Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 232-236).


VI

Ne sachant pas exactement quand il pourrait quitter Moscou, Serge Ivanovitch n’avait pas télégraphié à son frère pour qu’il vînt l’attendre à la gare.

Lévine n’était pas à la maison quand Katavassov et Koznichev, dans un tarentass loué à la gare, et tout noirs de poussière, s’arrêtèrent vers midi devant le perron de la maison de Pokrovskoïé.

Kitty, assise sur le balcon en compagnie de son père et de sa sœur, reconnut son beau-frère et courut à sa rencontre.

— N’avez-vous pas honte de ne pas prévenir ? dit-elle en tendant la main à Serge Ivanovitch et lui présentant son front.

— Nous sommes très bien arrivés, et ne vous avons pas dérangés, répondit Serge Ivanovitch. Je suis si couvert de poussière que j’ai peur de toucher quelqu’un. J’avais tant d’occupations qu’il m’était difficile de savoir au juste quand je pourrais quitter Moscou. Et chez vous, rien de nouveau ? demanda-t-il en souriant. Vous jouissez du bonheur, loin du mouvement, dans votre doux refuge. Et notre ami Feodor Vassilievitch que voici est enfin venu.

— Mais je ne suis pas nègre. Je vais me laver et je ressemblerai à un homme blanc, dit Katavassov, avec sa façon habituelle de plaisanter, en tendant la main, et montrant dans un sourire ses dents d’autant plus éblouissantes que son visage était plus noir.

— Constantin sera très heureux. Il est allé dans les champs. Il ne doit pas tarder à rentrer.

— Alors il s’occupe toujours à faire valoir ? demanda Katavassov. Nous autres, en ville, nous ne voyons rien en dehors de la guerre serbe ; comment mon ami l’envisage-t-il ? Probablement pas comme les autres ?

— Oh non ! comme tout le monde, répondit Kitty un peu confuse, en regardant Serge Ivanovitch… Je vais l’envoyer chercher. Nous avons un hôte, notre père, qui est arrivé récemment de l’étranger.

Kitty donna l’ordre d’aller chercher Lévine, et conduisit ses hôtes, l’un dans le cabinet de travail, l’autre dans la chambre à coucher de Dolly, pour qu’ils pussent se débarrasser de la poussière dont ils étaient couverts ; puis elle commanda le déjeuner, heureuse de se mouvoir librement après la longue immobilité que lui avait imposée sa grossesse ; elle revint ensuite sur le balcon.

— C’est Serge Ivanovitch et Katavassov, le professeur, dit-elle.

— C’est bien dur par une pareille chaleur, dit le prince.

— Non père, il est charmant, et Kostia l’aime beaucoup, reprit Kitty en souriant et en manière de prière, car elle avait saisi une expression railleuse sur le visage de son père.

— Mais je n’ai rien…

— Va les trouver, ma chérie, dit Kitty à sa sœur, et occupe-les. Ils ont vu Stiva à la gare ; il se porte très bien. Moi, je cours chez Mitia. Je ne lui ai pas donné le sein depuis le thé. Il doit être éveillé, et probablement il crie.

Et sentant la montée du lait, elle se rendit à pas rapides dans la chambre de l’enfant.

Elle n’avait pas à deviner, (son lien avec l’enfant n’était pas encore rompu), elle savait d’une façon certaine, par le mouvement de son lait, que l’enfant avait besoin de nourriture.

Avant même d’arriver à la chambre, elle savait que l’enfant criait. En effet il criait. Elle l’entendit et pressa le pas. Mais plus elle se hâtait, plus il criait. Sa voix était bonne et forte, mais affamée et impatiente.

— Crie-t-il depuis longtemps ? demanda rapidement Kitty, s’asseyant aussitôt sur la chaise et se préparant à donner le sein. — Donnez-le-moi vite. Ah ! nounou, que vous êtes ennuyeuse ! vous attacherez le bonnet après.

L’enfant suffoquait à crier.

— Mais c’est impossible, petite mère, dit Agafia Mikhaïlovna qui se tenait presque toujours dans la chambre de l’enfant. Il faut que tout soit en ordre… Aou ! aou ! chantait-elle à l’enfant sans faire attention à la mère.

La bonne apporta l’enfant à sa mère. Agafia Mikhaïlovna le suivait, le visage tout épanoui de tendresse.

— Il reconnaît ! Il reconnaît ! Je vous jure, Catherine Alexandrovna, qu’il m’a reconnue ! disait Agafia Mikhaïlovna, criant plus fort que l’enfant.

Mais Kitty ne l’écoutait pas. Son impatience augmentait comme celle de l’enfant. Par suite de sa trop grande impatience, l’enfant ne trouvait pas assez vite ce qu’il cherchait et se fâchait.

Enfin, après un cri désespéré et un clappement des lèvres, tout s’arrangea ; aussitôt la mère et l’enfant se sentirent calmes et tous deux se turent.

— Le pauvre petit, il est tout en sueur, chuchota Kitty en tâtant l’enfant. Pourquoi pensez-vous qu’il reconnaît ? ajouta-t-elle en regardant les yeux de l’enfant, qui lui semblaient déjà rusés, ses joues qui se gonflaient d’une façon particulière, sa petite main à la paume rouge avec laquelle il traçait des gestes circulaires. — Ce n’est pas possible, s’il reconnaissait quelqu’un ce serait moi, dit Kitty en réponse à l’affirmation d’Agafia Mikhaïlovna ; et elle sourit.

Elle sourit, car tout en disant qu’il ne pouvait reconnaître, elle sentait par toute son âme que non seulement il reconnaissait Agafia Mikhaïlovna, mais qu’il savait et comprenait beaucoup de choses dont personne ne se doutait et qu’elle-même n’avait commencé à connaître et à comprendre que grâce à lui.

Pour Agafia Mikhaïlovna, pour la bonne, pour le grand-père, même pour le père, Mitia était un être vivant qui n’exigeait que des soins matériels. Mais pour sa mère c’était depuis longtemps un être moral, avec lequel elle avait une foule de rapports moraux.

— Quand il s’éveillera, Dieu permettra et vous verrez vous-même. Dès que je fais ce geste, il s’épanouit, ce petit pigeon ; il s’éclaire comme le jour, disait Agafia Mikhaïlovna.

— Bon, bon, nous verrons, chuchota Kitty. Maintenant, allez ; il s’endort.