Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 18

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 88-93).


CHAPITRE XVIII


Après cet entretien, lorsque Wronsky sortit de la maison Karénine, il s’arrêta sur le perron, se demandant où il était et ce qu’il avait à faire ; humilié et confus, il se sentait privé de tout moyen de laver sa honte, jeté hors de la voie où il avait marché jusque-là fièrement et aisément. Toutes les règles qui avaient servi de bases à sa vie, et qu’il croyait inattaquables, se trouvaient fausses et mensongères. Le mari trompé, ce triste personnage qu’il avait considéré comme un obstacle accidentel, et parfois comique, à son bonheur, venait d’être élevé par elle à une hauteur qui inspirait le respect, et, au lieu de paraître ridicule, s’était montré simple, grand et généreux. Wronsky ne pouvait se dissimuler que les rôles étaient intervertis ; il sentait la grandeur, la droiture de Karénine et sa propre bassesse ; ce mari trompé apparaissait magnanime dans sa douleur, tandis que lui-même se trouvait petit et misérable. Mais ce sentiment d’infériorité à l’égard d’un homme qu’il avait injustement méprisé, n’était qu’une faible partie de sa douleur.

Ce qui le rendait profondément malheureux, c’était la pensée de perdre Anna pour toujours ! Sa passion un moment refroidie s’était réveillée plus violente que jamais. Pendant sa maladie il avait appris à la mieux connaître, et il croyait ne l’avoir encore jamais aimée ; il faudrait la perdre maintenant qu’il la connaissait et l’aimait réellement, la perdre en lui laissant le souvenir le plus humiliant ! Il se rappelait avec horreur le moment ridicule et odieux où Alexis Alexandrovitch lui avait découvert le visage, tandis qu’il le cachait de ses mains. Debout, immobile sur le perron de la maison Karénine, il semblait n’avoir plus conscience de ce qu’il faisait.

« Appellerai-je un isvoschik ? demanda le suisse.

— Oui, un isvoschik. »

Rentré chez lui, après trois nuits d’insomnie, Wronsky s’étendit sans se déshabiller sur un divan, les bras croisés au-dessus de sa tête. Les réminiscences, les pensées, les impressions les plus étranges se succédaient dans son esprit avec une rapidité et une lucidité extraordinaires. Tantôt c’était une potion qu’il voulait donner à la malade, et il faisait déborder la cuiller ; tantôt il apercevait les mains blanches de la sage-femme ; puis, la singulière attitude d’Alexis Alexandrovitch agenouillé par terre près du lit.

« Dormir ! oublier ! » se disait-il avec la calme résolution de l’homme bien portant qui sait qu’il peut, s’il se sent fatigué, s’endormir à volonté ; ses idées s’embrouillèrent, il se sentit tomber dans l’abîme de l’oubli. Tout à coup, au moment où il échappait à la vie réelle comme si les vagues d’un océan se fussent refermées au-dessus de sa tête, une violente secousse électrique sembla faire tressaillir son corps sur les ressorts du divan, et il se trouva à genoux, les yeux aussi ouverts que s’il n’eût pas songé à dormir, n’éprouvant plus la moindre lassitude.

« Vous pouvez me traîner dans la boue. »

Ces mots d’Alexis Alexandrovitch résonnaient à son oreille ; il le voyait devant lui, il voyait aussi le visage enfiévré d’Anna, et ses yeux brillants regardant avec tendresse, non plus lui, mais son mari ; il voyait sa propre physionomie absurde et ridicule, lorsque Alexis Alexandrovitch avait écarté ses mains de sa figure, et, se rejetant en arrière sur le divan en fermant les yeux :

« Dormir ! oublier ! » se répéta-t-il.

Alors le visage d’Anna, tel qu’il lui était apparu le soir mémorable des courses, se dessinait plus rayonnant encore, malgré ses yeux fermés.

« C’est impossible, et ne sera pas ; comment veut-elle effacer cela de son souvenir ? Je ne puis vivre ainsi ! Comment nous réconcilier ? » Il prononçait ces mots tout haut sans en avoir conscience, cette répétition machinale empêchant pendant quelques secondes les souvenirs et les images qui assiégeaient son cerveau de se renouveler. Mais les doux moments du passé et les humiliations récentes reprenaient vite leur empire. « Découvre ton visage », disait la voix d’Anna, il écartait les mains, et sentait à quel point il avait dû paraître humilié et ridicule.

Wronsky resta ainsi couché, cherchant le sommeil sans espoir de le trouver, et murmurant quelque bribe de phrase pour écarter les nouvelles et désolantes hallucinations qu’il croyait pouvoir empêcher de surgir. Il écoutait sa propre voix répéter avec une étrange persistance : « Tu n’as pas su l’apprécier, tu n’as pas su l’apprécier ; tu n’as pas su profiter, tu n’as pas su profiter. »

« Que m’arrive-t-il ? deviendrais-je fou ? » se demanda-t-il. « Peut-être. Pourquoi devient-on fou ? et pourquoi se suicide-t-on ? » Et, tout en se répondant à lui-même, il ouvrait les yeux, regardant avec étonnement à côté de lui un coussin brodé par sa belle-sœur Waria ; il chercha à fixer la pensée de Waria dans son souvenir en jouant avec le gland du coussin ; mais une idée étrangère à celle qui le torturait était un martyre de plus. « Non, il faut dormir. » Et, approchant le coussin de sa tête, il s’y appuya, et fit effort pour tenir ses yeux fermés. Soudain il se rassit en tressaillant encore : « Tout est fini pour moi, que me reste-t-il à faire ? » Et son imagination lui représenta vivement la vie sans Anna.

« L’ambition ? Serpouhowskoï ? le monde ? la cour ? » Tout cela pouvait avoir un sens autrefois, mais n’en avait plus maintenant. Il se leva, ôta sa redingote, dénoua sa cravate pour permettre à sa large poitrine de respirer plus librement, et se prit à arpenter la chambre. « C’est ainsi qu’on devient fou, se répétait-il, ainsi qu’on se suicide… pour éviter la honte », ajouta-t-il lentement.

Il alla vers la porte, qu’il ferma ; puis, le regard fixe et les dents serrées, il s’approcha de la table, prit un revolver, l’examina, l’arma et réfléchit. Il resta deux minutes immobile, le revolver en main, la tête baissée, son esprit tendu en apparence vers une seule pensée. « Certainement », se disait-il, et cette décision semblait le résultat logique d’une suite d’idées nettes et précises ; mais au fond il tournait toujours dans ce même cercle d’impressions que depuis une heure il parcourait pour la centième fois… « Certainement », répéta-t-il, sentant défiler encore cette série continue de souvenirs d’un bonheur perdu, d’un avenir rendu impossible, et d’une honte écrasante ; et, appuyant le revolver au côté gauche de sa poitrine, il serra fortement la main et pressa la détente. Le coup violent qu’il reçut dans la poitrine le fit tomber, sans qu’il eût entendu la moindre détonation. En cherchant à se retenir au rebord de la table, il lâcha le revolver, vacilla et s’affaissa à terre, regardant autour de lui avec étonnement ; sa chambre lui semblait méconnaissable ; les pieds contournés de sa table, la corbeille à papier, la peau de tigre sur le sol, il ne reconnaissait rien. Les pas de son domestique accourant au salon l’obligèrent à se maîtriser, il comprit avec effort qu’il était par terre, et en voyant du sang sur ses mains et sur la peau de tigre il eut conscience de ce qu’il avait fait.

« Quelle sottise ! je me suis manqué », murmura-t-il en cherchant de la main le pistolet, qui était tout près de lui ; il perdit l’équilibre et tomba de nouveau baigné dans son sang.

Le valet de chambre, un personnage élégant qui se plaignait volontiers à ses amis de la délicatesse de ses nerfs, fut si terrifié à la vue de son maître, qu’il le laissa gisant, et courut chercher du secours.

Au bout d’une heure, Waria, la belle-sœur de Wronsky, arriva, et avec l’aide de trois médecins qu’elle avait fait chercher, elle réussit à coucher le blessé, dont elle se constitua la garde-malade.