Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 28

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 346-352).


CHAPITRE XXVIII


Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait réunie ; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s’avancer vers le pavillon, répondant avec une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipathiques.

« Rien qu’ambition, que rage de succès : c’est tout ce que contient son âme, pensait-elle ; quant aux vues élevées, à l’amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but : rien de plus. »

On voyait, d’après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu’il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d’ombrelles. Anna comprit qu’il la cherchait, mais eut l’air de ne pas s’en apercevoir.

« Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme ? la voici. »

Il sourit de son sourire glacial.

« Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis », répondit-il en approchant du pavillon.

Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes.

Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon ; Alexis Alexandrovitch, qui l’estimait beaucoup, l’aborda, et ils se mirent à causer.

C’était entre deux courses ; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.

Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.

Lorsque la course d’obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux ; elle le vit s’approcher de son cheval, puis le monter ; la voix de son mari s’élevait toujours jusqu’à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.

« Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout ; que peut-il éprouver, s’il est capable de parler avec cette tranquillité ? J’aurais quelque respect pour lui s’il me tuait, s’il tuait Wronsky. Mais non, ce qu’il préfère à tout, c’est le mensonge, ce sont les convenances. »

Anna ne savait guère ce qu’elle aurait voulu trouver en son mari, et ne comprenait pas que la volubilité d’Alexis Alexandrovitch, qui l’irritait si vivement, n’était que l’expression de son agitation intérieure ; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal ; Karénine, lui aussi, avait besoin de s’étourdir pour étouffer les idées qui l’oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom revenait à chaque instant.

« Le danger, disait-il, est une condition indispensable pour les courses d’officiers ; si l’Angleterre peut montrer dans son histoire des faits d’armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n’en prenons que le côté superficiel.

— Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï : on dit qu’un des officiers s’est enfoncé deux côtes. »

Alexis Alexandrovitch sourit froidement d’un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents.

« J’admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s’agit pas de cela. » Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux :

« N’oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille : cela rentre dans les devoirs militaires ; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de développement.

— Oh ! je n’y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m’émeut trop, n’est-ce pas, Anna ?

— Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j’avais été Romaine, j’aurais assidûment fréquenté le cirque. »

Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même côté.

En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon ; Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut :

« Vous ne courez pas ? lui dit en plaisantant le général.

— Ma course est d’un genre plus difficile », répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le militaire eut l’air de recueillir le mot profond d’un homme d’esprit, et de comprendre la pointe de la sauce[1].

« Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch : celui du spectateur aussi bien que celui de l’acteur, et je conviens que l’amour de ces spectacles est un signe certain d’infériorité dans un public… mais…

— Princesse, un pari ! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch s’adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous ?

— Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.

— Moi pour Wronsky… une paire de gants.

— C’est bon.

— Comme c’est joli… n’est-ce pas ? »

Alexis Alexandrovitch s’était tu pendant qu’on parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt :

« J’en conviens, les jeux virils… »

En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations s’arrêtèrent.

Alexis Alexandrovitch se tut aussi ; chacun se leva pour regarder du côté de la rivière ; comme les courses ne l’intéressaient pas, au lieu de suivre les cavaliers, il parcourut l’assemblée d’un œil distrait ; son regard s’arrêta sur sa femme.

Pâle et grave, rien n’existait pour Anna en dehors de ce qu’elle suivait des yeux ; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karénine se détourna pour examiner d’autres visages de femmes.

« Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l’est tout autant, c’est fort naturel », se dit Alexis Alexandrovitch ; malgré lui, son regard était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur tout ce qu’il voulait ignorer.

À la première chute, celle de Kouzlof, l’émotion fut générale, mais à l’expression triomphante du visage d’Anna il vit bien que celui qu’elle regardait n’était pas tombé.

Lorsqu’un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande barrière, et qu’on le crut tué, un murmure d’effroi passa dans l’assistance ; mais Alexis Alexandrovitch s’aperçut qu’Anna n’avait rien remarqué, et qu’elle avait peine à comprendre l’émotion générale. Il la regardait avec une insistance croissante.

Quelque absorbée qu’elle fût, Anna sentit le regard froid de son mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d’un air interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.

« Tout m’est égal », semblait-elle dire ; et elle ne quitta plus sa lorgnette.

La course fut malheureuse : sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l’émotion devint d’autant plus vive que l’empereur témoigna son mécontentement.

  1. Les mots en italique sont en français dans le texte.