Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 1

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 121-129).


CHAPITRE PREMIER


La princesse Cherbatzky croyait impossible de célébrer le mariage avant le grand carême, à cause du trousseau, dont la moitié à peine pouvait être terminée jusque-là, c’est-à-dire en cinq semaines ; elle convenait cependant qu’on risquait d’être arrêté par un deuil si l’on attendait jusqu’à Pâques, car une vieille tante du prince était fort malade. On prit donc un moyen terme en décidant que le mariage aurait lieu avant le carême, mais qu’on ne recevrait qu’une partie du trousseau immédiatement, et le reste après la noce. Le jeune couple comptait partir pour la campagne aussitôt après la cérémonie, et n’avait pas besoin de grand’chose. La princesse s’indignait de trouver Levine indifférent à toutes ces questions : toujours comme à moitié fou, il continuait à croire son bonheur et sa personne le centre, l’unique but de la création ; ses affaires ne le préoccupaient en rien, il s’en remettait aux soins de ses amis, persuadé qu’ils arrangeraient tout pour le mieux. Son frère Serge, Stépane Arcadiévitch et la princesse le dirigeaient absolument ; il se contentait d’accepter ce qu’on lui proposait.

Son frère emprunta l’argent dont il avait besoin ; la princesse lui conseilla de quitter Moscou après la noce, Stépane Arcadiévitch fut d’avis qu’un voyage à l’étranger serait convenable. Il consentait toujours. « Ordonnez ce qu’il vous plaira, pensait-il, je suis heureux, et, quoi que vous décidiez, mon bonheur ne sera ni plus ni moins grand. » Mais, quand il fit part à Kitty de l’idée de Stépane Arcadiévitch, il vit avec étonnement qu’elle n’approuvait pas ce projet et qu’elle avait des plans d’avenir bien déterminés. Elle savait à Levine des intérêts sérieux chez lui, dans sa terre, et ces affaires qu’elle ne comprenait ni ne cherchait à comprendre, lui paraissaient cependant fort importantes ; aussi ne voulait-elle pas d’un voyage à l’étranger, et tenait-elle à s’installer dans leur véritable résidence. Cette décision très arrêtée surprit Levine, et, toujours indifférent aux détails, il pria Stépane Arcadiévitch de présider, avec le goût qui le caractérisait, aux embellissements de sa maison de Pakrofsky. Cela lui semblait rentrer dans les attributions de son ami.

« À propos, dit un jour Stépane Arcadiévitch, après avoir tout organisé à la campagne, as-tu ton billet de confession ?

— Non, pourquoi ?

— On ne se marie pas sans cela.

— Aïe, aïe, aie ! s’écria Levine, mais voilà neuf ans que je ne me suis confessé ! Et je n’y ai seulement pas songé !

— C’est joli ! dit en riant Stépane Arcadiévitch : et tu me traites de nihiliste ! Mais cela ne peut se passer ainsi : il faut que tu fasses tes dévotions.

— Quand ? nous n’avons plus que quatre jours ! »

Stépane Arcadiévitch arrangea cette affaire comme les autres, et Levine commença ses dévotions. Incrédule pour son propre compte, il n’en respectait pas moins la foi d’autrui, et trouvait dur d’assister et de participer à des cérémonies religieuses sans y croire. Dans sa disposition d’esprit attendrie et sentimentale, l’obligation de dissimuler lui était odieuse. — Quoi ! railler des choses saintes, mentir, quand son cœur s’épanouissait, quand il se sentait en pleine gloire ! était-ce possible ? Mais quoi qu’il fît pour persuader à Stépane Arcadiévitch qu’on découvrirait bien un moyen d’obtenir un billet sans qu’il fût forcé de se confesser, celui-ci resta inflexible.

« Qu’est-ce que cela te fait ? deux jours seront vite passés, et tu auras affaire à un brave petit vieillard qui t’arrachera cette dent sans que tu t’en doutes. »

Pendant la première messe à laquelle il assista, Levine fit de son mieux pour se rappeler les impressions religieuses de sa jeunesse qui, entre seize et dix-sept ans, avaient été fort vives ; il n’y réussit pas. Il entreprit alors de considérer les formes religieuses comme un usage ancien, vide de sens, à peu près comme l’habitude de faire des visites ; il n’y parvint pas davantage, car, ainsi que la plupart de ses contemporains, il était absolument dans le vague au point de vue religieux, et, incapable de croire, il l’était également de douter complètement. Cette confusion de sentiments lui causa une honte et une gêne extrêmes pendant le temps consacré à ses dévotions : agir sans comprendre était, lui criait sa conscience, une action mauvaise et mensongère.

Pour n’être pas en contradiction trop flagrante avec ses convictions, il chercha d’abord à attribuer un sens quelconque au service divin avec ses différents rites, mais, s’apercevant qu’il critiquait au lieu de comprendre, il s’efforça de ne plus écouter, et de s’absorber dans les pensées intimes qui l’envahissaient pendant ses longues stations à l’église. — La messe, les vêpres et les prières du soir se passèrent ainsi ; le lendemain matin il se leva de meilleure heure, et vint à jeun vers huit heures pour les prières du matin et la confession. L’église était déserte ; il n’y vit qu’un soldat qui mendiait, deux vieilles femmes et les desservants. Un jeune diacre vint à sa rencontre ; son dos long et maigre se dessinait en deux moitiés bien nettes sous sa mince soutanelle ; il s’approcha d’une petite table près du mur et commença la lecture des prières. Levine l’écoutant répéter à la hâte d’une voix monotone, et en les abrégeant, les mots : « Seigneur, ayez pitié de nous », comme un refrain, resta debout, derrière lui, cherchant à se défendre d’écouter et de juger, pour ne pas interrompre ses propres pensées. — « Quelle expression elle a dans les mains », pensa-t-il, se rappelant la soirée de la veille passée avec Kitty dans un coin du salon près d’une table. Leur conversation n’avait rien eu de palpitant ; elle s’amusait à ouvrir et à refermer sa main en l’appuyant sur la table, tout en riant de cet enfantillage. Il se rappela avoir baisé cette main et en avoir examiné les lignes. « Encore ayez pitié de nous », pensa Levine faisant des signes de croix et saluant jusqu’à terre, tout en remarquant les mouvements souples du diacre qui se prosternait devant lui. « Ensuite elle a pris ma main et à son tour l’a examinée. — Tu as une fameuse main », m’a-t-elle dit. Il regarda sa main, puis celle du diacre aux doigts écourtés. « Maintenant ce sera bientôt fini. Non, voilà la prière qui recommence. Si, il se prosterne jusqu’à terre : c’est la fin. »

Le diacre reçut un billet de trois roubles, discrètement glissé dans sa manche, et s’éloigna rapidement en faisant résonner ses bottes neuves sur les dalles de l’église déserte ; il disparut derrière l’autel après avoir promis à Levine de l’inscrire pour la confession. Au bout d’un instant, il reparut et lui fit signe. Levine s’avança vers le jubé. Il monta quelques marches, tourna à droite, et aperçut le prêtre, un petit vieillard à barbe presque blanche, au bon regard un peu fatigué, debout près du lutrin, feuilletant un missel. Après un léger salut à Levine il commença la lecture des prières, puis s’inclina jusqu’à terre en finissant :

« Le Christ assiste, invisible, à votre confession, dit-il se retournant vers Levine et désignant le crucifix. Croyez-vous à tout ce que nous enseigne la Sainte Église apostolique ? continua-t-il en croisant ses mains sous l’étole.

— J’ai douté, je doute encore de tout », dit Levine d’une voix qui résonna désagréablement à son oreille, et il se tut.

Le prêtre attendit quelques secondes, puis fermant les yeux et parlant très vite :

« Douter est le propre de la faiblesse humaine, nous devons prier le Seigneur tout-puissant de vous fortifier. Quels sont vos principaux péchés ? »

Le prêtre parlait sans la moindre interruption et comme s’il eût craint de perdre du temps.

« Mon péché principal est le doute, qui ne me quitte pas ; je doute de tout et presque toujours.

— Douter est le propre de la faiblesse humaine, répéta le prêtre, employant les mêmes mots ; de quoi doutez-vous principalement ?

— De tout. Je doute parfois même de l’existence de Dieu, — dit Levine presque malgré lui, effrayé de l’inconvenance de ces paroles. Mais elles ne semblèrent pas produire sur le prêtre l’impression qu’il redoutait.

— Quels doutes pouvez-vous donc avoir de l’existence de Dieu ? » demanda-t-il avec un sourire presque imperceptible.

Levine se tut.

« Quels doutes pouvez-vous avoir sur le Créateur quand vous contemplez ses œuvres ? Qui a décoré la voûte céleste de ses étoiles, orné la terre de toutes ses beautés ? Comment ces choses existeraient-elles sans le Créateur ? » Et il jeta à Levine un regard interrogateur.

Levine sentit l’impossibilité d’une discussion philosophique avec un prêtre, et répondit à sa dernière question :

« Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ? Mais alors pourquoi doutez-vous que Dieu ait tout créé ?

— Je n’y comprends rien, répondit Levine rougissant et sentant l’absurdité de réponses qui, dans le cas présent, ne pouvaient être qu’absurdes.

— Priez Dieu, ayez recours à lui ; les Pères de l’Église eux-mêmes ont douté et demandé à Dieu de fortifier leur foi. Le démon est puissant et nous devons lui résister. Priez Dieu, priez Dieu », répéta le prêtre très vite.

Puis il garda un moment le silence comme s’il eût réfléchi.

« Vous avez, m’a-t-on dit, l’intention de contracter mariage avec la fille de mon paroissien et fils spirituel le prince Cherbatzky ? ajouta-t-il avec un sourire. C’est une jeune fille accomplie.

— Oui, » répondit Levine rougissant pour le prêtre. « Quel besoin a-t-il de faire de semblables questions en confession ? » se demanda-t-il.

Le prêtre continua :

« Vous songez au mariage, et peut-être Dieu vous accordera-t-il une postérité. Quelle éducation donnerez-vous à vos petits enfants si vous ne parvenez pas à vaincre les tentations du démon qui vous suggère le doute ? Si vous aimez vos enfants, vous leur souhaiterez non seulement la richesse, l’abondance et les honneurs, mais encore, en bon père, le salut de leur âme et les lumières de la vérité, n’est-il pas vrai ? Que répondrez-vous donc à l’enfant innocent qui vous demandera : « Père, qui a créé tout ce qui m’enchante sur la terre, l’eau, le soleil, les fleurs, les plantes ? » Lui répondrez-vous : « Je n’en sais rien » ? Pouvez-vous ignorer ce que Dieu, dans sa bonté infinie, vous dévoile ? Et si l’enfant vous demande : « Qu’est-ce qui m’attend au delà de la tombe ? » Que lui direz-vous, si vous ne savez rien ? Comment lui répondrez-vous ? L’abandonnerez-vous aux tentations du monde, au diable ? Cela n’est pas bien ! » dit-il s’arrêtant et baissant la tête de côté pour regarder Levine de ses bons yeux, doux et modestes.

Levine se tut, non qu’il craignît cette fois une discussion malséante, mais parce que personne ne lui avait encore posé de pareilles questions, et que jusqu’à ce que ses enfants fussent en état de les lui faire, il pensait avoir suffisamment le temps d’y réfléchir.

« Vous abordez une phase de la vie, continua le prêtre, où il faut choisir sa route et s’y tenir. Priez Dieu qu’il vous aide et vous soutienne dans sa miséricorde ; et pour conclure : Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, te pardonnera, mon fils, dans sa bonté et sa générosité pour notre humanité… » Et le prêtre, terminant les formules de l’absolution, le congédia après lui avoir donné sa bénédiction.

Levine rentra heureux ce jour-là à l’idée de se voir délivré d’une situation fausse sans avoir été obligé de mentir. Il emporta d’ailleurs du petit discours de ce bon vieillard l’impression vague qu’au lieu d’absurdités il avait entendu des choses valant la peine d’être approfondies.

« Pas maintenant naturellement, pensa-t-il, mais plus tard. » Levine sentait vivement en ce moment qu’il avait dans l’âme des régions troubles et obscures ; en ce qui concernait la religion surtout, il était exactement dans le cas de Swiagesky et de quelques autres, dont les incohérences d’opinions le frappaient désagréablement.

La soirée que Levine passa auprès de sa fiancée chez Dolly fut très gaie ; il se compara, en causant avec Stépane Arcadiévitch, à un chien qu’on dresserait à sauter au travers d’un cerceau, et qui, heureux d’avoir enfin compris sa leçon, voudrait, dans sa joie, sauter sur la table et la fenêtre en agitant la queue.