Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 278-284).


XV

— Sais-tu, Kostia, avec qui Serge Ivanovitch a fait le voyage en venant ici ? dit Dolly après avoir donné aux enfants des concombres et du miel — avec Vronskï. Il part en Serbie.

— Et pas tout seul même. Il conduit à son compte un escadron, ajouta Katavassov.

— Ça lui va, dit Lévine. Est-ce que les volontaires partent toujours ? demanda-t-il, en jetant un regard sur Serge Ivanovitch.

Celui-ci ne répondit point ; avec son couteau, doucement il essayait de faire sortir de la tasse de miel une abeille vivante qui s’y trouvait prise.

— Et comment ! Si vous aviez vu ce qui se passait hier à la gare ! dit Katavassov en croquant un morceau de concombre.

— Comment faut-il comprendre cela ? Expliquez-le moi au nom du Christ ! Serge Ivanovitch, où vont tous ces volontaires, contre qui se battent-ils ? demanda le vieux prince, continuant une conversation commencée en l’absence de Lévine.

— Contre les Turcs, répondit Serge Ivanovitch avec un sourire tranquille, en délivrant l’abeille noire de miel et la mettant avec son couteau sur une feuille d’arbuste.

— Qui donc a déclaré la guerre aux Turcs ? Ragozov, la comtesse Lydie Ivanovna avec madame Sthal ?

— Personne n’a déclaré la guerre, mais les hommes compatissent aux souffrances de leur prochain et désirent leur porter secours, dit Serge Ivanovitch.

— Mais le prince ne parle pas de secours, intervint Lévine, défendant son beau-père, il parle de la guerre. Le prince dit que les particuliers ne peuvent prendre part à la guerre sans l’autorisation du gouvernement.

— Kostia, regarde, une abeille ; vraiment nous serons piqués, dit Dolly, chassant une guêpe.

— Ce n’est pas une abeille, c’est une guêpe, dit Lévine.

— Eh bien, quelle est votre théorie ? demanda Katavassov avec un sourire à Lévine, le provoquant à la discussion. Pourquoi les particuliers n’ont-ils pas le droit de partir ?

— Ma théorie est la suivante : la guerre, d’une part, est une œuvre si bestiale, si cruelle, si terrible, que pas un seul individu, je ne dis pas même un seul chrétien, ne doit prendre sur soi la responsabilité de la commencer. Le gouvernement seul le peut, s’il y est provoqué, s’il y est amené inévitablement. D’autre part, d’après la science et le bon sens, dans les affaires d’État, surtout dans la guerre, les citoyens abdiquent leur volonté personnelle…

Serge Ivanovitch et Katavassov, ayant des objections toutes prêtes, se mirent à parler en même temps.

— C’est précisément là le hic, mon cher. Que faire quand le gouvernement ne remplit pas la volonté des citoyens, alors c’est la société qui déclare sa volonté ? dit Katavassov.

Serge Ivanovitch, évidemment, n’approuvait pas cette objection. Aux paroles de Katavassov il fronça les sourcils et prit la question d’un autre côté.

— C’est en vain que tu poses la question ainsi. Ici il n’y a pas déclaration de guerre mais tout simplement l’expression du sentiment humain, chrétien. On tue nos frères, nos coreligionnaires. Eh bien, admettons même que ce ne soient pas des frères, pas des coreligionnaires, mais tout simplement des enfants, des femmes, des vieillards, le sentiment se révolte, les Russes accourent pour leur venir en aide et faire cesser ces horreurs. Imagine-toi que dans la rue tu voies un homme ivre frapper une femme ou un enfant, je pense que tu ne demanderas pas si la guerre est déclarée ou non, tu te jetteras sur lui et défendras la victime.

— Mais je ne le tuerais pas, objecta Lévine.

— Si, tu le tuerais.

— Je ne sais pas. Si je voyais cela je m’abandonnerais sans doute à un mouvement impulsif, cela je ne puis le savoir d’avance. Mais il n’y a pas, il ne peut y avoir un pareil sentiment impulsif pour l’oppression des Slaves.

— Pour toi, peut-être, mais pour les autres il existe, dit Serge Ivanovitch, mécontent et fronçant les sourcils. Dans le peuple vivent les traditions sur les orthodoxes souffrant du joug des impies. Le peuple a appris les souffrances de ses frères, et il commence à se faire entendre.

— Peut-être, répondit évasivement Lévine, mais je ne le vois pas. Je suis peuple moi-même et ne le sens pas.

— Ainsi moi, dit le prince, j’ai vécu à l’étranger, j’ai lu les journaux, et j’avoue qu’avant les horreurs bulgares je ne comprenais nullement pourquoi soudain tous les Russes s’étaient mis à aimer les frères slaves, tandis que moi je n’éprouvais pour eux aucun amour. J’étais très triste. Je me croyais un monstre ou j’attribuais à Carlsbad cette mauvaise influence. Mais en rentrant en Russie, je me suis tranquillisé, j’ai vu qu’il y a beaucoup de gens comme moi qui s’intéressent à la Russie mais non aux frères slaves. Ainsi Constantin.

— Les opinions personnelles ne signifient rien ici, dit Serge Ivanovitch. Il n’y a pas d’opinions personnelles quand toute la Russie, tout le peuple, a exprimé sa volonté.

— Excusez-moi, mais je ne le vois pas. Le peuple ignore tout, dit le prince.

— Non, père ; il sait. Et le dimanche, à l’église ? intervint Dolly… Donne-moi la serviette, dit-elle à un vieux paysan qui, en souriant, regardait les enfants. Ce n’est pas possible que tous…

— Quoi, dimanche, à l’église ?… On a ordonné au prêtre de lire : il a lu. Ils n’ont rien compris ; ils soupiraient comme à chaque sermon, continua le prince. Ensuite on leur a dit qu’on allait faire une quête pour une œuvre sainte et ils ont tiré leur kopek et l’ont donné. Mais pourquoi ? ils l’ignorent.

— Le peuple ne peut l’ignorer. La conscience de ses destinées vit toujours dans le peuple, et, à certaines occasions, comme aujourd’hui, elle se révèle à lui, prononça affirmativement Serge Ivanovitch en regardant le vieux paysan.

Celui-ci, un beau vieillard à la barbe et à l’épaisse chevelure argentées se tenait immobile, une tasse de miel à la main, et regardant ses maîtres affectueusement, tranquillement, du haut de sa grande taille, ne comprenait évidemment rien et ne désirait pas comprendre.

— C’est ça en effet, répondit-il aux paroles de Serge Ivanovitch en hochant gravement la tête.

— Mais voilà, interroge-le. Il ne sait et ne pense rien, dit Lévine. Mikhailitch, as-tu entendu parler de la guerre ?… Tu sais, ce qu’on a lu dans l’église ?… Qu’en penses-tu ? Devons-nous faire la guerre pour les chrétiens ?

— Que pouvons-nous penser ? Alexandre Nicolaievitch, notre empereur, a pensé pour nous, comme il pensera dans toutes les affaires. Il sait mieux… Faut-il apporter encore du pain pour les enfants ? dit-il s’adressant à Daria Alexandrovitch et regardant Gricha qui terminait sa croûte.

— Je n’ai pas besoin d’interroger, dit Serge Ivanovitch ; nous avons vu et voyons des centaines et des centaines d’hommes quitter tout pour collaborer à l’œuvre de justice ; ils arrivent de tous les côtés de la Russie et expriment clairement leur but et leur pensée. Ils nous apportent leur obole ou partent eux-mêmes, disant nettement pourquoi. Que signifie cela ?

— Selon moi, cela signifie, dit Lévine qui commençait à s’échauffer, que parmi quatre-vingt millions d’individus il s’en trouve toujours des centaines, même des dizaines de mille qui ont perdu leur situation, ne sont bons à rien et sont prêts à se joindre à la bande de Pougatchev, à Kiva, en Serbie…

— Moi je te dis que ce ne sont pas des centaines de propres à rien, mais les meilleurs représentants du peuple, repartit Serge Ivanovitch avec une violente irritation, comme s’il dépensait ses derniers arguments. Et les quêtes ? Là c’est déjà tout le peuple, c’est une façon claire d’exprimer sa volonté…

— Le mot peuple est si vague, dit Lévine. Les scribes de village, les maîtres d’école et parmi les paysans un sur mille peut-être, savent de quoi il s’agit. Les autres, quatre-vingt millions, comme Mikhaïlitch, non seulement n’expriment pas leur volonté, mais ne savent même pas à quel propos il leur faut exprimer leur volonté. Quel droit avons-nous donc de dire que c’est la volonté du peuple ?