Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 2

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 5-10).


CHAPITRE II


Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire illusion au point de se persuader qu’il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n’être plus amoureux de sa femme, la mère de sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d’une année. Il ne se repentait que d’une chose, de n’avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s’il avait pu prévoir l’effet qu’elles produiraient sur sa femme. Jamais il n’y avait sérieusement réfléchi. Il s’imaginait vaguement qu’elle s’en doutait, qu’elle fermait volontairement les yeux, et trouvait, même que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente ; n’était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée ? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fît remarquer. L’erreur avait été grande ! « C’est terrible, c’est terrible ! » répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. « Et tout allait si bien, nous étions si heureux ! Elle était contente, heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu’il est fâcheux qu’elle ait été institutrice chez nous. Ce n’est pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l’institutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice ! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu’elle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu’il y a de pire, c’est que… comme un fait exprès ! que faire, que faire ? »… De réponse il n’y en avait pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre : vivre au jour le jour, c’est-à-dire s’oublier ; mais, ne pouvant plus retrouver l’oubli dans le sommeil, du moins jusqu’à la nuit suivante, il fallait s’étourdir dans le rêve de la vie.

« Nous verrons plus tard », pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à se lever.

Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira l’air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d’un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s’approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt, portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche ; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.

« A-t-on apporté des papiers du tribunal ? » demanda Stépane Arcadiévitch, prenant le télégramme et s’asseyant devant le miroir.

— Ils sont sur la table », répondit Matvei en jetant un coup d’œil interrogateur et plein de sympathie à son maître ; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé :

« On est venu de chez le loueur de voitures. »

Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir ; ce regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. « Pourquoi dis-tu cela ? » avait l’air de demander Oblonsky.

Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écartées, répondit avec un sourire imperceptible :

« Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d’ici là de ne pas déranger Monsieur inutilement. »

Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré des mots, et son visage s’éclaircit.

« Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l’aide du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.

— Dieu soit béni ! » répondit Matvei d’un ton qui prouvait que, tout comme son maître, il comprenait l’importance de cette nouvelle, — en ce sens qu’Anna Arcadievna, la sœur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.

« Seule ou avec son mari ? » demanda Matvei.

Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s’était emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.

« Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut ?

— Où Daria Alexandrovna l’ordonnera.

— Daria Alexandrovna ? fit Matvei d’un air de doute.

— Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu’elle dira.

— Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement : C’est bien. »

Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l’achèvement de sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main :

« Daria Alexandrovna fait dire qu’elle part. — « Qu’il fasse comme bon lui semblera », a-t-elle dit, — et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la tête ; ses yeux seuls souriaient.

Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants ; puis un sourire un peu attendri passa sur son beau visage.

« Qu’en penses-tu, Matvei ? fit-il en hochant la tête.

— Cela ne fait rien, monsieur, cela s’arrangera, répondit Matvei.

— Cela s’arrangera ?

— Certainement, monsieur.

— Tu crois ! qui donc est là ? demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le frôlement d’une robe de femme du côté de la porte.

— C’est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.

— Qu’y a-t-il, Matrona ? » demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l’égard de sa femme, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il tristement.

— Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur ; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, c’est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.

— Mais elle ne me recevra pas…

— Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux ; priez Dieu, monsieur, priez Dieu.

— Eh bien, c’est bon, va, dit Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à coup. Donne-moi vite mes affaires », ajouta-t-il en se tournant vers Matvei et en ôtant résolument sa robe de chambre.

Matvei, soufflant sur d’invisibles grains de poussière, tenait la chemise empesée de son maître, et l’en revêtit avec un plaisir évident.