Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 30

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 358-362).


CHAPITRE XXX


Partout où des hommes se réunissent, et dans la petite ville d’eaux allemande choisie par les Cherbatzky comme ailleurs, il se forme une espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place ; de même qu’une gouttelette d’eau exposée au froid prend invariablement, et pour toujours, une certaine forme cristalline, de même chaque nouveau baigneur se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la société.

Fürst Cherbatsky sammt Gemahlin und Tochter se cristallisèrent immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale, de par l’appartement qu’ils occupèrent, leur nom et les relations qu’ils firent.

Ce travail de stratification s’était opéré d’autant plus sérieusement cette année, qu’une véritable Fürstin allemande honorait les eaux de sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d’une toilette très simple, c’est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit une profonde et gracieuse révérence à la grande dame.

« J’espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli visage. » Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d’une façon définitive.

Ils firent la connaissance d’un lord anglais et de sa famille, d’une Gräfin allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d’un savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa sœur.

Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de baigneurs russes ; c’étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui déplaisait à Kitty parce qu’elle aussi était malade d’un amour contrarié, et un colonel moscovite qu’elle avait toujours vu en uniforme, et que ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver souverainement ridicule. Cette société parut d’autant plus insupportable à Kitty qu’on ne pouvait s’en débarrasser.

Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad, elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues qu’elle rencontrait ; sa nature la portait à voir tout le monde en beau, aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu’elle s’amusait à deviner étaient-elles empreintes d’une bienveillance exagérée.

Une des personnes qui lui inspirèrent l’intérêt le plus vif fut une jeune fille venue aux eaux avec une dame russe qu’on nommait Mme Stahl, et qu’on disait appartenir à une haute noblesse.

Cette dame, fort malade, n’apparaissait que rarement, traînée dans une petite voiture ; la princesse assurait qu’elle se tenait à l’écart par orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, elle s’occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres personnes sérieusement malades.

Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu’elle ne la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée ; une irrésistible sympathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards se rencontraient, elle s’imaginait lui plaire aussi.

Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse : elle paraissait aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trouvait jolie en analysant ses traits et elle aurait passé pour bien faite si sa tête n’eût été trop forte et sa maigreur trop grande ; mais elle ne devait pas plaire aux hommes ; elle faisait penser à une belle fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans parfum.

Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et n’avait pas de loisirs pour s’occuper de choses futiles ; l’exemple de cette vie occupée faisait penser à Kitty qu’elle trouverait, en l’imitant, ce qu’elle cherchait avec douleur : un intérêt, un sentiment de dignité personnelle, qui n’eût plus rien de commun avec ces relations mondaines de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une flétrissure ; plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait la connaître, persuadée qu’elle était de trouver en elle une créature parfaite.

Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours dire : « Qui êtes-vous ? Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant un être charmant ? Mais, ajoutait le regard, je n’aurai pas l’indiscrétion de solliciter votre amitié : je me contente de vous admirer et de vous aimer ! — Moi aussi, je vous aime et je vous trouve charmante, répondait le regard de l’inconnue, et je vous aimerais plus encore si j’en avais le temps », et réellement elle était toujours occupée. Tantôt c’étaient les enfants d’une famille russe qu’elle ramenait du bain, tantôt un malade qu’il fallait envelopper d’un plaid, un autre qu’elle s’évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisseries qu’elle venait acheter pour l’un ou l’autre de ses protégés.

Un matin, bientôt après l’arrivée des Cherbatzky, on vit apparaître un couple qui devint l’objet d’une attention peu bienveillante.

L’homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux noirs, tout à la fois naïfs et effrayants ; il portait un vieux paletot trop court ; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et d’une physionomie très douce.

Kitty les reconnut aussitôt pour des Russes, et déjà son imagination ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna ; elle mit fin au roman de sa fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme.

Le fait qu’il fût le frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire dans ses grands yeux, qui la suivaient avec obstination, des sentiments ironiques et malveillants.

Elle évitait autant que possible de le rencontrer.