Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 25

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 236-239).


CHAPITRE XXV


Lorsque Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir de la comtesse Lydie, décoré de portraits et de vieilles porcelaines, il n’y trouva pas son amie. Elle changeait de toilette.

Sur une table ronde était posé un service à thé chinois près d’une bouilloire à esprit-de-vin.

Alexis Alexandrovitch examina les innombrables cadres qui ornaient la chambre, s’assit près d’une table et y prit un Évangile.

Le frôlement d’une robe de soie vint le distraire.

« Enfin, nous allons être un peu tranquilles, dit la comtesse en se glissant avec un sourire ému, entre la table et le divan ; nous pourrons causer en prenant notre thé. »

Après quelques paroles destinées à le préparer, elle tendit, en rougissant, le billet d’Anna à Karénine.

Il lut, et garda longtemps le silence.

« Je ne me crois pas le droit de lui refuser, dit-il enfin, levant les yeux avec une certaine crainte.

— Mon ami ! vous ne voyez le mal nulle part !

— Je trouve, au contraire, le mal partout. Mais serait-il juste de… ? »

Son visage exprimait l’indécision, le désir d’un conseil, d’un appui, d’un guide dans une question aussi épineuse.

« Non, interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des limites à tout. Je comprends l’immoralité, dit-elle sans aucune véracité, puisqu’elle ignorait pourquoi les femmes pouvaient être immorales, mais ce que je ne comprends pas, c’est la cruauté, et envers qui ? Envers vous ! Comment peut-elle rester dans la même ville que vous ? On n’est jamais trop vieux pour apprendre, et moi j’apprends tous les jours à comprendre votre grandeur et sa bassesse.

— Qui de nous jettera la première pierre ! dit Karénine visiblement satisfait du rôle qu’il jouait. Après avoir tout pardonné, puis-je la priver de ce qui est un besoin de son cœur, son amour pour l’enfant… ?

— Est-ce bien de l’amour, mon ami ? Tout cela est-il sincère ? Vous avez pardonné, et vous pardonnez encore, je le veux bien ; mais avons-nous le droit de troubler l’âme de ce petit ange ? Il la croit morte ; il prie pour elle, et demande à Dieu le pardon de ses péchés ; que penserait-il maintenant ?

— Je n’y avais pas songé », dit Alexis Alexandrovitch en reconnaissant la justesse de ce raisonnement.

La comtesse se couvrit le visage de ses mains, et garda le silence. Elle priait.

« Si vous demandez mon avis, dit-elle enfin, vous ne donnerez pas cette permission. Ne vois-je pas combien vous souffrez, combien votre blessure saigne ? Admettons que vous fassiez abstraction de vous-même, mais où cela vous mènera-t-il ? Vous vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble nouveau pour l’enfant ! Si elle était encore capable de sentiments humains, elle serait la première à le sentir. Non, je n’éprouve aucune hésitation, et si vous m’y autorisez, je lui répondrai. »

Alexis Alexandrovitch y consentit et la comtesse écrivit en français la lettre suivante :

« Madame,

« Votre souvenir peut donner lieu, de la part de votre fils, à des questions auxquelles on ne saurait répondre sans obliger l’enfant à juger ce qui doit rester sacré pour lui.

« Vous voudrez donc bien comprendre le refus de votre mari dans un esprit de charité chrétienne. Je prie le Tout-Puissant de vous être miséricordieux.

« Comtesse Lydie. »

Cette lettre atteignit le but secret que la comtesse se cachait à elle-même : elle blessa Anna jusqu’au fond de l’âme. Karénine, de son côté, rentra chez lui troublé, ne put reprendre ses occupations habituelles, ni retrouver la paix d’un homme qui possède la grâce et se sent élu.

La pensée de cette femme, si coupable envers lui, et pour laquelle il avait agi comme un saint, au dire de la comtesse, n’aurait pas dû le troubler, et cependant il n’était pas tranquille. Il ne comprenait rien de ce qu’il lisait, et ne parvenait pas à chasser de son esprit les réminiscences cruelles du passé ; il se rappelait comme un remords l’aveu d’Anna au retour des courses. Pourquoi n’avait-il alors exigé d’elle que le respect des convenances ? Pourquoi n’avait-il pas provoqué Wronsky en duel ? C’était ce qui le troublait par-dessus tout. Et la lettre écrite à sa femme, son inutile pardon, les soins donnés à l’enfant étranger, tout lui revenait à la mémoire et brûlait son cœur de honte et de confusion.

« Mais en quoi suis-je donc coupable ? » se demandait-il. À cette question en succédait toujours une autre : comment aimaient, comment se mariaient les hommes de la trempe des Wronsky, des Oblonsky, des chambellans à la belle prestance ? Il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs d’eux-mêmes, forts, qui avaient toujours attiré sa curiosité et son attention.

Quelque effort qu’il fît pour chasser de semblables pensées et se rappeler que, le but de son existence n’étant pas ce monde mortel, la paix et la charité devaient seules habiter son âme, il souffrait comme si le salut éternel n’eût été qu’une chimère. Heureusement, la tentation ne fut pas longue et Alexis Alexandrovitch reconquit bientôt la sérénité et l’élévation d’esprit grâce auxquelles il parvenait à oublier ce qu’il voulait éloigner de sa pensée.