Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 7

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 40-43).


CHAPITRE VII


Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s’était arrêté chez son demi-frère, Kosnichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout et de lui demander conseil ; mais son frère n’était pas seul. Il causait avec un célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclaircir un malentendu survenu entre eux au sujet d’une question scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme ; Serge Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur les concessions trop larges qu’il faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s’expliquer lui-même. La conversation roulait sur la question à la mode : Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et physiologiques dans les actions de l’homme, et où se trouve cette limite ?

Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui lui était habituel et, après l’avoir présenté au professeur, continua l’entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit, s’arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la conversation sans lui accorder aucune attention. Levine s’assit en attendant son départ et s’intéressa bientôt au sujet de la discussion. Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait lus en y prenant l’intérêt général qu’un homme qui a étudié les sciences naturelles à l’Université peut prendre au développement de ces sciences ; jamais il n’avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur l’origine de l’homme, sur l’action réflexe, la biologie, la sociologie, et celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.

Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles qui touchaient à l’âme ; par moments il croyait qu’ils allaient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois qu’ils en approchaient, c’était pour s’en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s’enfoncer dans le domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des citations, des allusions, des renvois aux autorités, et c’est à peine s’il pouvait les comprendre.

« Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde extérieur dérive uniquement de mes sensations. Le principe de toute connaissance, le sentiment de l’être, de l’existence, n’est pas venu par les sens ; il n’existe pas d’organe spécial pour produire cette conception.

— Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la connaissance de votre existence uniquement par suite d’une accumulation de sensations, en un mot, qu’elle n’est que le résultat des sensations. Wurst dit même que là où la sensation n’existe pas, la conscience de l’existence est absente.

— Je dirai au contraire… », répliqua Serge Ivanitch.

Levine remarqua encore une fois qu’au moment de toucher au point capital, selon lui, ils allaient s’en éloigner, et se décida à faire au professeur la question suivante :

« Dans ce cas, si mes sensations n’existent plus, si mon corps est mort, il n’y a plus d’existence possible ? »

Le professeur regarda ce singulier questionneur d’un air contrarié et comme blessé de cette interruption : que voulait cet intrus qui ressemblait plus à un paysan qu’à un philosophe ? Il se tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci n’était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel qui avait suggéré la question ; il répondit en souriant :

« Nous n’avons pas encore le droit de résoudre cette question.

— Nous n’avons pas de données suffisantes, continua le professeur en reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit clairement Pripasof, les sensations sont fondées sur des impressions, nous n’en devons que plus sévèrement distinguer ces deux notions. »

Levine n’écoutait plus et attendit le départ du professeur.