Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 241-244).


VIII

Depuis qu’à la vue de son frère aimé agonisant Lévine avait envisagé pour la première fois les questions de la vie et de la mort à travers ce qu’il appelait ses nouvelles convictions, qui, imperceptiblement pour lui, dans la période de vingt à trente-quatre ans, avaient remplacé ses croyances d’enfant et d’adolescent, il était horrifié moins devant la mort que devant la vie. En effet, il ignorait d’où elle vient, quel est son but et ce qu’elle est. L’organisme, sa destruction, l’éternité de la matière, la loi de la conservation de l’énergie, le développement, tels étaient les mots qui remplaçaient sa foi ancienne. Ces mots et les idées qui s’y rattachaient étaient excellents pour un but intellectuel mais pour la vie ils ne donnaient rien. Lévine se sentait donc dans la situation d’un homme qui a changé sa pelisse chaude contre un vêtement de mousseline et qui, à la première gelée, s’aperçoit, non par le raisonnement mais par tout son être, qu’il est nu et qu’infailliblement il mourra de froid.

Depuis ce moment, bien que ne s’en rendant pas compte et continuant à vivre comme auparavant, Lévine ne cessait de ressentir cette crainte de son ignorance. En outre, il percevait vaguement que ce qu’il appelait ses convictions était non seulement de l’ignorance mais une orientation de la pensée telle qu’elle lui rendait impossible l’acquisition des connaissances qui lui étaient nécessaires.

Les premiers temps de son mariage, les nouvelles joies et les nouveaux devoirs étouffèrent complètement ces pensées. Mais après les couches de sa femme, quand il vécut à Moscou dans l’oisiveté, une pensée, résolvant la question, se présentait à Lévine de plus en plus fréquemment et avec une ténacité de plus en plus grande.

C’était celle-ci : « Si je n’admets pas la réponse que donne le christianisme aux questions de ma vie, quelles réponses admettrai-je ? » Et dans tout l’arsenal de ses convictions, il ne trouvait pas même un semblant de réponse.

Il était dans la situation d’un homme qui viendrait chercher de quoi manger dans un magasin de jouets ou d’armes.

Malgré lui, inconsciemment, dans chaque livre, dans chaque conversation, dans chaque individu, il cherchait maintenant un rapport quelconque avec ces questions et leur solution.

Ce qui le surprenait et le troublait le plus, c’était que la plupart des hommes de son milieu et de son âge, après avoir remplacé, comme lui, leur ancienne croyance par de nouvelles convictions, ne considéraient nullement cela comme un malheur et paraissaient parfaitement contents et tranquilles. De sorte que, en dehors de la question principale, d’autres encore tourmentaient Lévine : Ces gens étaient-ils sincères ? Mentaient-ils ? Ou peut-être comprenaient-ils autrement que lui, plus clairement, les réponses que la science donne aux questions qui le préoccupaient ? Et il étudiait soigneusement les opinions de ces hommes et les livres qui donnent ces réponses.

La seule certitude qu’il eût acquise depuis que ces questions l’occupaient, c’était qu’il se trompait en supposant, d’après ses souvenirs du milieu universitaire, que la religion avait déjà fini son temps et qu’elle n’existait plus. Tous les honnêtes gens, tous ses proches, croyaient : le vieux prince, Lvov qui lui plaisait tant, Serge Ivanovitch, et toutes les femmes. Sa femme croyait ; lui, dans son enfance, croyait comme les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du peuple russe, tout ce peuple dont la vie lui imposait le plus grand respect.

Un autre résultat était qu’après avoir lu beaucoup de livres il s’était convaincu que les hommes partageant les mêmes convictions que lui, ne pensaient rien d’autre. Sans rien s’expliquer, ils laissaient de côté les questions, sans les réponses desquelles il sentait qu’ils ne pouvaient vivre, et ils tâchaient d’en résoudre qui ne pouvaient nullement les intéresser, celles, par exemple, du développement des organismes, de l’explication mécanique de l’âme, etc.

En outre, pendant les couches de sa femme, il s’était produit quelque chose d’extraordinaire pour lui. Lui, l’incroyant, s’était mis à prier, et tandis qu’il priait il croyait. Mais ces instants passés il n’avait pu revivre le sentiment éprouvé alors.

Il ne pouvait admettre qu’à ce moment il était dans le vrai et que maintenant il se trompait, car dès qu’il commençait à y penser avec calme tout tombait en poussière et il ne pouvait admettre que c’était présentement qu’il était dans l’erreur, car il tenait à son état d’alors, et s’il l’eût reconnu comme un gage de faiblesse, il l’eût certainement flétri. Il était en désaccord douloureux avec lui-même et tendait toutes ses forces morales pour sortir de cet état.