Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 33

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 373-379).


CHAPITRE XXXIII


Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses relations avec cette dame et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son chagrin.

Elle apprit qu’en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion, mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait pratiquée depuis l’enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux vêpres, à la Maison des Veuves, où l’on rencontrait des connaissances, et à apprendre par cœur des textes slavons avec un prêtre de la paroisse. C’était une religion élevée, mystique, liée aux sentiments les plus purs, et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour.

Kitty apprit tout cela autrement qu’en paroles. Mme Stahl lui parlait comme à une aimable enfant qu’on admire, ainsi qu’un souvenir de jeunesse, et ne fit allusion qu’une seule fois aux consolations qu’apportent la foi et l’amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n’en connaît pas d’insignifiantes ; puis aussitôt elle changea de conversation ; mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards célestes, comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire qu’elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait « ce qui était important », et ce qu’elle avait ignoré jusque-là.

Cependant, quelle que fût l’élévation de nature de Mme Stahl, quelque touchante que fût son histoire, Kitty remarquait involontairement certains traits de caractère qui l’affligeaient. Un jour, par exemple, qu’il fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement : c’était contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait son visage soigneusement dans l’ombre d’un abat-jour, et souriait d’une façon singulière. Ces deux observations, bien que fort insignifiantes, lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl ; Varinka, en revanche, seule, sans famille, sans amis, n’espérant rien, ne regrettant rien après sa triste déception, lui semblait une perfection. C’était par Varinka qu’elle apprenait qu’il fallait s’oublier et aimer son prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu’elle voulait l’être. Et une fois qu’elle l’eut compris, Kitty ne se contenta plus d’admirer, mais se donna de tout son cœur à la vie nouvelle qui s’ouvrait devant elle. D’après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et d’autres personnes qu’elle lui nomma, Kitty se traça un plan d’existence ; elle décida que, à l’exemple d’Aline, la nièce de Mme Stahl, dont Varinka l’entretenait souvent, elle rechercherait les pauvres, n’importe où elle se trouverait, qu’elle les aiderait de son mieux, qu’elle distribuerait des Évangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux criminels : cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle faisait ces rêves en secret, sans les communiquer à sa mère, ni même à son amie.

Au reste, en attendant le moment d’exécuter ses plans sur une échelle plus vaste, il ne fut pas difficile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en pratique ; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas : elle fit comme Varinka.

La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l’influence de ses engouements, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que Kitty imitait non seulement dans ses bonnes œuvres, mais presque dans sa façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépendante de l’influence exercée par ses amies.

Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl : ce que jamais elle n’avait fait jusque-là ; elle évitait toute relation mondaine, s’occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la famille d’un pauvre peintre malade nommé Pétrof.

La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les fonctions de sœur de charité. La princesse n’y voyait aucun inconvénient, et s’y opposait d’autant moins que la femme de Pétrof était une personne très convenable, et qu’un jour la Fürstin, remarquant la beauté de Kitty, en avait fait l’éloge, l’appelant un « ange consolateur ». Tout aurait été pour le mieux si la princesse n’avait redouté l’exagération dans laquelle sa fille risquait de tomber.

« Il ne faut rien outrer », lui disait-elle en français.

La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de son cœur si, en fait de charité, on peut jamais dépasser la mesure dans une religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait la princesse, plus encore que cette tendance à l’exagération, c’était de sentir que Kitty ne lui ouvrait pas complètement son cœur. Le fait est que Kitty faisait un secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non qu’elle manquât d’affection ou de respect pour elle, mais simplement parce qu’elle était sa mère, et qu’il lui eût été plus facile de s’ouvrir à une étrangère qu’à elle.

« Il me semble qu’il y a quelque temps que nous n’avons vu Anna Pavlovna, dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l’ai invitée à venir, mais elle m’a semblé contrariée.

— Je n’ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitty en rougissant subitement.

— Tu n’as pas été chez elle ces jours-ci ?

— Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty.

— Je n’y vois pas d’obstacle », répondit la princesse, remarquant le trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause.

Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu’Anna Pavlovna renonçait à l’excursion projetée pour le lendemain ; la princesse s’aperçut que Kitty rougissait encore.

« Kitty, ne s’est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof ? lui demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé d’envoyer les enfants et de venir eux-mêmes ? »

Kitty répondit qu’il ne s’était rien passé et qu’elle ne comprenait pas pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai ; mais si elle ne connaissait pas les causes du changement survenu en Mme Pétrof, elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu’elle n’osait pas avouer à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et pénible de se tromper.

Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient les uns après les autres : elle se rappelait la joie naïve qui se peignait sur le bon visage tout rond d’Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres ; leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le détacher d’un travail qui lui était défendu, à l’emmener promener ; l’attachement du plus jeune des enfants, qui l’appelait « ma Kitty », et ne voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors ! Puis elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur regard interrogateur, dont elle avait eu peur d’abord ; ses efforts maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui : elle se souvint de la peine qu’elle avait eue à vaincre la répugnance qu’il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu’elle se donnait pour trouver un sujet de conversation.

Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la regardait, de l’étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au début, puis remplacé par celui du contentement d’elle-même et de sa charité. Tout cela n’avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n’abordait plus Kitty qu’avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari. Pouvait-il être possible que la joie touchante du malade à son approche fût la cause du refroidissement d’Anna Pavlovna ?

« Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna m’a dit avant-hier d’un air contrarié : « Eh bien ! voilà qu’il n’a pas voulu prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu’il fût très affaibli. » Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le plaid ; c’était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service d’une façon étrange, et m’a tant remerciée que j’en étais mal à l’aise ; et ce portrait de moi qu’il a si bien réussi ; mais surtout ce regard triste et tendre ! Oui, oui, c’est bien cela ! se répéta Kitty avec effroi ; mais cela ne peut être, ne doit pas être ! Il est si digne de pitié ! » ajouta-t-elle intérieurement.

Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nouvelle vie.