Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 27

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 533-542).


XXVII


« N’était l’argent dépensé et le mal qu’on s’est donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et s’en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la « Belle Hélène » à l’étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure intelligente s’éclaira d’un sourire.

— Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky ; par conséquent vous y trouvez votre compte.

— J’y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu’on espère toujours, malgré tout, réformer le monde ; mais c’est une ivrognerie, un désordre incroyables ! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup d’entre eux n’ont plus ni cheval ni vache ; ils crèvent de faim. Essayez cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,… ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le juge de paix.

— Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit Swiagesky.

— Moi, me plaindre ? pour rien au monde ! Vous savez bien l’histoire de la fabrique ? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là et sont partis. On a eu recours au juge de paix… Qu’a-t-il fait ? Il les a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune ; là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N’était le starchina[1], ce serait à fuir au bout du monde.

— Il me semble cependant qu’aucun de nous n’en vient là : ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.

— Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s’y prend pour faire marcher ses affaires ; est-ce là vraiment une administration rationnelle ? dit le vieux en ayant l’air de se faire gloire du mot rationnel.

— Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch ; toute la question est d’aider les paysans à payer les impôts en automne ; ils viennent d’eux-mêmes : « Aide-nous, petit père », et comme ce sont des voisins, on prend pitié d’eux : j’avance le premier tiers de l’impôt en disant : « Attention, enfants : je vous aide, il faut que vous m’aidiez à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner », et nous convenons de tout en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience… »

Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales ; il échangea un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s’adressa au propriétaire à moustaches grises :

« Et comment faut-il faire maintenant, selon vous ?

— Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d’affermer la terre aux paysans ou de partager le produit avec eux ; tout cela est possible, mais il n’en est pas moins certain que la richesse du pays s’en va, avec ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains pour un, elle en rend trois maintenant. L’émancipation a ruiné la Russie. »

Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur ; mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu’elles résultaient de réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de campagne.

« Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire : Prenez les réformes de Pierre, de Catherine, d’Alexandre. Prenez l’histoire européenne elle-même… Et c’est dans la question agronomique surtout qu’il a fallu user d’autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été introduite autrement que par la force ? A-t-on toujours labouré avec la charrue ? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d’autorité, et que les paysans, d’abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous imiter. Maintenant que nos droits n’existent plus, où trouverons-nous cette autorité ? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà comment je comprends les choses.

— Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky ; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d’ouvriers payés ?

— Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant de toute autorité ?

« La voilà, cette force élémentaire », pensa Levine.

— Mais avec vos ouvriers.

— Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu’une chose, se soûler comme une brute, et gâter tout ce qu’il touche : le cheval qu’on lui confie, le harnais neuf de son cheval ; il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu’aux cercles de fer de ses roues, et d’introduire une cheville dans la batteuse pour la mettre hors d’usage. Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal au cœur. Aussi l’agriculture baisse-t-elle visiblement ; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu’on ne la cède aux paysans ; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, elle n’en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique diminue. On aurait pu faire l’émancipation, mais progressivement. »

Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été évitées. Ce plan n’intéressait pas Levine, et il en revint à sa première question avec l’espoir d’amener Swiagesky à s’expliquer.

« Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d’obtenir une exploitation rationnelle.

— Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que l’agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je prétends qu’elle était alors dans un état fort misérable. Nous n’avons jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration ; nous ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.

— La tenue de livres italienne, n’est-ce pas ? dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n’y trouverez pas de bénéfice.

— Pourquoi embrouiller tout ? Votre misérable batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d’être poussée en avant.

— Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à votre aise ; mais lorsqu’on a comme moi un fils à l’Université et d’autres au Gymnase, on n’a pas de quoi acheter des percherons.

— Il y a des banques.

— Pour voir ma terre vendue aux enchères ? Merci. »

Levine intervint dans le débat.

« Cette question de progrès agricole m’occupe beaucoup ; j’ai le moyen de risquer de l’argent en améliorations, mais jusqu’ici elles ne me représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles peuvent servir.

— Voilà qui est vrai ! confirma le vieux propriétaire avec un rire satisfait.

— Et je ne suis pas le seul, continua Levine ; j’en appelle à tous ceux qui ont fait des essais comme moi : à de rares exceptions près, ils sont tous en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content ? » demanda-t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l’embarras que lui causait cette tentative de sonder le fond de sa pensée.

Ce n’était pas de bonne guerre ; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé à Levine qu’un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500 roubles, s’était chargé d’établir les comptes de leur exploitation, avait constaté une perte de 3000 roubles.

Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine ; il savait évidemment à quoi s’en tenir sur le rendement des terres de son voisin.

« Le résultat peut n’être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital rentre dans la terre afin d’augmenter la rente.

— La rente ! s’écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, où le capital qu’on met dans la terre se paye, mais chez nous il n’en est rien.

— La rente doit exister cependant. C’est une loi.

— Alors c’est que nous sommes hors la loi ; pour nous, ce mot de rente n’explique et n’éclaircit rien ; au contraire, il embrouille tout ; dites-moi comment la rente…

— Ne prendriez-vous pas du lait caillé ? Macha, envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme ; les framboises durent longtemps cette année. »

Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu’il venait de clore la discussion, tandis que Levine supposait qu’elle commençait seulement.

Levine continua à causer avec le vieux propriétaire ; il chercha à lui prouver que tout le mal venait de ce qu’on ne tenait aucun compte du tempérament même de l’ouvrier, de ses usages, de ses tendances traditionnelles ; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d’un autre, et tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan russe était une brute qu’on ne pouvait faire agir qu’avec le bâton, et le libéralisme de l’époque avait eu le tort d’échanger cet instrument utile contre une nuée d’avocats.

« Pourquoi pensez-vous qu’on ne puisse pas arriver à un équilibre qui utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives ? lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question.

— Avec le Russe, cela ne sera jamais : il faut l’autorité, s’obstina à répéter le vieux propriétaire.

— Mais où voulez-vous qu’on aille découvrir de nouvelles conditions de travail ? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du lait caillé et fumé une cigarette. N’avons-nous pas la commune avec la caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d’ailleurs tombe peu à peu de lui-même ? Et maintenant que le servage est aboli, n’avons-nous pas toutes les formes du travail libre, l’ouvrier à l’année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là ?

— Mais l’Europe elle-même est mécontente de ces formes !

— Oui, elle en cherche d’autres et peut-être en trouvera-t-elle.

— Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté ?

— Parce que c’est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés, nous n’avons qu’à les appliquer.

— Mais s’ils ne conviennent pas à notre pays, s’ils lui sont nuisibles ? » dit Levine.

Swiagesky reprit son air effrayé.

« Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l’Europe ? Connaissez-vous tous les travaux qu’on a faits en Europe sur la question ouvrière ?

— Peu.

— C’est une question qui occupe les meilleurs esprits ; elle a produit une littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus avancé de tous, Mulhausen…, vous connaissez tout cela.

— J’en ai une idée très vague.

— C’est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions m’ont intéressé, et puisqu’elles vous intéressent aussi, vous devriez vous en occuper.

— À quoi ont-ils tous abouti ?

— Pardon… » les propriétaires s’étaient levés, et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale où il s’obstinait en voulant sonder le fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.

  1. L’ancien, élu tous les trois ans par la commune dont il est le chef.