Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 12

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 452-457).


CHAPITRE XII


La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient le village ; la jeune femme jeta son râteau sur la charrette, et alla d’un pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes, le râteau sur l’épaule, joyeuses et animées, commencèrent à chanter ; l’une d’elles entonna d’une voix rude et un peu sauvage une chanson que d’autres voix, fraîches et jeunes, reprirent en chœur.

Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage gros d’une joie bruyante, prêt à l’envelopper, à l’enlever, lui, les meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs lointains, tout lui parut s’animer et s’agiter. Cette gaieté lui faisait envie ; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.

La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse physique, de l’espèce d’hostilité qui existait entre lui et ce monde de paysans.

Ces mêmes hommes avec lesquels il s’était querellé, et auxquels, si leur intention n’était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir ; cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. C’étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette vie laborieuse avait tenté Levine ; mais aujourd’hui, sous l’impression que lui avait causée la vue d’Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que jamais le désir d’échanger l’existence oisive, artificielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces paysans, qu’il trouvait belle, simple et pure.

Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s’installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d’été.

Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur longue journée de travail n’avait laissé d’autre trace que la gaieté. Un peu avant l’aurore, il se fit un grand silence. On n’entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s’ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s’aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.

« Eh bien, que vais-je faire ? Et comment réaliser mon projet ? » se dit-il en cherchant à donner une forme aux pensées qui l’avaient occupé pendant cette courte veillée.

D’abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d’esprit et le calme qu’il ne connaissait plus. Restait la question principale : comment opérer la transition de sa vie actuelle à l’autre ? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s’imposer un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d’une commune… Comment réaliser tout cela ?

« Au surplus, se dit-il, n’ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes ; une seule chose est certaine, c’est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d’autrefois ne sont que folie ; ce que je veux sera plus simple et meilleur. — Que c’est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond nacré d’une coquille ; que tout, dans cette charmante nuit, est charmant ! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former ? J’ai regardé le ciel tout à l’heure, et n’y ai vu que deux bandes blanches ! Ainsi se sont transformées, sans que j’en eusse conscience, les idées que j’avais sur la vie. »

Il quitta la prairie et s’achemina le long de la grand’route vers le village. Un vent frais s’élevait ; tout prenait, à ce moment qui précède l’aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.

Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds ; une clochette tinta dans le lointain. « C’est quelque voiture qui passe », se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand’route, il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik[1] adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.

Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu’elle pouvait contenir.

Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage ; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l’aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître, deux yeux limpides s’étaient arrêtés sur lui ; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s’y tromper : ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la lumière de la vie et sa propre raison d’être. C’était elle. C’était Kitty.

Il comprit qu’elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu’il avait prises, les agitations de sa nuit d’insomnie, tout s’évanouit. L’idée d’épouser une paysanne lui fit horreur. Là, dans cette voiture qui s’éloignait, était la réponse à l’énigme de l’existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre ; à peine le son des clochettes venait-il jusqu’à lui ; il reconnut, aux aboiements des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu’il avait admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit : rien n’y rappelait plus les teintes d’une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s’était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et d’un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à son regard interrogateur.

« Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, je n’y puis plus revenir. C’est elle que j’aime. »

  1. Postillon.