Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 8

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 159-162).


CHAPITRE VIII


Cette première période de délivrance morale et de retour à la santé fut pour Anna une époque de joie exubérante ; l’idée du mal dont elle était cause ne parvint pas à empoisonner son ivresse. Ne devait-elle pas à ce malheur un bonheur assez grand pour effacer tout remords ? Aussi n’y arrêtait-elle pas sa pensée. Les événements qui avaient suivi sa maladie, depuis sa réconciliation avec Alexis Alexandrovitch jusqu’à son départ de la maison conjugale, lui paraissaient un cauchemar maladif, dont son voyage, seule avec Wronsky, l’avait délivrée. Pourquoi revenir sur ce terrible souvenir ? « Après tout, se disait-elle, et ce raisonnement lui donnait un certain calme de conscience, le tort que j’ai causé à cet homme était fatal, inévitable, mais du moins je ne profiterai pas de son malheur. Puisque je le fais souffrir, je souffrirai aussi ; je renonce à tout ce que j’aime, à tout ce que j’apprécie le plus au monde, mon fils et ma réputation. Puisque j’ai péché, je ne mérite ni le bonheur ni le divorce, et j’accepte la honte ainsi que la douleur de la séparation. »

Anna était sincère en raisonnant de la sorte ; mais au fond jusqu’ici elle n’avait connu ni cette souffrance ni cette honte qu’elle se croyait prête à subir comme une expiation. Wronsky et elle évitaient tous deux, depuis qu’ils étaient à l’étranger, des rencontres qui auraient pu les placer dans une situation fausse : les quelques personnes avec lesquelles ils étaient entrés en relations, avaient feint de comprendre leur position mieux qu’ils ne la comprenaient eux-mêmes. Quant à la séparation d’avec son fils, Anna n’en souffrait pas encore cruellement : passionnément attachée à sa petite fille, une enfant ravissante, elle ne pensait que rarement à Serge.

Plus elle vivait avec Wronsky, plus il lui devenait cher ; sa présence continuelle était un enchantement toujours nouveau. Chacun des traits de son caractère lui semblait beau ; tout, jusqu’à son changement de tenue, depuis qu’il avait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une enfant éperdument amoureuse. Chacune de ses paroles, de ses pensées, portait un véritable cachet de grandeur et de noblesse. Elle s’effrayait presque de cette admiration excessive et n’osait la lui avouer, de crainte qu’en lui faisant constater ainsi sa propre infériorité il ne se détachât d’elle, et rien ne lui semblait terrible comme l’idée de perdre son amour. Cette terreur, du reste, n’était nullement justifiée par la conduite de Wronsky ; jamais il ne témoignait le moindre regret d’avoir sacrifié à sa passion une carrière dans laquelle il eût certainement joué un rôle considérable ; jamais, non plus, il ne s’était montré aussi respectueux, aussi préoccupé de la crainte qu’Anna souffrît de sa position. Lui, cet homme si absolu, n’avait pas de volonté devant elle, et ne cherchait qu’à deviner ses moindres désirs. Comment n’aurait-elle pas été reconnaissante, et n’aurait-elle pas senti le prix d’attentions aussi constantes ? Parfois cependant elle éprouvait involontairement une certaine lassitude à se trouver l’objet de cette incessante préoccupation.

Quant à Wronsky, malgré la réalisation de ses plus chers désirs, il n’était pas pleinement heureux. Éternelle erreur de ceux qui croient trouver leur satisfaction dans l’accomplissement de tous leurs vœux, il ne possédait que quelques parcelles de cette immense félicité rêvée par lui. Un moment, quand il s’était vu libre de ses actions et de son amour, son bonheur avait été complet ; — mais bientôt une certaine tristesse s’empara de lui. Il chercha, presque sans s’en douter, un nouveau but à ses désirs, et prit des caprices passagers pour des aspirations sérieuses.

Employer seize heures de la journée à l’étranger, hors du cercle de devoirs sociaux qui remplissaient sa vie à Pétersbourg, n’était pas aisé. Il ne fallait plus penser aux distractions qu’il avait pratiquées dans ses précédents voyages ; un projet de souper avec des amis avait provoqué chez Anna un véritable accès de désespoir ; il ne pouvait pas rechercher les relations russes ou indigènes, et, quant aux curiosités du pays, outre qu’il les connaissait déjà, il n’y attachait pas, en qualité de Russe et d’homme d’esprit, l’importance excessive d’un Anglais.

Comme un animal affamé se précipite sur la nourriture qui lui tombe sous la dent, Wronsky se jetait donc inconsciemment sur tout ce qui pouvait lui servir de pâture, politique, peinture, livres nouveaux.

Il avait, dans sa jeunesse, montré des dispositions pour la peinture, et, ne sachant que faire de son argent, s’était composé une collection de gravures. Ce fut à l’idée de peindre qu’il s’arrêta, afin de donner un aliment à son activité. Le goût ne lui manquait pas, et il y joignait un don d’imitation qu’il confondait avec des facultés artistiques. Tous les genres lui étaient bons : peinture historique ou religieuse, paysage, il se croyait capable de tout aborder. Il ne recherchait pas l’inspiration directement dans la vie, dans la nature, car il ne comprenait l’une et l’autre qu’entrevues à travers les incarnations de l’art, mais il exécutait assez facilement des pastiches passables. L’école française, dans ses œuvres gracieuses et décoratives, exerçant sur lui une certaine séduction, il commença un portrait d’Anna dans ce goût. Elle portait le costume italien, et tous ceux qui virent ce portrait en parurent aussi contents que l’auteur lui-même.