Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 3

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 7-14).


CHAPITRE III


« Tu l’as rencontré ? demanda-t-elle quand ils furent assis sous la lampe près de la table du salon. C’est ta punition pour être venu si tard.

— Comment cela s’est-il fait ? Ne devait-il pas aller au conseil ?

— Il y a été, mais il en est revenu pour repartir je ne sais où. Ce n’est rien, n’en parlons plus ; dis-moi où tu as été, toujours avec le prince ? »

(Elle connaissait les moindres détails de sa vie.)

Il voulut répondre que, n’ayant pas dormi de la nuit, il s’était laissé surprendre par le sommeil, mais la vue de ce visage ému et heureux lui rendit cet aveu pénible, et il s’excusa sur l’obligation de présenter son rapport après le départ du prince.

« C’est fini maintenant ? Il est parti ?

— Oui, Dieu merci ; tu ne saurais croire combien cette semaine m’a paru insupportable.

— Pourquoi ? N’avez-vous pas mené la vie qui vous est habituelle, à vous autres jeunes gens ? dit-elle en fronçant le sourcil, et prenant, sans regarder Wronsky, un ouvrage au crochet qui se trouvait sur la table.

— J’ai renoncé à cette vie depuis longtemps, répondit-il, cherchant à deviner la cause de la transformation subite de ce beau visage. Je t’avoue, ajouta-t-il en souriant et découvrant ses dents blanches, qu’il m’a été souverainement déplaisant de revoir cette existence, comme dans un miroir. »

Elle lui jeta un coup d’œil peu bienveillant et garda son ouvrage en main, sans y travailler.

« Lise est venue me voir ce matin ;… elles viennent encore chez moi, malgré la comtesse Lydie,… et m’a raconté vos nuits athéniennes. Quelle horreur !

— Je voulais dire…

— Que vous êtes odieux, vous autres hommes ! Comment pouvez-vous supposer qu’une femme oublie ? – dit-elle, s’animant de plus en plus, et dévoilant ainsi, la cause de son irritation, – et surtout une femme qui, comme moi, ne peut connaître de ta vie que ce que tu veux bien lui en dire ? Et puis-je savoir si c’est la vérité ?

— Anna ! ne me crois-tu donc plus ? T’ai-je jamais rien caché ?

— Tu as raison ; mais si tu savais combien je souffre ! dit-elle, cherchant à chasser ses craintes jalouses. Je te crois, je te crois ; qu’avais-tu voulu me dire ? »

Il ne put se le rappeler. Les accès de jalousie d’Anna devenaient fréquents, et quoi qu’il fît pour le dissimuler, ces scènes, preuves d’amour pourtant, le refroidissaient pour elle. Combien de fois ne s’était-il pas répété que le bonheur n’existait pour lui que dans cet amour ; et maintenant qu’il se sentait passionnément aimé, comme peut l’être un homme auquel une femme a tout sacrifié, le bonheur semblait plus loin de lui qu’en quittant Moscou.

« Eh bien, dis ce que tu avais à me dire sur le prince, reprit Anna ; j’ai chassé le démon (ils appelaient ainsi, entre eux, ses accès de jalousie) ; tu avais commencé à me raconter quelque chose : En quoi son séjour t’a-t-il été désagréable ?

— Il a été insupportable, répondit Wronsky, cherchant à retrouver le fil de sa pensée. Le prince ne gagne pas à être vu de près. Je ne saurais le comparer qu’à un de ces animaux bien nourris qui reçoivent des prix aux expositions, ajouta-t-il d’un air contrarié qui parut intéresser Anna.

— C’est un homme instruit cependant, qui a beaucoup voyagé ?

— On dirait qu’il n’est instruit que pour avoir le droit de mépriser l’instruction, comme il méprise du reste tout, excepté les plaisirs matériels.

— Mais ne les aimez-vous pas tous, ces plaisirs ? dit Anna avec un regard triste qui le frappa encore.

— Pourquoi le défends-tu ainsi ? demanda-t-il en souriant.

— Je ne le défends pas, il m’est trop indifférent pour cela, mais je ne puis m’empêcher de croire que si cette existence t’avait tant déplu, tu aurais pu te dispenser d’aller admirer cette Thérèse en costume d’Ève.

— Voilà le diable qui revient ! dit Wronsky attirant vers lui pour la baiser une des mains d’Anna.

— Oui, c’est plus fort que moi ! tu ne t’imagines pas ce que j’ai souffert en t’attendant ! Je ne crois pas être jalouse au fond ; quand tu es là, je te crois ; mais quand tu es au loin à mener cette vie incompréhensible pour moi… »

Elle s’éloigna de lui et se prit à travailler fébrilement, en filant avec son crochet des mailles de laine blanche que la lumière de la lampe rendait brillantes.

« Raconte-moi comment tu as rencontré Alexis Alexandrovitch, demanda-t-elle tout à coup d’une voix encore contrainte.

— Nous nous sommes presque heurtés à la porte.

— Et il t’a salué comme cela ? » Elle allongea son visage, ferma à demi les yeux, et changea l’expression de sa physionomie à tel point que Wronsky ne put s’empêcher de reconnaître Alexis Alexandrovitch. Il sourit, et Anna se mit à rire, de ce rire frais et sonore qui faisait un de ses grands charmes.

« Je ne le comprends pas, dit Wronsky ; j’aurais compris qu’après votre explication à la campagne il eût rompu avec toi et m’eût provoqué en duel, mais comment peut-il supporter la situation actuelle ? On voit qu’il souffre.

— Lui ? dit-elle avec un sourire ironique… mais il est très heureux.

— Pourquoi nous torturons-nous tous quand tout pourrait s’arranger ?

— Cela ne lui convient pas. Oh ! que je la connais cette nature, faite de mensonges ! Qui donc pourrait, à moins d’être insensible, vivre avec une femme coupable, comme il vit avec moi, lui parler comme il me parle, la tutoyer ? »

Et elle imita la manière de dire de son mari : « Toi, ma chère Anna ».

« Ce n’est pas un homme, te dis-je : c’est une poupée. Si j’étais à sa place, il y a longtemps que j’aurais déchiré en morceaux une femme comme moi, au lieu de lui dire : « Toi, ma chère Anna » ; mais ce n’est pas un homme : c’est une machine ministérielle. Il ne comprend pas qu’il ne m’est plus rien, qu’il est de trop. Non, non, ne parlons pas de lui !

— Tu es injuste, chère amie, dit Wronsky en cherchant à la calmer ; mais non, ne parlons plus de lui : parlons de toi, de ta santé ; qu’a dit le docteur ? »

Elle le regardait avec une gaieté railleuse et aurait volontiers continué à tourner son mari en ridicule, mais il ajouta :

« Tu m’as écrit que tu étais souffrante : cela tient à ton état, je pense ? Quand ce sera-t-il ? »

Le sourire railleur disparut des lèvres d’Anna et fit place à une expression pleine de tristesse.

« Bientôt, bientôt… Tu dis que notre position est affreuse et qu’il faut en sortir. Si tu savais ce que je donnerais pour pouvoir t’aimer librement ! Je ne te fatiguerais plus de ma jalousie ; mais bientôt, bientôt, tout changera, et pas comme nous le pensons. »

Elle s’attendrissait sur elle-même, les larmes l’empêchèrent de continuer, et elle posa sa main blanche, dont les bagues brillaient à la lumière de la lampe, sur le bras de Wronsky.

« Je ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu’il comprît fort bien.

— Tu demandes quand ce sera ? Bientôt, et je n’y survivrai pas ; – elle parlait précipitamment. – Je le sais, je le sais avec certitude. Je mourrai, et je suis très contente de mourir et de vous débarrasser tous les deux de moi. »

Ses larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait ses mains et cherchait, en la calmant, à cacher sa propre émotion.

« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-elle en lui serrant vivement la main.

— Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky en relevant la tête et reprenant son sang-froid. Quelles absurdités !

— Non, je dis vrai.

— Qu’est-ce qui est vrai ?

— Que je mourrai. Je l’ai vu en rêve.

— En rêve ? – et Wronsky se rappela involontairement le mougik de son cauchemar.

— Oui, en rêve, continua-t-elle ; il y a déjà longtemps de cela. Je rêvais que j’entrais en courant dans ma chambre pour y prendre je ne sais quoi ; je cherchais, tu sais, comme on cherche en rêve, et dans le coin de ma chambre j’apercevais quelque chose debout.

— Quelle folie ! comment crois-tu… ? »

Mais elle ne se laissa pas interrompre : ce qu’elle racontait lui semblait trop important.

« Et ce quelque chose se retourne, et je vois un petit mougik, sale, à barbe ébouriffée ; je veux me sauver, mais il se penche vers un sac dans lequel il remue un objet. »

Elle fit le geste de quelqu’un fouillant dans un sac ; la terreur était peinte sur son visage, et Wronsky, se rappelant son propre rêve, sentit cette même terreur l’envahir.

« Et tout en cherchant il parlait vite, vite, en français, en grasseyant, tu sais : « Il faut le battre, le fer, le broyer, le pétrir ». Je cherchai à m’éveiller, mais ne me réveillai qu’en rêve, en me demandant ce que cela signifiait. J’entendis alors quelqu’un me dire : « En couches, vous mourrez en couches, ma petite mère ». Et enfin je revins à moi.

— Quelles absurdités ! dit Wronsky, dissimulant mal son émotion.

— N’en parlons plus, sonne, je vais faire servir du thé ; reste encore, nous n’en avons plus pour longtemps. »

Mais elle s’arrêta, et tout à coup l’horreur et l’effroi disparurent de son visage, qui prit une expression de douceur attentive et sérieuse. Wronsky ne comprit rien d’abord à cette transfiguration soudaine : elle venait de sentir une vie nouvelle s’agiter dans son sein.