine comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la maison ; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant devant un petit marais, il s’écria :

« Arrêtons-nous ici.

— Oh oui, arrêtons-nous, Levine », supplia Vassia.

Il fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.

Comme les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent ; c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder, tant il se montra désespéré ; mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.

« Pille ! » cria-t-il.

Une bécasse s’éleva ; il la visait déjà, lorsque le bruit de pas avançant lourdement dans l’eau, et les cris de Weslowsky le firent retourner. Le coup était manqué ! À sa grande stupéfaction, Levine aperçut alors les voitures et les chevaux à moitié enfoncés dans la vase ; Vassinka leur avait fait quitter la grande route pour le marais, afin de mieux assister à la chasse.

« Que le diable l’emporte ! murmura Levine.

— Pourquoi avancer jusque là ? » demanda-t-il sèchement au jeune homme, après avoir été héler le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.

Non seulement on lui gâtait sa chasse et l’on risquait d’abîmer ses chevaux, mais ses compagnons le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes en lieu sec, sans lui offrir de l’aider ; il est vrai que ni Stépane Arcadiévitch ni Weslowsky n’avaient la moindre notion de l’art d’atteler. En revanche, le coupable fit de son mieux pour dégager le char à bancs, et dans son zèle lui enleva une aile. Cette bonne volonté toucha Levine, qui se reprocha sa mauvaise humeur, et pour la dissimuler il donna l’ordre de déballer le déjeuner.

« Bon appétit, bonne conscience. Ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes, dit Vassia rasséréné en dévorant son second poulet. Nos malheurs sont finis, messieurs ; tout nous réussira désormais, mais en punition de mes méfaits je demande à monter sur le siège et à vous servir d’automédon. »

Malgré les protestations de Levine, qui craignait pour ses chevaux, il dut le laisser faire, et la gaieté contagieuse de Weslowsky chantant des romances, et imitant un Anglais conduisant un « four-in-hand », finit par le gagner.

Ils atteignirent Gvosdef riant et plaisantant.